TABLEFAN

 

UNE TABLE FANTASTIQUE ET DANGEREUSE. – Il est question de produire dans l’Exposition de l’Institut de Franklin, à Philadelphie, une table vraiment fantastique et d’un réalisme effrayant. Cette table se trouve dans le palais Pitti à Florence. Le palais contient les merveilles de la peinture italienne, et il paraît étrange de trouver cette table au milieu des chefs-d’œuvre de l’art. Elle fut fabriquée par Giuseppe Sagatti, qui employa plusieurs années à l’achever. Pour celui qui l’aperçoit, elle paraît un curieux travail de marbres de diverses nuances, car elle ressemble à une pierre polie, et pourtant elle n’est composée que de morceaux de muscles, cœurs et intestins de corps humains. Il a fallu pour la fabriquer une centaine de cadavres.

Cette table est ronde, d’une largeur d’un mètre de diamètre, avec un piédestal et quatre griffes, et le tout est de chair humaine pétrifiée.

Son auteur est mort depuis cinquante ans.

Après avoir passé par les mains de trois propriétaires, dont le dernier s’est suicidé et l’a arrosée de son sang, elle est arrivée au palais Pitti.

Sagatti était parvenu à solidifier les corps en les plongeant dans plusieurs bains minéraux. Il obtenait les cadavres de l’hôpital.

Les intestins servaient pour les ornements du piédestal. Les griffes sont faites avec les cœurs, les foies et les poumons et conservent la couleur de la chair. La table est faite de muscles artistiquement arrangés. Autour, il y a une centaine d’yeux et d’oreilles qui produisent le plus étrange effet. Les yeux, dit-on, semblent vivants et ils vous regardent à quelque point que vous vous placiez. Ce fut le travail le plus difficile de l’artiste. Il fut content de son œuvre et communiqua aux savants sa méthode.

Le dernier propriétaire de cette table, Giacomo Rittaboca, l’avait placée au centre de son salon, et se faisait un plaisir de la montrer aux visiteurs, en disant que c’était l’œuvre d’un sculpteur original ; puis, le soir, il en expliquait la véritable origine.

Une nuit de Noël, il avait réuni quelques amis, et l’on jouait aux cartes sur cette table. Rittaboca perdait, et les yeux de la table le fascinaient ; il était pâle, agité ; enfin, il se leva et marcha à pas pressés, puis vint se rasseoir et perdit encore, distrait par la fixité de ces regards qui le poursuivaient. On voulut le faire changer de place ; on couvrit ces yeux importuns. « C’est inutile, » dit-il, et il raconta à ses amis toute l’histoire de cette table composée de parties humaines. « Ce n’est pas du marbre, dit-il, c’est de la chair, de vrais yeux, de vrais muscles, de véritables cœurs. Voyez ! ils sont encore vivants. Ces yeux vous parlent, je ne puis les supporter ; ils me rendront fou. » Alors, subitement, il prend un poignard, et avant qu’on eût le temps de retenir son bras, il s’était frappé au cœur en disant à ses amis : « J’en suis débarrassé. » Son sang coula sur la table et son cadavre roula par terre. Ses héritiers furent heureux de vendre le meuble au gouvernement ; et si le conservateur du palais Pitti veut le prêter à l’exposition, les Américains amoureux de fortes émotions pourront être satisfaits.

 

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(in L’Univers, 22 février 1885)

 

 

 TABLE

 

 

UN CRIMINEL DE PIERRE

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Cette anecdote a inspiré une remarquable nouvelle fantastique de Frederic Martin Burr, « Les étranges expériences d’Algrenzo Deane, » parue initialement en mai 1890 dans The Boston Commonwealth ; elle fut republiée à compte d’auteur, dix-huit ans plus tard, sous ce titre : Un criminel de pierre, étude psychologique (Englewood, New Jersey : Hillside Press). Cette plaquette, dont j’ai eu la chance de recontrer un exemplaire il y a une dizaine d’années, a été tirée seulement à 60 exemplaires sur papier de la Kelmscott Press.

Dans son avant-propos, l’auteur reconnaît son emprunt à un article de la presse new-yorkaise qui décrivait une table constituée de restes humains pétrifiés, conservée dans un musée de Florence. Il affirme avoir vainement effectué plusieurs séjours en Italie pour la localiser et, faute de pouvoir en confirmer l’existence, il conclut qu’elle doit être reléguée au rang de légende, au même titre que le conte qu’elle a inspirée.

 

MONSIEUR N