NEANT

    J’ai vu le Néant, voilà ce qui est certain. Quand je dis vu, il est bien évident, n’est-ce pas, que ce n’est là qu’un verbe imparfaitement approprié…

En m’éveillant, dans une lumière pareille à la lumière sous laquelle s’étaient closes mes paupières, je m’aperçus que je m’étais endormi sur l’Infini. N’étant point coutumier du fait, cela ne laissa pas de me causer un certain étonnement…

Prenant donc mon parti de cette situation, je tournai le dos à l’Infini futur – lequel ne vaut pas la peine qu’on se donnerait à l’explorer – et m’avançai jusqu’à l’extrême bord de l’Infini passé.

Ce fut là que je vis le Néant, du plutôt que mes yeux eurent la… sensation… et encore non : les mots fondent comme des cires au souffle de fournaise émané par ces bouches d’éternité.

Une erreur qui s’est accréditée parmi les hommes consiste à croire que le Néant est un énorme trou noir. Il n’en est rien. Il y a bien un trou, en effet, pourquoi ne pas le reconnaître ? Mais, tout d’abord, il n’est pas aussi énorme qu’on se l’imagine communément et qu’on serait en droit de le désirer : une tête d’épingle le comblerait des milliards et des milliards de fois. Ce n’est même que grâce à mon excellente vue que j’ai dû de ne pas poser le talon dessus en m’avançant. Et pourtant ce trou, peut-être comprendrez-vous comme moi pourquoi – cela ne pouvant s’expliquer – contient tout.

J’allais faire un pas en avant ; l’ordinaire mesquine et sotte vanité humaine me poussait à vouloir mettre ainsi le Néant entre mes deux pieds appuyés chacun sur l’un des deux Infinis dont les extrémités se soudaient à ses bords quand je m’aperçus qu’il n’y avait que des trous.

J’allais marcher sur des trous. Je compris alors – oui, c’est « je compris » qu’il doit falloir dire, – je compris alors le Néant, car en portant mes regards, ainsi que des rayons de lanterne, autour de moi, je ne vis plus que des trous. Il n’y avait plus rien autre chose que cela partout, des trous ! partout, partout des trous !

Et dans ces trous, il y avait de tout, et rien – car j’en voyais le vide – rien ! des mots avec des ailes d’aigle et des dents d’événements broyeurs, des pattes de scorpion avec des têtes de périodes informes et des queues de crimes cachés, des gestes puérils de femmes emmanchés à des trompes d’éléphant portées sur des bouches de mensonges, des sourires d’enfants aux lèvres d’une incidente boiteuse, des dents blanches de prières sur des mâchoires d’appétits qui moulaient des poings de blasphèmes, des musiques divines avec des reins de baleine et des yeux d’ami déloyal, tout un grouillement épais comme d’une multitude de minuscules larves secouées par d’incohérentes, et douloureuses, et grotesques épilepsies – et pourtant rien.

Je me trouvais placé en cette alternative, si je tentais un pas : écraser de la vie ou m’écrouler en un trou. Je ne pouvais pourtant demeurer éternellement en place. Ma résolution fut rapidement prise, car je suis l’homme des décisions immédiates : je partis.

NEANT2

Vous dire quels miracles de sagacité, de patience, de force, de souplesse il me fallut accomplir pour arriver jusqu’ici, je ne le pourrai. Notre hôte m’ayant assuré que son domaine ne contenait que fort peu de néants, je me décidai à demeurer ici.

Je ne me promène d’ailleurs qu’en regardant toujours à mes pieds avec beaucoup d’attention – ce que je ne saurai trop vous recommander de toujours faire, – car j’ai constaté que depuis quelque temps les néants envahissent ce parc, pourtant si charmant. Le meilleur serait, si l’on pouvait résister aux forces naturelles et fuir les hommes, de demeurer immobile malgré les impulsions accoutumées, pour contempler, sans crainte d’y rouler, les trous de vie et de vide qui criblent les deux Infinis et sont le Néant – spectacle unique qu’il me fut donné de voir et dont je comprends maintenant l’éternelle et triste splendeur.

Mais cela, c’est impossible. Je vivrai donc ici désormais, où nul, sauf notre hôte, ne saura qui je suis.

 

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(Théodore Chèse, L’homme qui a vu le Néant et l’homme qui avait perdu une Virgule, in Mercure de France, août 1896)