Montmartre, l’antique et vieux Montmartre, entendons-nous, disparaît chaque jour de plus en plus ; tantôt, par accident, en emportant dans ses dessous, comme sur le plateau d’un théâtre merveilleusement truqué, la chaussée de la rue Tourlaque ou sa première mairie de la Place du Tertre : tantôt, de vieillesse, écrasé sous le poids des années comme la branlante maison de Henri IV, mais le plus souvent sous le pic des démolisseurs, d’une dextérité sans pareille pour faire terrain ras des antiques demeures ou du tohu-bohu des maquis. Plus que les lamentations du prophète sur les ruines de la cité de Dieu, nos larmes sont fertilisantes ; avec la rapidité des générations spontanées, s’ouvrent de larges voies nouvelles et surgissent de banales constructions à sept étages, avec tout le confort moderne. Mais c’est toujours Montmartre, dira-t-on ? De nom, sans doute. Mais ce n’est plus notre antique et vieux Montmartre ! Enfin…
Un coin, le dernier, a cependant conservé tout son caractère, tout son intérêt, pour combien de temps encore ! C’est l’étroit quadrilatère situé au sommet de la Butte, compris entre la rue Caulaincourt et la rue Ravignan, le Moulin de la Galette et le Sacré-Cœur. Les rues y sont pittoresques et accidentées, les maisons, avec leurs figures ridées et couperosées par l’âge, amusantes d’aspect et curieuses par leurs souvenirs. L’une d’elles, à l’aspect quelconque, dont la façade équarrie, nivelée et recrépie se cache modestement derrière une grille garnie de volets, à l’ombre de l’ancien Réservoir de la rue Lepic, est certainement parmi les plus intéressantes, tant par son ancienneté que par le souvenir de ceux qui l’ont successivement occupée. Elle porte le n° 22 de la rue de Norvins. Tous les habitants du quartier la connaissent par son nom ; les cartes postales l’ont maintes fois reproduite : c’est la maison du Docteur Blanche.
Le Docteur Blanche ! Il y a beau temps qu’il a quitté Montmartre, transportant à Passy, « pour cause d’agrandissement, » comme on dit communément, la maison de santé que son expérience et sa sollicitude pour ses malades avaient rendue si florissante. Il est mort depuis plus d’un demi-siècle. Peu importe ! Sa bonté, sa générosité, son désintéressement sont devenus proverbiaux : la tradition s’en est transmise dans les familles, et tant que l’immeuble demeurera debout, le 22 de la rue de Norvins sera la Maison du Docteur Blanche.
Il le fut effectivement pendant vingt-cinq ans, de 1821 à 1846. On admet généralement que le Dr Esprit Blanche en fut le fondateur, et que, fervent adepte des principes de Pinel et d’Esquirol, il appliqua heureusement, l’un des premiers, leur méthode au traitement des maladies mentales. C’est là une erreur que les biographies et les dictionnaires de médecine, n’ont pas peu contribué à entretenir. Lorsque le Dr Esprit Blanche, tout jeune médecin, arriva de Rouen, pour s’installer à Montmartre, dans l’immeuble dont nous nous occupons et qui portait alors le n° 4 de la rue Traînée, un médecin déjà renommé, le Dr Prost, y avait organisé depuis tantôt une vingtaine d’années une maison de santé, spécialement consacrée aux aliénés auxquels il appliquait, suivant les mêmes principes, les mêmes modes de traitement. Les recherches sur les origines de propriété antérieure de la maison de la rue de Norvins, que nous allons reprendre en détails, entraînent fatalement à la constatation de ce fait. Le Dr Blanche ne fut ni créateur ni fondateur. Il n’en fut pas moins grand médecin et remarquable spécialiste. Cela ne diminue en rien les mérites du savant et n’amoindrit en aucune façon la personnalité de cet homme de bien devant lequel il ne faut s’incliner qu’avec respect.
Le 4 de la rue Traînée, jusqu’à l’arrivée du Dr Esprit Blanche, même pendant l’occupation du Dr Prost, conserva, durant un demi-siècle, le nom d’un de ses anciens propriétaires. On l’appelait la Folie Cendrin ou Sandrin, ou maison des Rochers.
Folie !… Peut-être était-ce une de ces petites maisons discrètes, fort à la mode au XVIIIe siècle et que M. Capon a si heureusement fait revivre, dans lesquelles les grands seigneurs de l’époque, avec une incomparable élégance et un luxe échevelé, avaient habilement su combiner bons soupers, bon gîte et le reste. Toutefois, ce qui se pratiquait aisément aux Porcherons, à Chaillot ou à Popincourt était d’une réalisation bien difficile dans un quartier aussi perdu et d’un accès si difficile. Peut-être aussi était-ce – sub foliis – un de ces paradoux délicieux, sous les épaisses frondaisons duquel il était loisible, dans la solitude et le recueillement, de rester en extase devant les beautés de la nature, de fixer l’incomparable féerie des ciels fugitifs, de lancer des ballades à la lune ou de rimer aux étoiles ? C’est peu probable, car rien ne permet de découvrir dans le sieur Cendrin ou Sandrin – ce ne sont que des conjectures, puisque nous ignorons à peu près tout de lui – l’étoffe d’un grand seigneur, le tempérament d’un artiste ou l’âme d’un poète. Sa seule noblesse était d’être quelque peu marquis de Carabas de l’endroit ; nous retrouvons, en effet, son nom fréquemment répété comme important propriétaire et possesseur de nombreux lopins de terre.
Folie !… C’en était une sans doute, de s’être rendu acquéreur en l’audience du 12 mars 1774, de cette propriété, d’une contenance d’un arpent et demi environ, comprenant maison, remise, jardins et bosquets, limitée à droite et par derrière sur le chemin qui conduit de Montmartre à Saint-Denis, à gauche sur une petite voye conduisant au même lieu et par devant sur la rue de Paris, de l’avoir enclose de murs solides et environnée de tous côtés de forts éperons, et surtout d’avoir dépensé sans compter pour aménager d’une façon confortable et même somptueuse le corps de logis principal servant d’habitation. Il suffit d’examiner les plans, peintures ou dessins qui nous en restent, pour se rendre compte de l’importance inusitée de cette propriété perdue dans ce coin agreste et champêtre, détonant par son apparence riche et cossue avec la simplicité modeste des demeures environnantes.
On peut se faire une idée de ce qu’avait pu devenir cette demeure pendant les vingt années que le sieur Cendrin y mena une existence paisible ou dévergondée – la chronique est muette à cet égard – par la description qui en fut faite, lorsque vers 1795, le sieur Pruneau, marchand de vins, demeurant à Paris, rue d’Orléans Honoré, en devint propriétaire.
Elle consistait en un grand corps de logis, élevé sur caves, d’environ vingt-cinq mètres, trois portes d’entrée dont deux petites et une grande porte-cochère, une grande cour devant ladite maison, fermée par une grande grille de fer ; ladite maison était éclairée au midi par vingt-sept croisées de face et par le même nombre au nord et par quatre au couchant : toutes les croisées étaient garnies de persiennes en bois de chêne. Le rez-de-chaussée comprenait un grand salon de compagnie, boudoir, salle de billard, salle à manger, grande cuisine et office. Le premier étage était composé de neuf pièces de plain pied, et d’une grande cuisine : huit glaces ornaient les cheminées desdites pièces ; deux beaux escaliers dans chaque bout faisaient communiquer le rez-de-chaussée et le premier étage. Neuf pièces de plain pied constituaient le second étage. De grands greniers régnaient au-dessus des appartements ; au-dessus de l’entablement existait un filet de balustre crolière (?) en pierre de St-Leu ; une gouttière en plomb conduisait les eaux dans un réservoir aussi en plomb : la totalité de la maison était couverte en tuiles. Le jardin, de la contenance d’un hectare environ, clos de murs, était planté d’arbres fruitiers, d’arbustes et garni d’espaliers.
Telle était la propriété, lorsque, dix ans plus tard – le siècle, le dix-neuvième, avait environ cinq ans, – le Docteur Prost s’en rendit acquéreur pour y installer une maison de santé.
Le Dr Pierre-Antoine Prost n’était pas le premier venu. Originaire du département du Rhône, après de solides études docteur en médecine, attaché à l’Hôtel-Dieu de Lyon, membre de la Société de médecine de Paris, de celles de médecine et d’agriculture de Lyon…. il s’était spécialement consacré à l’étude des maladies mentales. L’agencement intérieur de l’immeuble et sa situation merveilleuse lui convenaient en tous points pour y recevoir des pensionnaires.
« Cette maison, disait-il, très spacieuse est peu éloignée de la barrière de Paris. Un jardin fort étendu et des plus agréables, une distribution intérieure des plus convenables, un aspect qui présente les scènes douces et variées de la nature, tout m’a paru se réunir pour le but que je me propose et auquel l’expérience m’a prouvé qu’on n’arrive point si l’on néglige de s’entourer d’un appareil de choses disposées avec intelligence et préparées pour l’usage que les divers états de la maladie prescrivent. »
« Prost, Docteur en médecine, insensés en traitement et autres maladies, à Montmartre, » pouvait-on lire dans l’almanach du Commerce de l’époque. La maison, de fait, était fort et très honorablement connue, sans crainte de la concurrence qui pouvait naître d’un autre établissement sis Place des Abbesses, « Le Petit Bicêtre. » Bâti sur d’anciennes excavations de l’abbaye, il occupait l’emplacement du 7 actuel de la rue de la Vieuville, à côté de l’école de garçons que des craintes d’éboulement fit récemment évacuer. Contrairement à ce que son nom pouvait faire supposer, on y soignait toutes les maladies. Sa notoriété était peu grande, sa clientèle plutôt rare ; son existence fut éphémère.
Le Dr Prost se recommandait, non seulement par la bonne tenue de sa maison et la méthode nouvelle appliquée au traitement des malades, mais encore par une série d’ouvrages fort appréciés basés sur de sérieuses études et fruits de nombreuses observations. Il précéda Broussais dans ses travaux, préparant ainsi le triomphe de la médecine physiologique, sans que jamais toute la justice à laquelle il avait droit lui ait été rendue.
On peut citer de lui :
– La médecine éclairée par l’observation et l’ouverture des corps, 1804, 2 gros vol., in-8°.
– Essai Physiologique sur la sensibilité, un vol. in-8°.
Et surtout :
– Deux coups d’œil physiologiques sur la folie ou Exposé des Causes essentielles de cette maladie, suivi de l’indication des divers procédés de guérison – deux brochures in-8°, parues en 1806 et 1807.
Dans ce dernier travail, le Dr Prost analyse les circonstances qui prédisposent à l’aliénation et celles qui la déterminent et l’entretiennent ; il traite cette maladie sous un point de vue absolument nouveau et fait l’exposition succincte de la méthode qu’il emploie.
À la suite d’études prolongées et de l’exercice d’une pratique constante, il s’est livré à un examen approfondi des lois et des influences des corps : il a puisé les principes de relations secrètes des organes dans l’étude des phénomènes que présente l’ouverture des cadavres. Au lieu de rechercher uniquement les causes organiques de la folie dans le désordre cérébral, il a étudié l’économie animale et remarqué les sympathies réciproques des organes, spécialement entre le cerveau et les organes glanduleux, et il en est arrivé à conclure que les organes du ventre jouent un rôle principal sur les facultés de l’entendement, de la volonté, et sur les passions. C’est ainsi qu’il a été conduit à s’occuper plus particulièrement des aliénés.
« Dans le grand nombre des maisons destinées à recevoir les aliénés, dit-il, il en est quelques-unes où les malades sont traités ; dans beaucoup d’autres, ils n’y sont qu’éloignés de la société, ils n’y reçoivent aucun secours, aucun traitement propre à les arracher à leur triste état. Nous avons vu naguère les malheureuses victimes de la maladie qui occasionne l’aliénation mentale, repoussées par les plus absurdes préjugés et traitées avec l’insouciance et l’impéritie les plus révoltantes.
Grâces en soient rendues à quelques sages amis de l’humanité, le sort de ces malades est changé en beaucoup d’endroits. De nos jours, une doctrine s’est établie, des méthodes ont été suivies : la science en a cherché les règles et une philanthropie éclairée en a dirigé l’application. C’est à MM. Pinel et de Coulmiers, que la reconnaissance publique doit des hommages pour ce bienfait…
Tant de causes morales jettent dans cette déplorable situation ! Tous les extrêmes se réunissent pour donner lieu à la folie, et la folie précipite à son tour sa victime dans tous les extrêmes. L’investigation de ces causes doit souvent être dérobée au malade ; la connaissance qu’il en aurait pourrait en accroître les effets.
Cette maladie présente des phénomènes dont les causes cachées ne se développent qu’à celui qui les recherche avec le calme d’un esprit observateur, dégagé de tout système ; mais ces causes, il n’appartient pas à la médecine seule de les combattre : le traitement moral est quelquefois plus efficace que les secours de l’art. Alors que les documents et les prescriptions de la science n’ont point d’application, la morale et la philanthropie offrent au médecin des moyens dont son cœur peut seul diriger l’emploi. Être médecin n’est donc point assez auprès d’un fou ; il faut être par caractère disposé à cette douce bienveillance qui, ne se démentant jamais, inspire et fixe la confiance du malade et l’amène à faire sans effort ce qui convient à son état.
Je connais donc toutes les difficultés de la tâche que je m’impose, ajoute-t-il, et je l’entreprends avec la confiance que rien de ce qui pourra m’aider à la remplir ne sera négligé par moi. Celui qui se consacre à la direction d’un pareil établissement doit être à la fois le médecin, l’infirmier, l’ami, le consolateur, le confident de ses malades. Toujours au milieu d’eux, les observant, les dirigeant, épiant leurs dispositions secrètes, il doit mettre à profit toutes les circonstances, toutes les actions, tous les mouvements qui, quoiqu’en apparence indifférents, décèlent aux yeux de l’observateur éclairé des causes profondément cachées. »
Ne voilà-t-il pas en quelques lignes la théorie du système de traitement dont le Dr Esprit Blanche ne fit que continuer heureusement l’application ?
Les résultats obtenus, des plus satisfaisants, ne contribuèrent pas peu à établir la juste réputation de la maison du Dr Prost. Parmi les nombreux malades qui y furent traités, il convient de citer notamment Gabriel-Marie-Jean-Baptiste Legouvé. L’auteur du Mérite des femmes y fut conduit à la suite d’une chute dans un saut de loup faite alors qu’il se trouvait dans le parc du château d’Ivry, chez Mme Parny, autrefois Mlle Contat, l’actrice du Théâtre Français ; cet accident avait occasionné une rupture de la clavicule, suivie d’un ébranlement cérébral jugé d’abord sans gravité. La clavicule guérit, mais la tête resta malade. À l’état d’inquiétude et de mélancolie qui l’affligeait vint encore s’ajouter la douleur causée par la mort de sa femme Elisabeth-Adélaïde Sauvan, décédée le 7 septembre 1809, à l’âge de 33 ans.
Ce monde n’était pas digne
de la posséder ;
Elle en est sortie pour en chercher
un meilleur,
fit inscrire Legouvé sur le monument qu’il éleva à la mémoire de sa femme, dans le cimetière du Nord ; ce monument de forme carrée se dressait au milieu d’un petit jardin planté d’arbres et entouré d’une grille en fer ; sur le côté était un banc de pierre. La tête chavirée et le cœur brisé, Legouvé, de la rue Traînée descendant mélancoliquement par le Vieux chemin, venait quotidiennement s’y asseoir. Quelques jours après qu’il eut manqué, pour la première fois, à son pieux pèlerinage, on pouvait lire sur le monument cette inscription fraîchement gravée :
Dans cette même tombe
près d’une épouse chérie
repose
Gabriel-Marie-Jean-Baptiste Legouvé,
Membre de l’Institut National
et de la Légion d’honneur,
décédé le 30 août 1812
Deux ans plus tard, les alliés venaient camper dans la plaine Saint-Denis, le 30 mars 1814. Le général russe comte de Laugeron, à la tête d’un corps d’armée, après s’être emparé d’Aubervilliers, par la route de Saint-Ouen, marchait sur Montmartre, défendu seulement par quelques pièces de canon et quatre cents dragons commandés par un colonel. Le feu de l’ennemi était très meurtrier ; les habitants, pour se soustraire à la pluie d’obus qui les menaçait, s’étaient cachés dans leurs caves. Ce ne fut qu’après plusieurs assauts héroïquement repoussés, que les 8e et 10e corps de l’armée russe occupèrent la Butte. Les pièces d’artillerie tombées au pouvoir de l’ennemi, alors retournées sur Paris, allaient bombarder la capitale, lorsque l’annonce de la capitulation qui venait d’être signée à Belleville, fit cesser les hostilités.
L’armée de Silésie coucha sur ses positions et repartit le lendemain ; l’armée russe, elle, était campée au milieu de la plaine Saint-Denis ; le général de Langeron occupa Montmartre pendant quelques jours avec son état-major ; ses adjudants lui choisirent, comme quartier, la maison la plus élevée et la plus convenable, la maison de santé du Dr Prost, qui leur parut inhabitée. Mais à peine y était-il entré, que le général était entouré par tous les fous de l’établissement ; ceux-ci, dans les accoutrements les plus étranges, lui firent un accueil auquel il était loin de s’attendre ; et ce ne fut pas trop des efforts réunis du général et de la directrice pour faire rentrer les malades dans leurs chambres et ramener l’ordre dans la maison (1).
Si le Dr Prost se montrait plein de mansuétude, de douceur et de bonté avec ses malades et pensionnaires, il n’en était guère de même lorsqu’il s’agissait de ses voisins et de la municipalité de Montmartre. Il lui advint d’avoir, en maintes circonstances, mailles à partir avec ces derniers ; les réclamations s’émoussaient dès qu’elles l’avaient touché ; sa mauvaise volonté et sa force d’inertie résistaient à toutes les enquêtes et à toutes les procédures : comme Fabius, Prost cunctator décourageait les énergies les plus acharnées.
En 1818, le Dr Prost ajoute un corps de logis au bâtiment principal de sa maison ; il paraît qu’aux 2e et 3e étages deux corps de cheminée reposaient sur des poutres de bois et en traversaient même quelques-unes. C’était non seulement contraire aux règlements, mais encore dangereux pour le propriétaire de l’immeuble et ses voisins. Ceux-ci réclament ; le Dr Prost fait la sourde oreille. Ils s’adressent alors au maire, M. Faveret, qui sollicite du préfet du département de la Seine, l’autorisation de se rendre sur place pour constater le fait, d’autant plus grave, dit-il, que « tout incendie est à craindre dans une commune ou l’eau est rare et très éloignée des habitations. » « Ces corps de cheminée sont isolés, riposte le Dr ; je ne m’en servirai qu’en faisant placer des desarneaux avec un tuyau isolé, ce qui garantira de tout danger… cela suffit. Je m’oppose à toute enquête et à toute constatation ; qu’on me laisse en paix… » M. Faveret avise de ce refus le sous-préfet de l’arrondissement de Saint-Denis par lettre du 17 juillet 1818… Et puis, c’est tout. On attendit, sans doute, pour poursuivre que l’accident se produisit : il n’eut pas lieu et rien ne vint rallumer cette affaire.
À la fin de la même année, autres difficultés. Le Dr Prost s’était rendu acquéreur par acte passé devant Me Fournier, notaire à Paris, le 2 mai 1810, d’un terrain voisin de sa propriété, appartenant originairement aux religieuses de Montmartre, au lieu dit le Champ du Palais, en bordure sur le chemin des Moulins. Le tracé de la nouvelle route de Paris par la Barrière Blanche en 1811 et 1812, modifiant le bornage de cet achat, avait englobé une parcelle de terre trop petite pour pouvoir jamais être utilisée, non comprise dans le contrat d’acquisition. La fabrique de Saint-Pierre la revendique. Le Dr Prost refuse, et profite de la circonstance pour solliciter en outre de l’administration le droit de conserver comme clôture et limite de sa propriété le mur que le génie militaire avait fait construire en 1815 pour la défense de Paris, en avant de ce terrain, sur le bord de la nouvelle route.
Cette demande avait été favorablement accueillie. Un arrêté de la préfecture du 30 décembre 1819 autorisa le sieur Prost à laisser subsister ce mur jusqu’à ce qu’il y ait lieu de le faire démolir pour cause de vétusté ou de demande d’alignement.
La fabrique, n’entendant pas de cette oreille, réclama à nouveau. Un arrêté du 1er octobre 1821 la déboutait de sa demande et l’envoyait se pourvoir devant les tribunaux. En 1824, on en était encore aux enquêtes, procès-verbaux et citations… Mais le Docteur Prost n’était plus là : il avait en 1820 quitté Montmartre et cédé sa maison de santé au Docteur Esprit-Sylvestre Blanche.
Celui-ci, originaire de Normandie (2) appartenait à une brillante famille de médecins.
Son père, le Dr Antoine-Louis Blanche-Duparc (3), avait été médecin de la maison des aliénés du département de la Seine-Inférieure, membre et prévôt du collège de Rouen : il fut un ardent propagateur de la vaccine et par de remarquables travaux (4), eut le grand mérite de coopérer à l’expansion de la méthode de Jenner, qui, malgré de décisives expériences faites en 1796, n’avait pénétré en France qu’en 1800.
Le Docteur Antoine-Emmanuel-Pascal Blanche, son frère (5), fut l’un des praticiens les plus distingués et membre de l’académie de Rouen.
Comment vivre dans une telle atmosphère de famille, sans en ressentir brûlamment les effluves ! Esprit Blanche n’eut, du reste, aucune velléité de s’y soustraire. Aussitôt que ses études le lui permirent, il vint à Paris suivre les cours de la Faculté de médecine et manifesta de bonne heure, à l’exemple de son frère, un intérêt tout particulier pour l’étude des maladies mentales. À peine était-il reçu docteur qu’il prenait la direction de la maison de santé de Montmartre. Pourquoi le Dr Prost abandonnait-il l’établissement qu’il avait créé ? Sa situation était-elle si peu prospère que son neveu reçu docteur en 1819, la même année que le Dr Blanche, au lieu de s’en rendre acquéreur, avait préféré s’installer au 22 de la rue St-Lazare ? Les recherches faites à ce sujet sont restées sans résultat. Il n’a pas été non plus possible de savoir ce que le Dr Prost était lui-même devenu jusqu’à sa mort survenue à Paris, le 23 avril 1832.
Les malades en traitement ne s’aperçurent pas du changement de direction : l’intimité de la vie de famille, plus grande encore que par le passé, devint plus étroite. Le Dr Blanche, net et brusque en apparence et au fond d’une patience inlassable et d’une bonté à toutes épreuves, secondé par sa jeune femme (6), un ange de douceur et d’abnégation, aidé par les Dr Prost, Lamide et Lachaize, précieux et dévoués collaborateurs, continua à mettre en pratique les principes préconisés par son prédécesseur. Il s’inquiétait peu d’écrire, mais n’hésita pas à prendre hardiment la plume pour combattre les doctrines irrationnelles et dangereuses du Docteur Leuret.
Deux mémoires furent par lui publiés à cette occasion ; dans le premier : Du danger des rigueurs corporelles dans le traitement de la folie, daté de 1839, il discute pied à pied la théorie émise par son adversaire, lors d’une lecture faite à l’Académie en 1838 : « De deux choses l’une, dit-il, ou vous ne conseillez l’intimidation et les pénibles moyens qu’elle entraîne que comme une ressource accessoire à laquelle la nécessité force quelquefois d’avoir recours ; ou vous la proposez comme un moyen fondamental, comme base du traitement de la folie. Dans le premier cas, vous ne faites que répéter ce qu’on trouve dans tous les ouvrages écrits sur la folie ; dans le second, vous niez que le traitement de cette maladie doive avant tout être moral : vous arrachez alors un des plus beaux fleurons de la couronne scientifique de Pinel, vous avancez en un mot une opinion que repoussent la raison et l’esprit philanthropique de notre époque, et que ne sanctionne ni votre expérience, ni celle de vos confrères. » Le second : De l’État actuel du traitement de la folie en France, paru en 1840, est une réponse au livre du même Dr Leuret intitulé : Du Traitement moral de la folie. Le Dr Blanche arrive à prouver que le Dr Leuret a plutôt fait faire, à l’étude des maladies mentales, un pas en arrière qu’un progrès. Tel fut également l’avis de l’Académie Royale de Médecine qui par l’organe de deux savants, MM. Esquirol et Pariset, se prononça en faveur des vues thérapeutiques du Dr Blanche, déclarant en outre que le système d’intimidation préconisé par le Dr Leuret n’était pas une idée nouvelle, et que prendre une telle idée pour base d’une doctrine générale serait un malheur pour les médecins et les malades (7).
M. J. Mauzin (8) et M. Jacques Arago (9) ont fourni d’amples et précis renseignements sur la Maison du Dr Blanche et quelques malades qui, vers 1830, s’y trouvaient en traitement. Nul ne venait y frapper sans être sûr d’y trouver un accueil cordial et des soins dévoués. Écrivains et artistes y étaient particulièrement bien reçus et choyés, alors même que, sans être terrassés par le surmenage intellectuel ou emportés dans le tourbillon de leurs rêves, ils venaient en amis s’asseoir à la table qui leur était toujours ouverte.
Le plaisir des commensaux de passage n’était pas sans être souvent troublé par l’impression pénible éprouvée à la vue des amis en traitement ou l’appréhension qu’un jour peut-être, l’équilibre des facultés perdu pouvait les amener à leur tour à occuper une place dans cet asile.
Frédéric Soulié, déjeunant une fois chez le Docteur Blanche, lui demanda :
« Comment faites-vous, docteur, pour enfermer les fous que l’on vous désigne ?
– C’est bien simple, répondit le médecin, surtout quand je les connais. Je les rencontre comme par hasard dans la rue… »
Le romancier fronça les sourcils.
« Oui, comme vous m’avez rencontré ce matin, docteur.
– Précisément. Nous causons ; et, sans avoir l’air de rien, je les invite à déjeuner. Ils refusent d’abord. J’insiste. Et je fais si bien qu’ils finissent par accepter.
– Toujours comme moi, reprit Soulié, qui pâlissait visiblement. Et vous les attirez ainsi chez vous ?
– Oui. Et une fois qu’ils y sont, je les retiens pensionnaires… »
Soulié, pour qui la crainte de devenir fou était une hantise, n’en entendit pas davantage, sauta sur son chapeau et prit la fuite (10).
« Dans le monde des lettres et des arts, peut-on lire dans le Livre de Bord d’A. Karr, si quelqu’un devenait fou, était blessé en duel… on commençait par le porter chez Blanche, sans s’inquiéter de savoir comment serait payée la pension – les soins, nous n’en parlons pas : – quelquefois elle était payée par sa famille, quelquefois aussi par un ministère, si le malade était un illustre, quelquefois elle ne l’était pas du tout, et celui qui s’en inquiétait le moins, c’était encore Blanche. »
La réputation de la maison était telle que dans un vaudeville de Théaulon, Gabriel et F. de Courcy, Crouton, chef d’École, représenté le 12 avril 1837 au Théâtre des Variétés, c’est un employé de la maison de santé du Dr Blanche que l’on va immédiatement chercher, pour emmener un des personnages subitement devenu fou… Ce n’était pas une banale réclame, mais bien une légitime popularité.
Et les épaves de tous les mondes, brisées par les tempêtes de la vie, emportées par les remous de cette mer furieuse et implacable qu’est l’existence, venaient échouer lamentablement au seuil de cette hospitalière et bienveillante maison.
C’est madame de la Valette, qui, après un court séjour, eut le bonheur de sortir guérie. C’est le général Travot, entre les mains duquel dans le bois du château de la Chabotterie, près Clisson, tomba Charette, harassé, traqué, fourbu, épuisé par la fièvre et par la faim, perdant son sang, et ne pouvant plus fuir. M. Lenôtre dans son dernier volume de Vieilles maisons, vieux papiers, vient de nous en retracer les émouvantes péripéties. Condamné à mort au retour des Bourbons, le général Travot perdit la raison en apprenant la commutation de sa peine en vingt années de réclusion. Le 7 janvier 1836, on l’inhumait au cimetière Montmartre ; sur sa tombe a été gravée cette phrase extraite du testament de Napoléon à St-Hélène : « Je lègue aux enfants du brave et vertueux général Travot… ». Un buste en bronze rappelle ses traits. Son nom a été donné à une avenue du cimetière.
C’est Monrose, l’excellent artiste de la Comédie Française, le fin, léger, railleur et incomparable valet des répertoires de Marivaux, de Molière et de Beaumarchais : il avait fourni une brillante carrière, toute de succès, et s’était donné corps et âme à son métier qu’il adorait. Ses forces malheureusement le trahirent à la fin et sa mémoire, qu’il avait soumise à d’invraisemblables tours de force, lui fit subitement défaut. Le mal qui le minait, joint à la tristesse de ne pouvoir faire entrer aucun de ses enfants à la Comédie Française dont il était devenu le doyen, compliqué en outre de fièvre et d’insomnie à la suite du chagrin que lui causa la mort de sa femme, le jeta dans une mélancolie abominable. Quelques mois de traitement eurent raison de cette première crise.
Mais un soir qu’à Rouen, il jouait avec Mlle Verneuil, sa camarade du Français, un de ses rôles préférés, sa pauvre cervelle se brouilla tout à coup : prose et vers enchevêtrés, débités sans suite au grand étonnement du parterre, firent croire à ce dernier que l’artiste était en état d’ébriété ; mais lorsqu’il se rendit compte de la cause véritable de cet accident, les murmures et les sifflets avaient fait leur œuvre. Monrose fou, complètement fou, était à grand-peine reconduit à Montmartre chez le Dr Blanche.
Le 7 janvier 1843, avait lieu à la Comédie Française sa représentation de retraite ; Monrose avait tenu absolument à paraître encore une fois dans le Barbier de Séville.
« Le public veut le voir, raconte J. Janin (11) qui, présent à cette sensationnelle soirée, en a conservé le vibrant souvenir. Plus on dit : « Il est malade ! » et plus le parterre répond : « Qu’il paraisse ! » Alors, il reparaît ! à l’instant ou il reparaît, où il va venir, on tremble : le frisson se répand dans la salle. « Pauvre homme ! » dit-on à la fin. Ô miracle ! le voici ! c’est lui, c’est bien lui, c’est le Monrose d’autrefois ! Il chante, il fredonne sa petite chanson ; il compose ses petits vers ; il les écrit sur son genoux : rien ne l’étonne, ou plutôt il se revoit avec joie dans ce monde idéal qui est pour lui le véritable univers. Rien n’est changé. Voici la maison de Bartholo ; voici la jalousie fermée à clef, derrière laquelle étincelle et brille un œil noir. Voici M. le Comte Almaviva lui-même ; et Figaro de rire déjà du Comte ! – C’est bien le rire d’autrefois. Jamais l’épigramme n’a été lancée avec plus de sans-gêne et de bonne humeur. Et maintenant que Monrose s’est reconnu lui-même, laissez-le faire, il n’a plus besoin de personne. Il va donner, ô instinct ! – la vie et le mouvement à toute cette Comédie.
Chacun tremblait pour lui : c’est lui-même qui les rassure tous ; le comte Almaviva se préparait à soutenir Figaro, Figaro rit au nez du Comte. Rosine avait peur, Figaro rassure Rosine. Bartholo et lui-même, Basile, étaient émus, et ils se promettaient bien de ménager leurs brutalités habituelles ; Figaro ne leur en donne pas le temps, il les prend, il les pousse, il les obsède si fort que ceux-ci sont obligés de se défendre. C’est un sauve-qui-peut général, mais c’est l’alerte sauve-qui-peut de la grâce, de l’esprit et de la bonne humeur. Pourtant, il y a dans ce rôle de Figaro des mots qui nous faisaient frémir, ces trois, par exemple, qui terminent le troisième acte : « Il est fou ! il est fou ! il est fou ! » Et comme Monrose les a dits ! chaque fois sa voix s’élevait d’une façon lamentable. C’est le seul moment où ce malheureux artiste ait oublié son rôle de Figaro ; on eût dit, à entendre ce sanglot caché, qu’il allait enfin échapper à ce tour de force inexplicable, affreux…
Expliquez donc ce mystère ? Cet homme qui revient au monde pour trois heures. Cet esprit endormi qui se réveille pour réciter une certaine quantité de bons mots disparus de son crâne, il y a trois ans, et qui vont de nouveau disparaître et pour toujours ! Comment cela se fait-il ?… »
Quelle soirée !… Elle s’acheva pourtant sans incident tragique.
Le Dr Blanche qui veillait dans la coulisse, prêt à intervenir à la moindre défaillance, reprit possession de son malade aussitôt la dernière réplique et le ramena immédiatement à Montmartre. Le malheureux artiste n’en devait plus sortir ; ses forces allèrent s’affaiblissant : il y mourut le 20 avril 1843, à l’âge de 59 ans.
« Cette représentation suprême du Mariage de Figaro par un homme dont la raison était absente, ajoute J. Janin, devait être comptée comme le chef-d’œuvre de la volonté du docteur Blanche ; nous appelions cela son miracle, et, comme il était né à Rouen, nous lui chantions souvent cet hymne qui se chante encore à l’Église de St-Ouen :
Adsis supreme spiritus
In nocte sis lux mentium
Toi seul tu peux calmer cet esprit agité
De ce nuage épais, toi seul est la clarté.
une ode même de Santeuil, traduite en vers, par un poète de Rouen, M. Édouard Neveu, mort l’an de grâce 1852, à l’hôtel Dieu, sur le lit même de Gilbert. »
C’est aussi chez le Dr Blanche, si l’on en croit J. Janin, que mourut une des plus grandes dames de l’ancien empire français, une grande dame qui était un bel esprit et un charmant écrivain.
« Plus tard, et dans la même maison, le fils aîné, l’héritier de ce grand titre gagné sur tous les champs de bataille de l’Empereur, devait suivre sa mère infortunée ! Dans ces lieux, témoins de tant de chutes où tant de rêves ont abouti, est mort à son tour entouré des soins les plus tendres Étienne Becquet ; il avait à peine trente-six ans, il avait lui aussi gardé tout son esprit, il venait d’entrer dans la grande fortune de son père – il est mort sous ce toit bienveillant, en murmurant une ode d’Horace, en guise de prière suprême…
Le Dr Blanche a guéri une jeune femme amoureuse du soleil ! Elle s’éveillait au matin, souriant à son bien-aimé du sourire des anges ; à midi, rien ne manquait à cette fête de son cœur. Peu à peu, quand descendait le crépuscule, elle tombait dans l’anéantissement de la mort. Elle se remettait à parler et à sourire à l’heure où chantait la statue de Memnon ! Le Dr Blanche a guéri cette héliotrope et l’a mariée… »
On sait de quelle tare sont frappés dans leur personne et leur famille ceux que la folie a effleurés de son doigt : aussi le bon Dr Blanche était-il le premier à cacher les noms des malheureux qui étaient morts ou à taire les noms de ceux qui étaient sortis guéris. Quand d’aventure il rencontrait de ces derniers dans les rues, il affectait de ne les point reconnaître, afin de ne pas attirer l’attention sur eux et d’éviter les soupçons.
« Que de poètes, que d’écrivains et combien de philosophes, gémit encore J. Janin, ont invoqué sa science et sa pitié ! Combien de jeunes gens l’ont appelé dans leurs désastres, que de jeunesses perverties par la folie et le zèle du travail, en proie à l’ambition qui tue, ont dû à ce galant homme le rétablissement de leur intelligence ! Il était de sa nature un observateur attentif, prévoyant, très calme et très ferme tout ensemble. Dans cette diversité infinie d’accidents que le cerveau de l’homme… et de la femme peut contenir, il s’attachait surtout à rechercher les accidents qui frappaient les intelligences d’élite, à guérir, à rasséréner les grandes âmes, plus facilement et plus cruellement malades que toutes les autres.
Celui-là donc était le bienvenu chez le Dr Blanche, qui était la victime de l’étude ou des passions, la victime du génie ou du travail ; celui-là était le bienvenu qui succombait sous le fardeau des espérances trompées, de la gloire incomplète et de l’orgueil blessé à mort ! À ces âmes en peine, il accordait tous ses soins, se croyant trop payé et trop récompensé s’il avait retrouvé une lueur sous cette cendre éteinte, une pensée en cette âme blessée à mort, un rêve logique dans cet esprit abandonné à tout le dévergondage de la fantaisie. Hé ! qu’il en a vu mourir et s’éteindre en gémissant, de ces intelligences à part qui sont le tourment des corps qui les subissent.
Jeune encore, le Dr Blanche a vu venir à lui, à demi fous d’épouvante, les vieux poètes de l’Empire épouvantés des premiers bruits de la naissante poésie ; il a vu l’Académie inquiète du Cénacle ; il a vu plus tard le Cénacle, à son tour possédé de cette ambition perverse qui ne veut rien tolérer de tout ce qui s’élève ou se tient debout à côté d’elle ! Aussi, des deux partis des deux armées littéraires, il a recueilli les blessés ; il a ramassé les morts sur le double champ de bataille de la poésie, il a été le témoin affligé de tous les suicides, il a assisté à tous ces duels ; il a vu des hommes amoureux de leur gloire et de leur renommée à ce point qu’ils s’appelaient des dieux et qu’ils se dressaient à eux-mêmes des autels…
Il apaisait, il calmait, il consolait, il relevait, il encourageait son malade. Il le ramenait dans les sentiers connus ; il le traitait comme un père traite son enfant ; et, par tant de bons soins, par tant de bonnes paroles et tant d’exemples dont il avait le secret, il faisait que l’ordre et l’espérance rentraient à la fois dans cette âme et dans cet esprit au désespoir… »
C’est Lassailly, l’auteur des Roueries de Trialph, l’un des plus rares ouvrages de la période romantique, portant sur son titre cette curieuse épigraphe : Ah ! Eh ! Eh ! Hi ! Hi ! Hi ! Oh ! Hu ! Hu ! Hu ! Hu ! Profession de foi par l’auteur. « Lassailly, dont le nez toujours à l’affût des aventures faisait dire : Lassailly est ainsi nommé à cause de celle de son nez, » et dont la vie entière ne fut que la misère en habit à la mode, Lassailly l’éternel amoureux, passant ses matinées à l’Église et ses soirées à l’Opéra en quête d’intrigues avec les femmes du monde, les plus séduisantes et les plus brillantes. « C’était Faust et Werther, et son cœur a fleuri sans trouver de rosée au pays de Voltaire. Il vivait dans le bleu, toujours loin de la terre. » Apollon timbré, l’appelait Sainte-Beuve. « Soit, disait-il ; quiconque n’a pas traversé la folie n’arrive à aucun sommet. » Sur la recommandation de Lamartine et de A. de Vigny, il fut interné par le ministre de l’intérieur, chez le Dr Blanche. Il mourut le 18 juillet 1843 ; ses funérailles eurent lieu aux frais du département.
C’est Antoni Deschamps, moins fou que neurasthénique, comme nous dirions aujourd’hui ; une crise, résultat du surmenage intellectuel causé par sa traduction en vers de La Divine Comédie, l’avait amené à Montmartre : il y resta à demeure, suivant le docteur Blanche à Passy, lorsqu’il y transporta sa maison de santé et ne le quitta qu’en même temps que ce monde en 1869. Son inspiration mélancolique et rêveuse se plaisait dans l’élégie. Ses deux derniers livres de poésie, écrits à Montmartre : Dernières Paroles (1835) et Résignation (1839), sont l’écho de sa détresse morale et physique.
C’est enfin, et surtout, Gérard de Nerval, ce doux et charmant poète, franche et loyale physionomie reflétant à la fois la bonté, l’esprit, la finesse et la candeur, dont l’existence fut une continuelle errance et un rêve d’éternel amour. Ses crises, qui ne duraient guère plus de six mois, allèrent se rapprochant vers la fin de sa vie. Quand il retombait dans sa folie, – quoiqu’il fut plus halluciné que fou, – « il n’était pas comme un autre, raconte A. Houssaye qui fut pour Gérard un ami fidèle de la première à la dernière heure ; c’était tour à tour l’amour de l’infini, l’amour de l’amour. D’ailleurs, on n’a jamais vu passer un fou si aisément de la folie à la sagesse, de la sagesse à la folie ; en outre, dans ses heures nébuleuses, il était soudainement frappé d’une si vive lumière qu’il confondait les esprits les plus subtils.
Ce qu’il faut surtout remarquer, c’est la durée de cette intelligence, tour à tour lumineuse et nocturne ; pendant vingt ans, ce fut le même homme, toujours jeune, toujours vaillant, toujours sur la brèche, passant de la science à la poésie, tantôt philosophe, tantôt amoureux, voyageant à fond de train en Europe et en Asie, en parcourant toutes les routes plus au moins connues de l’infini. »
« J’ai laissé ma folie chez Blanche, » disait-il chaque fois qu’il quittait la maison de santé. Hélas ! le malheureux ! c’était bien sa raison qui s’en allait en lambeaux.
Sans cesse par voies et par chemins, il connaissait mieux que personne les environs de Paris dans leurs plus mystérieux recoins ; ce n’était pas seulement Ermenonville ou Chantilly, Senlis ou Dammartin, c’était Montmartre au sommet duquel il aimait à cacher ses amours de passage, dont il fréquentait les ruelles et les carrières, et qui fut l’heureux prétexte de quelques-unes des plus jolies pages de sa Bohème galante.
C’est en parlant de lui que Champfleury (12) nous donne, de ce quartier pittoresque, un tableau vivant et certainement d’une grande exactitude de détails. Gérard, dit-il, « trouvait sur le revers opposé de la butte de quoi rafraîchir son esprit plus porté vers les petits détails domestiques, la nature riante, les mœurs populaires, les bals publics, le château des Brouillards, le moulin de la Galette. Montmartre est une petite ville de province, à la porte de Paris, quelque chose comme Pontoise. Pas de voitures, pas de police, pas de monde dans les rues tranquilles, de petites habitations entourées de jardins, de petites boutiques qui sentent la province. Chacun a l’air de s’y connaître. Un observateur au regard myope y sent tout son monde sous la main ; on y parle des pompiers, des conseillers municipaux et du maire. Quel est le citoyen de Paris qui s’occupe du maire de son arrondissement ? Les enfants de Montmartre ne ressemblent pas aux enfants de Paris. Ils ont des façons de jouer entre eux qui font penser aux rondes des enfants de province. Pour toutes ces raisons et bien d’autres, Gérard se plaisait dans ce Montmartre particulier, qui n’existera plus demain, et qui avait sa physionomie franche sous Louis Philippe. Il aimait à s’y promener entre les haies en fleurs, voyant passer à côté de lui de vraies grisettes qui, le dimanche et le lundi, vont se balancer à la balançoire du moulin de la Galette. Il écoutait les propos des lessiveuses au lavoir (il y a un lavoir en plein air à Montmartre). Dans ce petit Montmartre, il ne se sentait pas si isolé qu’à Paris, au milieu de la foule fiévreuse, courant à ses plaisirs ou à ses affaires. Comme il parcourait fréquemment le terroir de la commune, il connaissait presque toutes les figures : c’était presque une famille pour le pauvre humoriste.
Il y avait surtout sur le boulevard extérieur, entre la barrière des Martyrs et la barrière Rochechouart, un singulier endroit qu’il affectionnait. C’était une petite boutique noire, dans laquelle on descendait, et qui contenait plus de tonneaux que de buveurs. Le maître de la maison joignait à son commerce de boissons, la fabrique de cannes extravagantes et l’amour de la peinture.
Celui qui est passé par là et qui n’a pas vu la boutique n’a pas d’yeux. Au-dehors sont les cannes les plus tourmentées de la création, en racines bizarres, contournées, pleines de nœuds et de bosses, dont la poignée représente des figures bizarres et fantastiques, avec des yeux d’émail enchâssés dans le bois. La nature et l’art se sont prêtés à ces déviations. Il faut avoir le cerveau bien sain pour se servir de ces cannes grimaçantes qui, dans la main d’un cerveau troublé, doivent communiquer, rien que par le contact, des pensées étranges. La ligne droite de la canne qu’un penseur agite ou promène sur le sable, contribue à activer la pensée ; mais les serpents se repliant sur eux-mêmes avec leur écorce sauvage, la langue frétillante dans la main, ne sont point des cannes d’homme raisonnable. L’étalage du marchand de cannes donnait déjà le vertige et détruisait toute espèce de notions historiques, quand un écriteau accroché au cou d’une de ces cannes monstrueuses et sauvages, annonçait qu’elle avait appartenu au Maréchal de Richelieu. Autant aurait valu affirmer que l’élégant maréchal se servait d’un tomahawk à la cour ! Mais les cannes n’étaient rien en regard des peintures placées au-dehors. Sur plusieurs cartons s’étalaient des dessins de buveurs, en habit bleu de ciel, au nez rouge, qui recevaient invariablement en pleine figure des jets de boissons singulières s’échappant d’une bouteille. D’autres tableaux représentaient d’aimables compagnons se prenant aux cheveux, se cassant des bouteilles sur la tête, le tout dessiné comme par un enfant Joway, avec des couleurs primitives et barbares.
L’intérieur du Cabaret répondait franchement à l’extérieur. Pas de carreaux, mais de la terre battue. Des tables de bois et des bancs de bois. D’un côté, pour mur, de gros tonneaux, sur les ventres desquels étaient collées les peintures naïves, sorties du même pinceau que celles de l’extérieur. Le jour y venait à peine et n’éclairait qu’à regret les boissons alcooliques qu’y prenaient des ouvriers entassés autour de ces petites tables, ne contenant guère plus de sept buveurs. Gérard aimait les endroit bizarres, et celui-là certainement était un des plus singuliers du Paris des barrières. On y débitait je ne sais quel Gin ou quel Tafia ou quel Schidam… et Gérard, un petit verre devant lui, revenait souvent au cabaret, non pour la boisson, mais entraîné fatalement par une sorte de mandragore en racine tordue, qui poussait ses idées au bizarre… Cette mandragore, issue d’une vieille racine de vigne, intéressait démesurément Gérard qui, en descendant des Buttes Montmartre, allait tous les matins lui rendre hommage comme à une idole. L’esprit préoccupé des religions comparées, la tête pleine des singulières divinités qui président à ces différents cultes, Gérard s’imaginait peut-être que cette mandragore, digne de figurer en tête des œuvres d’Hoffmann, renfermait quelque Dieu mystérieux. On était alors sous la République et, aux tiraillements qui se faisaient de part et d’autre, les gens du peuple devenaient défiants. Cet homme en habit noir et en chapeau, qui fréquentait le cabaret sans rien dire et qui avait l’air d’écouter, froissa un jour les buveurs du lieu. – C’est un mouchard, dirent-ils, et ils lui auraient fait un mauvais parti, sans un sculpteur qui, passant devant le cabaret et entendant tout ce bruit, parvint à tirer Gérard d’affaire. »
Depuis longtemps, Gérard poursuivait son idéal d’amour, Jenny Colon qui, d’un petit théâtre des boulevards, était par son talent et sa beauté devenue une des plus brillantes artistes – une grande vedette, dirions-nous aujourd’hui – de l’Opéra-Comique. Mais cette course vaine à la chimère avait exacerbé ses facultés et, le songe s’étant épanché pour lui dans la vie réelle, une cure s’ensuivit nécessitant des soins immédiats. Se trouvant un jour à Montmartre, au coucher du soleil, sur la terrasse d’une maison à l’Italienne appartenant à un de ses amis, il vit une apparition et entendit une voix qui l’appelait. Il s’élança, tomba et resta évanoui de sa chute qui aurait pu le tuer. Il va sans dire qu’on le transporta immédiatement chez le Dr Blanche. C’était le 11 mars 1841.
La saison était superbe, le printemps versait sa gaieté à flots , le poète ne pouvait qu’en ressentir de bienheureux effets : « La maison où je me trouvais, écrivait-il plus tard, située sur une hauteur, avait un vaste jardin planté d’arbres précieux. L’air pur de la colline où elle était située, les premières haleines du printemps, les douceurs d’une société toute sympathique, m’apportaient de longs jours de calme. Les premières feuilles des sycomores me ravissaient par la vivacité de leurs couleurs, semblables aux panaches des coqs de Pharaon. La vue, qui s’étendait au-dessus de la plaine, présentait du matin au soir des horizons charmants, dont les teintes graduées plaisaient à mon imagination. Je peuplais les coteaux et les nuages de figures divines dont il me semblait voir distinctement les formes. »
Il y passa huit mois, huit mois de traitement bienfaisant et de lénifiant repos, correspondant avec ses amis et recevant même leurs visites.
« J’ai appris par Théophile, lui écrivait Francisque Wey (13) que ta santé est bien meilleure et j’en suis aussi joyeux, mon bon Gérard, que j’avais été affligé de ta maladie… Puisque tu as le bonheur de jouir, pour quelques jours encore, d’un repos élyséen, je me chargerai, si tu le veux, moi qui patauge dans la boue des affaires courantes, de tes commissions dont je te rendrai compte avec exactitude. Tu n’as qu’à parler… Je désire, mon cher ami, que tu me donnes de tes nouvelles directement. Tu dois avoir du temps à perdre et des revanches de bavardages à prendre ; fais-moi le plaisir de me gribouiller un peu de papier et de me dire tout ce qui te passera par la tête. J’irai te voir quand tu voudras, car je sais que le convalescent est friand de visites. Après cela, je te plains assez peu. D’abord, tu n’as rien à faire, puis tu es chauffé, nourri et paisible comme un gentilhomme campagnard. Tu vis au milieu d’un tas d’arbres comme une fauvette. Tu dis que tu manges comme un corbeau – et voici que le printemps, survenant à point nommé, tandis que tu es dans tes terres, va t’environner de verdure et de parfums. Reste-là jusqu’aux premières fleurs : tu nous y recevras et nous irons jaser sous l’orme et dans les lilas… »
Antoni Deschamps, disait de lui :
Sage était son discours, ses actes étaient fous !
Fous, ô combien ! Une de ses plus douces et exquises occupations, était de pétrir avec de la terre, la figure de celle qu’il aimait : « Tous les matins, gémissait-il, mon travail est à refaire, car les fous, jaloux de mon bonheur, se plaisent à en détruire l’ouvrage. » Avec des débris de charbon et des morceaux de briques, il traçait sur les portes et sur les murs des dessins extravagants ; avec des sucs de fleurs, il aquarellait des feuilles de papiers : partout, c’était la reine de Saba, Aurélia, Jenny Colon, « sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège. » Tout gravitait autour d’une femme géante, nimbée de sept étoiles, appuyant ses pieds sur le globe où rampe le dragon, et symbolisant à la fois Diane, sainte Rosalie et Jenny Colon. Élucubration d’halluciné.
Il ne sortit de chez le docteur Blanche que le 21 novembre 1841. Voici ce qu’il écrivait à madame Alexandre Dumas, dans une lettre datée du lendemain.
« Ma chère Madame, j’ai rencontré hier Dumas, qui vous écrit aujourd’hui. Il vous dira que j’ai recouvré ce que l’on est convenu d’appeler raison, mais n’en croyez rien. Je suis toujours et j’ai toujours été le même, je m’étonne seulement que l’on m’ait trouvé changé pendant quelques jours du printemps dernier.
L’illusion, le paradoxe, la présomption sont toutes choses ennemies du bons sens dont je n’ai jamais manqué ! Au fond, j’ai fait un rêve très amusant et je le regrette ; j’en suis même à me demander s’il n’était pas plus vrai que ce qui me semble seul explicable et naturel aujourd’hui, mais comme il y a ici des médecins et des commissaires qui veillent à ce qu’on n’étende pas le champ de la poésie aux dépens de la voie publique, on ne m’a laissé sortir et vaquer définitivement parmi les gens raisonnables que lorsque je suis convenu bien formellement d’avoir été malade, ce qui coûtait beaucoup à mon amour-propre, et même à ma véracité. « Avoue ! avoue ! » me criait-on, comme on faisait jadis aux sorciers et aux hérétiques, et, pour en finir, je suis convenu de me laisser classer dans une affection définie par les docteurs, et appelée indifféremment Théomanie ou Démonomanie dans le dictionnaire médical. À l’aide des définitions incluses dans ces deux articles, la science a le droit d’escamoter ou réduire au silence tous les prophètes et voyants prédits par l’apocalypse, dont je me flattais d’être l’un. Mais je me résigne à mon sort, et si je manque à ma prédestination, j’accuserai le docteur Blanche d’avoir subtilisé l’esprit divin. »
Le Dr Blanche a toujours traité Gérard chez lui pour rien, ainsi que l’a dit A. Houssaye, non pas comme un enfant de la maison, mais comme un ami de tous les instants ; par deux fois encore, avant de se lancer dans l’infini des dernières marches du fatal escalier de la rue Vieille-Lanterne, Gérard fut obligé de faire appel aux bons soins de son ami en 1853 et 1854. Mais le Docteur Blanche n’était plus à Montmartre : il occupait depuis 1846, l’ancienne propriété de Mme de Lamballe, superbe demeure entourée d’un parc magnifique en bordure sur le quai de Passy. Son fils, Émile-Antoine, tout jeune lors de l’installation à Montmartre, – puisqu’il était né le 1er octobre 1820, – avait été mis en nourrice chez une brave femme habitant place du Tertre ; dès qu’il eut fini ses études, il suivit les cours de médecine et, aussitôt qu’il fut reçu docteur, seconda son père et devint rapidement pour lui un aide et un collaborateur précieux. Aujourd’hui, père et fils, confondus sous un même nom, jouissent d’une égale et bien méritée réputation.
La bonté de l’excellent docteur Esprit Blanche était sans bornes ; dépassant les limites de sa maison, elle se répandait charitablement dans les familles de la commune : on n’y faisait jamais appel en vain, et la reconnaissance était le plus souvent le paiement des soins qu’il distribuait généreusement autour de lui.
L’Asile de la Providence, qui existe encore aujourd’hui au 77 de la rue des Martyrs, asile pour les vieillards des deux sexes, – dans lequel il y a peu de temps mourait, le 19 février 1909, l’une des plus brillantes reines des bals du Prado, connue sous le nom de Céleste Mogador, devenue Mme Lionel de Moreton, comtesse de Chabrillan, – avait été ouvert le 2 septembre 1804, près et hors la Barrière des Martyrs n° 50, et créé établissement royal et public par ordonnance du Roi, du 14 décembre 1817.
À peine arrivé à Montmartre, le Dr Blanche fut sollicité et accepta d’en devenir le médecin ; chaque année, il présentait un rapport sur l’état des malades, et, le 29 mai 1824, lisait en séance générale le compte rendu suivant, qui donne une idée de ce qu’était cet établissement à cette époque et des services rendus par celui qui avait la charge de veiller sur la santé de ses pensionnaires :
« Mesdames et Messieurs,
J’avais l’espérance de n’avoir à vous annoncer que très peu de décès, puisque, pendant les six premiers mois de l’année, j’avais été assez heureux pour ne perdre aucun de mes malades, résultat assez difficile à obtenir chez des vieillards qui, pour la plupart, offrent peu de ressources et quelquefois peu de bonne volonté. J’ai été bien moins heureux le reste de l’année : dans le mois de janvier, une pensionnaire a succombé à l’âge de 74 ans ; deux ont terminé leur carrière dans le mois de février, cinq dans le mois de mars et deux dans le mois qui va finir.
De tous ces malades, le moins âgé avait 62 ans ; tous les autres avaient depuis 74 jusqu’à 89 ans ; et vous savez, Mesdames et Messieurs, qu’il est impossible à cet âge de prolonger encore une existence déjà usée par les maladies antérieures et les affections morales. Aussi peut-on dire de tous ces pensionnaires qu’ils avaient fini de vivre.
Quoique le nombre des malades que j’ai perdus, depuis un an que j’ai l’honneur d’être médecin de l’asile royal de la Providence, soit déjà assez considérable, je dois vous avouer qu’il eût été plus grand sans l’assistance et le zèle de Mesdames les religieuses ; je ne crois pas qu’il soit possible de recevoir des soins plus affectueux que ceux qui sont donnés aux pensionnaires dans cette maison : tout ce qui est nécessaire, et surtout agréable, leur est accordé avec une générosité sans limites, et administré par ces dames avec les précautions les plus grandes. Aussi, Mesdames et Messieurs, ai-je eu la satisfaction de rendre à la santé un assez grand nombre de malades presque aussi vieux et aussi infirmes que ceux auxquels la Providence a cru devoir mettre un terme à leur existence.
Si l’asile royal de la Providence n’était pas destiné à recevoir des hommes et des femmes déjà accablés sur le poids de l’âge, nous pourrions espérer plus de succès ; mais les seules ressources que nous ayons sont toutes hygiéniques. C’est par un régime bien entendu et tel qu’on le suit dans la maison, que l’on peut espérer de voir diminuer la mortalité.
La position favorable de l’établissement, le vaste jardin destiné à la promenade des malades, l’air vif et pur qu’ils y respirent, leur font trouver sans sortir l’exercice nécessaire à leur âge ; de mon côté, je leur donne tous les soins que leur position réclame, et mets toute mon ambition à justifier, par mes efforts, la confiance dont vous m’avez honoré.
BLANCHE. »
*
Pendant vingt-cinq ans, on put lire dans les almanachs du Commerce de Séb. Bottin, aux « Maisons de Santé et Pensions bourgeoises, » les renseignements suivants :
« Blanche : doct. médecin : établiss. pour les aliénés à Montmartre. Cet établiss. où l’on trouve des bains faits sur le dernier modèle de ceux de la Salpêtrière est tout à fait séparé de la maison de santé et de plaisance, où l’on reçoit malades, convalescents et pensionnaires : bains ord. sulfureux, gélatineux, de vapeur, de sable, etc. comme à Tivoli.
Cette maison est située d’une manière unique sous le rapport de la pureté de l’air et de la beauté du site… »
Puis, c’est le silence. De 1870 à 1875, y végéta une institution de demoiselles sous la direction d’une dame Vve Mathieu ; une fabrique de broderie appartenant à M. Gilbert lui succéda, mais n’eut qu’une existence éphémère et disparut dès l’année suivante. Enfin, il y a une quinzaine d’années, les habitants de la Butte se rappellent avoir vu un docteur Wilkens habiter cet immeuble, occupé aujourd’hui par un Institut normal de jeunes filles, préparant spécialement à l’éducation.
En l’espace de cent ans, la Folie a, pendant un long espace de temps, été maison de fous. L’on y va aujourd’hui, comme en 1870, faire son éducation et apprendre à instruire les autres alors qu’autrefois on vous y amenait quant vous étiez incapable de vous conduire vous-même.
Les maisons, comme les choses, ont leurs destins.
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(1) Revue rétrospective, 1895, p. 352. Mémoires du comte de Langeron : « Au milieu du tumulte de l’assaut, les habitants de Montmartre avaient déserté leurs maisons ou s’étaient cachés dans les caves. Mes adjudants marquèrent mon quartier dans la maison la plus élevée de la ville, où ils ne trouvèrent personne. C’était l’hospice de fous tenu par M. Probst (sic). À peine fus-je entré dans la maison que tous les fous, dans des costumes bizarres, vinrent m’entourer. Je ne pouvais concevoir ce que signifiait toute cette mascarade. Mais la maîtresse de la maison reparut et me pria de l’aider à faire rentrer tous les masques dans leurs chambres, ce que je lui accordai. »
(2) Né à Rouen, le 15 mai 1796.
(3) Né à Courgeron (Orne) le 25 décembre 1753. Mort à Rouen, 3 mars 1816.
(4) Recherches historiques sur l’ancienneté de la vaccine et son application à l’espèce humaine. Rouen, an X (1801), in-8°.
(5) Né le 9 décembre 1785 à Rouen où il est décédé le 24 janvier 1849. Reçu docteur à vingt-deux ans, il créa à Bicêtre, dont il était médecin en chef, un amphithéâtre et des cours de clinique et de médecine. Le succès de ces cours amena, en 1822, la fondation de l’École de médecine de Rouen, où il professa jusqu’à sa mort.
(6) Mlle Marie-Madeleine Bertrand, née le 11 mai 1800, qu’il épousa en 1820.
(7) Les médecins de Paris jugés par leurs œuvres ou statistique scientifique et morale des médecins de Paris, par C. Lachaise de la Berre, docteur en médecine de la faculté de Paris. Paris. Chez l’auteur, 1845, in-8°.
(8) Bulletin de la Société Le Vieux Montmartre, 1887.
(9) Paris ou le Livre des Cent et un. Paris, Ladvocat, 1832, tome IV, p. 197.
(10) La Libre Parole, 10 novembre 1909.
(11) Histoire de la Littérature dramatique, par M. J. Janin, Paris, Michel-Lévy, 1853-1858, volume II, p. 282.
(12) Revue Internationale, 31 mars et 30 avril 1860, Gérard de Nerval, par Champfleury.
(13) Nouvelle Revue Internationale du 15 juin 1894.
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(E. de Crauzat, in Le vieux Montmartre, bulletin de la société d’histoire et d’archéologie des IXe et XVIIIe arrondissements, n° 67-68, janvier-juin 1910)