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I

 

C’était au mois de juillet 1888. Assis à la terrasse d’un café du boulevard, nous regardions passer la rue en aspirant, avec des pailles, des boissons fraîches.

Un homme s’approcha de nous, large d’encolure, ses cheveux au vent, des mouches et une barbiche à la Richelieu, tirant en pointe, par le bas, la figure fine, inoubliable, où roulaient des yeux bleus, hallucinés, comme on en voit aux portraits de cire, et qui devenaient effrayants par l’entière découverte des paupières, l’éclat circulaire du blanc autour des prunelles.

« Tiens ! Villiers de l’Isle-Adam ! » s’écrièrent plusieurs voix.

Et une, toute seule, continua :

« Comment ! vous n’êtes donc pas à Rome à faire valoir près de Léon XIII vos droits à la grande-maîtrise de Malte ? Vous ne savez pas que l’Ordre des chevaliers renaît de ses cendres ? Qu’il s’agit de se croiser, encore une fois, pour arracher l’Afrique à l’esclavage ? Vous êtes là, tranquillement, à boire votre absinthe, quand toute la noblesse intrigue pour être rétablie dans ses anciens privilèges ? Nous l’auriez-vous baillé belle, cher confrère ? Auriez-vous oublié la cassette où dorment vos parchemins, au fond de ce manoir breton de Kerhorou, d’où vous nous êtes arrivé, au temps de votre jeunesse, votre poème d’Hermosa sous le bras ? »

Le comte Villiers de l’Isle-Adam passa la main sur le panache de ses cheveux, sur sa moustache historique, et il répondit de cette voix solennelle, basse, qui donnait à ses phrases une couleur de prophétie :

« Pourquoi me parlez-vous de ce dont moi je ne vous parle jamais ? En 1820, le généalogiste Saint-Allais a déclaré, d’après un ne varietur émané de l’Ordre même, que la famille Villiers de l’Isle-Adam était éteinte depuis plusieurs années : c’était là une erreur dont la fausseté a été établie.

L’unique héritier de l’illustre maison du grand-maître, fondateur de l’Ordre de Malte, le descendant en ligne directe, non interrompue, du maréchal Jean de l’Isle-Adam, dont les droits ont été reconnus après trois ans d’enquête irréfragable, en un bref spécial du 14 août 1840, au jugement du Haut Conseil de l’Ordre assemblé à ce sujet, et sanctionné par le grand-maître actuel, est vivant : c’est bien moi, Auguste Villiers de l’Isle-Adam, le penseur qui dissimule sous le voile de la littérature des accents qui semblent venus d’un autre monde et qui obligent les plus sceptiques à tressaillir et à songer.

Parmi ceux de mes papiers de famille que je publierai un de ces jours, dans une histoire qui touche à son terme, vous verrez un reçu, délivré en 1418, à mon aïeul Jean de Villiers de l’Isle-Adam, par les bourgeois de Paris, lorsqu’il se présenta à la porte de Bucy pour chasser les Armagnacs de la ville. Cette pièce unique sera publiée avec les souillures de marc de café qu’un de mes nombreux déménagements lui a fait souffrir. Et je n’aurai point des documents moins extraordinaires à publier sur mon autre ancêtre, Philippe-Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, grand-prieur de France, vingt-quatrième grand-maître des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, qui, avec quinze cents chevaliers et une population d’à peine quatre mille habitants, défendit pendant plus d’un an une île de dix-sept lieues de tour, (alors la porte de l’Europe), contre toute l’armée et les flottes de l’immense invasion musulmane, forte de quatre cent mille hommes, et commandée par l’empereur Soliman II le Magnanime. C’est à l’héroïsme de ce grand-maître et de ses chevaliers que l’on doit l’arrêt brusque de l’invasion. Aussi, après ce siège, l’Isle-Adam reçut-il du Souverain Pontife le titre de Boulevard de la Chrétienté. Charles-Quint lui donna en toute souveraineté les îles de Malte, de Chypre et de Gozzo, pour les habiter, lui et son Ordre. Dans une cérémonie à Rome, l’Isle-Adam fut placé à la droite du Pape et Charles-Quint à la gauche, parce que le chevalier-moine avait répondu à Soliman qui lui proposait la vice-royauté : « Je serais indigne de cet honneur si je l’acceptais. » C’est à dater du règne de ce prince, mon parent, à Malte, que les chevaliers de Rhodes ont pris le nom de chevaliers de Malte. En ce sens, Philippe-Auguste a été le fondateur de l’Ordre de Malte. Sur son tombeau que vous pourriez voir, encore aujourd’hui, dans l’île, on a écrit : « Cy-gist la Vertu victorieuse de la Fortune. » Cet adage rayonne sous notre écusson qui porte un signe unique dans les armoiries de la noblesse européenne, savoir : « d’or, au chef d’azur, chargé du dextrochère d’hermine, se mouvant de senestre, et revêtu d’un fanon du même, brochant sur le tout, qui est de Villiers de l’Isle-Adam, » avec la devise : « Va oultre ! »

Or, regardez-moi bien : moi, Auguste Villiers de l’Isle-Adam, héritier de tous ces titres et de toutes ces gloires, moi, qui ai fait peur aux rois, moi, qui ai eu le pas chez le Pape, sur l’Empereur, je ne possède plus, à l’heure qu’il est, les cinq mille francs nécessaires pour faire viser mes titres dans les chancelleries européennes. Je ne suivrai donc ni Sa Sainteté Léon XIII, ni Mgr le cardinal Lavigerie dans leurs projets de restauration.

Une partie de ma vie, j’ai été importuné par les agences matrimoniales. Elles m’offraient de mon nom le poids d’or que j’aurais voulu ; je leur ai toujours répondu dans les mêmes termes : « Je ne saurais vendre ce qui n’est point à moi. » Et je leur ai cité cette parole du psalmiste : « Dieu fait assez connaître le peu de cas où il tient les richesses de ce monde, par le mérite de ceux auxquels il les a données. » Je suis trop pauvre pour revendiquer mes droits ; ce n’est pas une raison pour abandonner mes devoirs. Toute ma vie, en bon chevalier de Malte, j’ai été croisé. J’ai combattu le musulman la plume à la main, cuirassé d’ironie ; – cette armure est lourde aux épaules, elle vous fait plus effrayant à voir que celle des moines-chevaliers… »

Nous écoutions, émerveillés, crépiter ces fusées romantiques ; et le comte de l’Isle-Adam allait reprendre son plaidoyer, quand cette question l’arrêta :

« Quel musulman avez-vous donc combattu, mon cher confrère ? »

Le grand-croix de Malte roula terriblement ses prunelles de lapis, et répondit :

« Tribulat Bonhomet. »

Il est de toute nécessité d’ouvrir ici une parenthèse, et de rappeler aux lecteurs des Contes cruels, de L’Amour suprême, de L’Ève future, qu’à côté des livres qu’il a écrits, Villiers de l’Isle-Adam a créé un type légendaire qui vivra dans la mémoire des hommes, parce qu’il continue en les complétant l’Homais de Gustave Flaubert, et le Joseph Prud’homme de Monnier. Ce personnage épique, c’est précisément Tribulat Bonhomet.

Un jour, dans le tête-à-tête d’une causerie, Villiers de l’Isle-Adam m’a défini lui-même ce personnage multiforme et satanique :

«  Bonhomet, me disait-il, c’est l’ennemi personnel de Dieu, le Tartufe de l’enfer, la haine contre tout ce qui est idée, pureté, beauté, rêve, chimère, contre tout ce qui ne se pèse point, ne se mesure point, contre ce qui n’a ni forme ni figure. Bonhomet, c’est l’ennemi de l’art et de l’âme. »

On voit, de suite, que ce « musulman » est de cette famille d’esprits que les romantiques ont pris pour tête de Turc. La caractéristique du fantoche de Villiers, c’est qu’il incarne cet esprit de négation basse, brutale, qu’engendre dans les cerveaux médiocres une instruction incomplète et uniquement positive. Bonhomet est de tous les temps, mais il est surtout le citoyen de ce dix-neuvième siècle finissant, le détestable enivré de découvertes scientifiques, dont il ne comprend que les applications pratiques et dont l’esprit supérieur lui échappe.

– Bonhomet, c’est le fanatique de rien, celui dont la négation ne tolère pas le doute.

Voilà l’homme contre qui s’est croisé le bon chevalier de Malte, et il avait raison de dire que ses bras ne se sont point lassés de frapper sur le crâne en pointe du mécréant.

« C’est toujours l’infidèle que je combats, disait Villiers avec un éclair de fierté sur le front. Il fait meute contre moi sans m’effrayer. Les règles de l’Ordre de Saint-Jean défendaient aux chevaliers de batailler contre plus de seize ennemis, dans la crainte que le sentiment de leur valeur ne les induisît en orgueil. Moi, je lutte contre le diable Légion, et je ne suis à bout, pour le faire souffrir, ni d’inventions ni de machines. »

Jugez-en, vous autres, qui, avec moins d’exaltation, mais tout autant de tristesse que fit ce romantique, luttez encore pour défendre contre les assauts de l’esprit positif, le tabernacle de l’idéal. Et dites si l’ironie de ce maître railleur était de la poudre mouillée qui ratait à la mine.

Je choisis au hasard dans la série des aventures de Bonhomet, qu’on se contait à dîner, entre bons compagnons, quelques-unes des belles inventions du chevalier de Malte.

Donc, Bonhomet, je l’ai déjà dit, ne peut supporter « l’âme. » C’est pour lui de quoi rendre son déjeuner. Malheureusement, il a épousé une femme qui ne jouit pas de la même bonne santé intellectuelle et qui, elle, est tout justement « atteinte d’âme. » Bonhomet ne se préoccupe pas autrement de cette maladie qui empoisonne également l’existence d’un de ses jeunes cousins. Ce cousin et Mme Bonhomet passent leur temps à s’entretenir de leur affection identique. Ils analysent, les yeux pleins de larmes, les symptômes de leur mal. Bonhomet ne s’en trouble point. Ne tient-il pas, lui, le positif, la maison, la table, le lit commun avec sa compagne ? Cependant, avec les jours, il s’aperçoit qu’il est devenu comme un étranger dans sa propre maison, et il s’effraie.

« Parbleu, se dit-il, j’aurais dû deviner la conclusion pratique de cette aventure. »

Et il va chercher le commissaire de police pour surprendre les amoureux.

On pousse la porte. On les trouve dans la chambre, chacun à une fenêtre. Ils font leur prière en commun, en face de la nuit douce.

À ce spectacle insoutenable, Bonhomet tombe frappé d’apoplexie.

Rassurez-vous. Il ne mourra point. Le voici présentement coiffé d’un bonnet à poil, embusqué dans un buisson. Il chasse à l’affût.

N’a-t-il point entendu dire qu’il y avait des bêtes, – les hermines – qui meurent d’une souillure ? Il ne peut supporter l’idée, lui, Bonhomet, l’homme pratique, qu’il existe encore, en plein dix-neuvième siècle, des animaux si arriérés. Aussi, il s’embusque avec une seringue chargée d’encre, pour souiller quelque hermine au passage.

– Ah ! ah ! la bonne plaisanterie ! Vive Bonhomet, le maculateur d’hermines !

Et étrangleur de cygnes harmonieux.

On affirme que ces beaux oiseaux chantent divinement avant de mourir. Bonhomet veut les entendre. Il se boucle dans un scaphandre. Il se promène au fond des lacs. Il saisit par les pattes les beaux cygnes nageurs et les étrangle, lentement, pour les entendre chanter.

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Que pensez-vous de ce symbole ? Et croyez-vous que le comte Villiers de l’Isle-Adam a dû éprouver quelque joie quand il a conté cette histoire à son éditeur ordinaire et qu’il lui a demandé avec son sourire ironique :

« Et celle-là ? comment la trouvez-vous ? »

N’allez point croire d’ailleurs que Bonhomet soit un garçon dépourvu de pitié. Il ne serait donc pas ce qu’il prétend être sur toute chose : un homme moderne, moderne de la dernière heure. Il s’est fait médecin pour soulager la souffrance des hommes. Et voici qu’on lui amène un ouvrier qui a eu la jambe écrasée.

« Je vais la lui couper, dit-il à la femme du blessé. Cela ne servira à rien, cela ne l’empêchera pas de mourir.

– Alors, à quoi bon le martyriser ? répond la pauvre femme, toute en larmes.

– Il faut bien amuser le malade, » répond Bonhomet.

Il est l’homme de ces mots heureux, de ces improvisations hardies. Le voici maintenant général d’armée. La bataille est toute prochaine. Il se tourne vers ses soldats, et les harangue :

« Mes amis, je ne vous répéterai pas les vieilles balançoires dont tous mes prédécesseurs vous ont rebattu les oreilles. Elles ont eu du bon, je ne le conteste pas, mais elles répugnent à des hommes comme vous, qui avez reçu de l’instruction. Je ne vous dirai donc pas que vous combattez pour les foyers et pour les autels. Non… Notre industrie est dans le marasme, nos manufactures chôment, nos commerçants réclament de nouveaux débouchés. Il faut leur en ouvrir… Allez donc vous faire casser la figure… »

La haine de Villiers de l’Isle-Adam ne lâche même point Bonhomet au seuil de l’éternité. Il nous le montre entrant au paradis pour être jugé, arrogant, le chapeau sur la tête.

« On fume ici ? » demande-t-il à St. Pierre.

Le vénérable portier cherche à rappeler ce mécréant à de meilleurs sentiments.

« Voyons, Bonhomet, dit-il, recueillez-vous, vous allez paraître devant le trône de Dieu ?

– Qui ça, Dieu ? demande l’athée.

– Comment ? vous n’avez jamais entendu parler de lui ?

– Peut-être bien, répond Bonhomet avec insouciance. Je n’ai pas la mémoire des noms. »

Puis, se ravisant : « J’ai connu, à Rouen, une famille Boieldieu. Est-ce que la personne dont vous me parlez serait de ses parents ? »

Le dernier acte de ce drame, c’est la confrontation de l’athée et de son Créateur.

«  Vous avez eu une vie pleine de lâcheté, de déshonneur, dit à Bonhomet Celui qui voit tout.

– Chut ! » répond l’autre d’un air entendu.

Et il s’efforce de glisser un rouleau de louis dans la main de son juge.

« Mais, pour la première fois, Dieu ne comprend pas, » concluait Villiers de l’Isle-Adam quand il racontait cette histoire. Et il ajoutait avec colère :

« Croyez-vous qu’un bon chevalier de Malte ait besoin de passer la mer et d’aller conquérir en Afrique des âmes de nègres abyssiniens, quand il rencontre à Paris, sur le boulevard, de pareils ennemis de Dieu et de l’Idée ? »

Et comme nous ne répondions pas, persuadés que les lettres auraient fait une perte irréparable si Villiers de l’Isle-Adam avait renoncé à combattre les faux musulmans pour aller évangéliser les vrais en pays marocain, le grand-croix de Malte nous considéra un instant de son regard ironique, puis, après avoir savamment mouillé son absinthe, il prononça, en guise de péroraison :

« Je répondrai pourtant à la bulle papale par un manifeste nécessaire. Ce sera la publication toute prochaine d’Axel, drame en cinq mondes, religieux, tragique, occulte, passionnel, astral, auquel je travaille depuis dix années. Vous y verrez la promenade à travers toute existence, toute apparence, toute pensée, du héros accompli de corps et d’âme, en qui j’ai mis toutes mes complaisances. Et je veux que telle soit la conclusion qui s’impose à ceux qui sortiront de cette lecture :

« Illusion pour illusion, nous gardons celle de Dieu, qui seule donne à ses éternels éblouis la lumière et la paix. »

 

II

 

« Illusion pour illusion, je garde celle de Dieu ! »

Il y a une année à peine, je terminais par cette phrase, recueillie sur la bouche désormais close de notre ami Villiers de l’Isle-Adam, un portrait pittoresque du dernier commandeur de Malte.

Le bruit avait couru dans la chrétienté que le pape se proposait de relever le vieil Ordre chevaleresque : c’était la conversation des cafés et des parlotes dont Villiers était le roi. Je voulus avoir le cœur net de l’aventure, et un matin j’allai surprendre notre ami à son petit lever. L’écrivain habitait, tout près du boulevard Clichy, un appartement sans air et sans lumière, où son rêve étouffait en trois pièces presque nues ; la plus grande était aux trois quarts remplie par un large piano d’acajou à queue qui laissait bien peu de place pour la table de travail.

J’étais venu frapper dès l’aurore à la porte de Villiers, car il demeurait dans cette triste maison juste le temps de prendre un peu de repos, après ses interminables veillées de noctambule, arrêté sous un réverbère, à deux heures du matin, en hiver, par le vent et la neige, pour discourir sur une épithète ou sur une erreur de ponctuation.

Et, comme j’y comptais bien, je trouvai le camarade au lit. Il enfila en hâte « cette robe de chambre à fleurs éteintes » et ces « si commodes pantoufles » qu’il a célébrées lui-même dans Catalina. Ces deux objets de toilette, son grand piano « aux sons purs » et « quelques livres de métaphysique allemande, » étaient les seules épaves que Villiers eût sauvées de tous les naufrages. Plutôt que de s’en dessaisir, il aurait payé de son sang les exigences de Shylock.

Quand nous fûmes assis en face l’un de l’autre, lui sur son tabouret de piano, moi à la place de l’hôte, dans le grand fauteuil, et que je lui eus exposé le motif de ma visite matinale, il me considéra avec inquiétude.

C’est un métier qui a son charme, je vous assure, que d’inviter les gens à vous parler d’eux-mêmes quand on les a tout d’abord avertis qu’on est tout un public à les écouter. La façon dont le « visité » se tire de cette aventure difficile en apprend souvent bien plus long à un visiteur un peu perspicace sur le caractère et la nature de son modèle, que des renseignements donnés avec toute la bonne foi du monde. Il y a, en ces occasions, une façon de ne se montrer ni humble ni fanfaron, qui sent son honnête homme ; il y en a mille de découvrir sottement le défaut de sa cuirasse et de laisser percer son ridicule.

L’excellent Villiers ne chercha point à dissimuler son émotion. Encore qu’il fût singulièrement mystificateur, ironique, et qu’il soit bien difficile de savoir si ce fut par gageure ou par naïveté qu’il vint un jour réclamer à Napoléon III le trône de Grèce, il est sûr qu’il souffrait de voir ses chimères tournées en ridicule par des badauds irrévérencieux.

« Quoi ! me dit-il, vous voulez que je vous parle de Malte ? comme cela, à neuf heures du matin ? »

Et il attachait au parquet des regards consternés, fixes, d’enfant, qui, par de mauvais subterfuges, veut échapper à son pédagogue.

Tout le tempérament de l’homme est dans cette exclamation et dans cet embarras. Villiers n’a jamais été le maître ni de son esprit ni de son âme. Comme l’autre, le philosophe, comme tous les inspirés qui se sont assis sur les trépieds pour rendre des oracles, il était la proie d’un démon familier qui l’envahissait à certaines heures, le transfigurait, l’enlevait au-dessus de soi-même, puis sortait de lui, le laissait vide.

Ceux qui ont connu Villiers dans l’intimité des conversations, accoudé sur la table, savent bien à quoi je fais allusion. On suivait dans l’œil bleu de notre ami ces départs et ces retours de la pensée. Quand l’esprit abandonnait Villiers, le regard se voilait, se ternissait comme s’il eût traversé, pour venir jusqu’au vôtre, l’épaisseur d’un carreau dépoli. Puis, subitement, se rallumait la flamme. Alors tout le visage s’animait. La tête s’inclinait sur l’épaule, les pointes fines des moustaches, des moustaches à la Richelieu, des moustaches de chat, tremblaient au-dessus du sourire ; un tic de la main et du cou rejetait perpétuellement sur l’oreille les cheveux longs qui grisonnaient.

Tels, pendant des années, aux tables de gens de lettres, sur les divans de rédaction, aux terrasses des brasseries et des cafés de nuit, on a vu Villiers, correct, ironique, discourant.

Dès qu’il entrait, le cercle se formait pour l’entendre, car c’était un causeur extraordinaire. Daudet a fait dire quelque part à son Numa Roumestan : «Quand je ne parle pas, je ne pense pas. » Villiers, bien que né en Bretagne, répétait volontiers cet aphorisme. En romantique convaincu, il croyait à la vertu secrète des mots pour éveiller la pensée. La parole le grisait comme du Champagne, et ses idées ne se clarifiaient que dans cette ivresse.

Elle était décuplée chez lui par un état maladif d’anémie cérébrale causée par des privations de toutes sortes, par l’épuisement de la misère. Dans cette faiblesse, un petit verre de « fine » suffisait à délier sa langue. À partir de minuit, Villiers pouvait monologuer pendant des heures, parlant comme dans un rêve, contant des histoires terrifiantes, ténébreuses, jusqu’à ce que sa pensée, se dégageant des brumes, revêtit tout d’un coup une forme parfaite.

Guy de Maupassant m’a conté qu’un jour il s’était trouvé réuni à une même table avec l’auteur de L’Ève future, MM. de Brazza, Molier et Charles Franconi.

Dès le poisson, Villiers, très lancé, commença de discourir. L’explorateur ouvrait des yeux énormes ; les deux hommes de cheval s’en allèrent stupéfaits des propos de cet homme de lettres. Ils crurent qu’on les avait fait dîner avec un fou. Je ne me consolerai jamais d’avoir manqué ce dîner-là, en souvenir d’une autre réunion d’honnêtes gens où Villiers prit également la parole, et, subitement, perdant pied, se mit, pendant un bon quart d’heure, à monologuer en hébreu qu’il entendait seul.

Vous avez lu plus haut l’aventure comique de ces papiers de famille – plus anciens et aussi authentiques que ceux des Montmorency – que Villiers de l’Isle-Adam avait malencontreusement éclaboussés de café.

Cette tache noire de café qui souillait ses titres de noblesse, Villiers l’avait aussi dans l’esprit. C’est ce qui l’a empêché, malgré des dons de génie, de dépasser le public des lettrés pour obtenir l’admiration de tous.

Ce défaut de clarté apparaît surtout quand on compare l’œuvre de Villiers à celle de Flaubert.

Je connais peu d’esprits qui me semblent plus cousins que ceux-là. Nés de la même génération, enivrés l’un et l’autre de romantisme, ils tenaient de la nature des qualités et des défauts analogues. Leur culte des lettres était le même, intolérant, exclusif, presque religieux. Leur philosophie était identique : la défiance du savoir humain, l’ironie pour ceux qui croient à son absolu. Et, l’un et l’autre, ils avaient la passion de l’observation exacte avec le goût contradictoire de la légende.

Mais, dans la lutte pour saisir l’idée, pour l’étreindre, pour l’enfermer dans le moule du mot, pour la lier, comme un anneau dans une chaîne, aux pensées qui la précèdent et qui la suivent, Flaubert a été le maître ouvrier, parce qu’il a été le plus laborieux. Pendant des mois, pendant des années, il avait eu, lui, le courage de la retraite, de la méditation solitaire.

Villiers s’est perdu dans la foule. Quelque native difficulté qu’il éprouvât, quand il était seul avec sa pensée, à la prendre corps à corps, une meilleure discipline de travail aurait dompté sa fougue capricante. Il avait à son service une des imaginations les plus fougueuses qu’un homme ait jamais possédées ; c’était proprement un dragon ailé toujours prêt à partir pour le pays de chimère, impatient du joug bas du sens commun, superbe dans les envolées, vite fourbu quand on l’asservissait aux besognes longues, régulières, laborieuses. Villiers ne s’est jamais sérieusement efforcé d’atteler cette chimère à la charrue. Il aimait mieux se laisser emporter par elle, éperdu, à moitié fou, au pays du fantastique.

Et c’est vraiment là qu’il a régné en roi – c’est là qu’il s’est taillé sa province, un domaine dont on ne le dépossédera pas. C’est là qu’il se réfugiait de toutes les tristesses de sa vie manquée, de tous ses rêves de gloire, d’amour et de chevalerie.

Lorsque, assis à son piano, il jouait de souvenir les opéras de Wagner qu’il avait été entendre à Bayreuth, son visage s’illuminait. Il s’arrêtait avec extase au seuil de ce monde fantasmagorique et chevaleresque ; il jouissait de l’enivrement du vague de la langue musicale qui enveloppe la pensée comme d’un nuage, sans l’obliger au contour précis. À ces minutes, on sentait bien que le décor de sa triste chambre était envolé, qu’une fée y était attendue qui allait donner enfin au poète meurtri la forme radieuse du cygne.

C’est la Mort qui est venue ouvrir cette porte, rendre à l’âme captive la liberté du vol. Les amis qui entouraient Villiers de l’Isle-Adam à cette minute ont dit qu’il l’avait bénie, pour ce que, après tant d’angoisses et de luttes, elle lui apportait le repos.

 

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(Hugues Le Roux, Portraits de Cire, Paris : Lecène, Oudin et Cie, 1891)