ALICE2

N’en déplaise au docteur Chermann, le syndrome d’Alice a été décrit bien avant Lippman, puisqu’il a été rapporté dès 1860 dans les Archives belges de médecine militaire, dans un article signé G. H., qui cite également un autre cas observé par feu le Dr Retsin, médecin des prisons de Bruges.

Monsieur N, simple taxidermiste

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M. P… est doué d’un tempérament plus nerveux que sanguin. Il est pris de fièvre tierce. Un matin, je me rends chez lui, à l’heure habituelle de l’accès (celui-ci ne devait pas se produire, attendu que c’était le jour intercalaire).

– Tiens, H…, me dit le malade du plus loin qu’il me vit, je viens d’éprouver une sensation fort singulière. Je m’étais assoupi. Tout à coup, il me parut que les objets qui m’environnaient prenaient des proportions énormes ; le volume de mes membres était décuplé ; ma couverture de laine ressemblait à un vaste champ de blé ; mes fenêtres dépassaient en étendue les vitraux de Sainte-Gudule, et mon verre à liqueur, dans lequel je bois les drogues amères, avait pris les dimensions de la coupe d’Alexandre.

Puis, un instant après, tout a changé d’aspect. C’était un vrai diorama. Mes mains et mes doigts, plus déliés que ceux d’un enfant qui vient de naître, se perdaient dans l’éloignement ; mes draps étaient devenus plus fins que la batiste, mon verre plus petit qu’un godet et ma fenêtre, métamorphosée en lucarne, semblait un échiquier à l’horizon.

Tout le temps que ces changements à vue s’opéraient, je m’aperçus que les objets que je touchais ne produisaient pas l’impression habituelle. Étonné de cette fantasmagorie, je cachai ma tête sous les draps, appelant à moi ma raison et mon jugement. Quand je rouvris les yeux, tout était rentré dans l’ordre. Il ne me reste plus qu’un grand mal de tête. Dis donc, docteur, qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Et l’auteur de conclure :

« Ne serait-il pas plus conforme à la raison et à la réalité des faits, de rapporter la perversion de la vue et du tact à une seule et même cause, c’est-à-dire à une perturbation fonctionnelle et passagère des centres nerveux ?

Remarquons que la macropie se produit chez des sujets nerveux, affaiblis par quelques jours de diète, souffrant de céphalalgie et sous l’empire de l’éréthisme fébrile. Au moment où le phénomène se manifeste, le malade est assoupi, dans un état voisin du coma-vigile. Observons en outre que, du moment où le malade rappelle fermement sa volonté à lui, le mirage s’évanouit.

Ne vous est-il jamais arrivé, pendant que la fièvre vous brûlait, de voir des fantômes, des spectres vous apparaître ? Pendant la nuit ils étaient blancs, durant le jour ils étaient noirs ; et cependant vous aviez les yeux ouverts. Et quand vous les fermiez, n’avez-vous pas vu des figures étranges, des formes bizarres et effrayantes se présenter, s’approcher, acquérir des proportions gigantesques ; puis s’éloigner, se réduire à des points à peine visibles, pour revenir de nouveau, et ainsi de suite, pendant un temps indéterminé ?

Pourquoi tous ces contrastes ? Parce que l’homme est un animal raisonnable ; parce que la raison consiste essentiellement dans la faculté de comparer, et que la comparaison ne s’exerce que par les contrastes. L’homme compare depuis sa naissance jusqu’à sa mort.

Voyons actuellement ce qui se passe dans les différents cas qui nous occupent. La raison, fatiguée par la maladie, cesse, par moments, de commander aux fonctions de l’entendement. Celles-ci continuent machinalement leur exercice habituel. Seulement, comme elles ne sont plus guidées, elles s’égarent et se livrent à un travail excentrique. »