Je crois bien qu’il y a des ombres qui ne sont les ombres de rien. Je crois aussi que l’on peut voir dans les glaces des reflets qui ne sont les reflets de rien. Pourquoi l’ombre et le reflet n’existeraient-ils pas par eux-mêmes ? parce que les mots dont on les désigne impliquent qu’ils n’ont pas de personnalité première et sont seulement des images d’êtres ou de choses ? c’est un raisonnement médiocre. Les mots peuvent se tromper. De même qu’il y a des personnes mal nommées, des lâches qui s’appellent Achille, des catins qui s’appellent Marie, il y a peut-être des objets qui ont d’incomplètes ou même d’absurdes représentations verbales. Les vocabulaires ne sont pas infaillibles.
D’ailleurs, remarquez-le, si, pour l’expression de toutes les substances et de toutes les qualités, de tout ce qui existe, nous devions nous en rapporter uniquement aux syllabes écrites ou parlées, qu’arriverait-il de notre raison le jour où quelque académicien, élu souverain universel du monde, et un peu troublé par cette exaltation soudaine, s’aviserait de déclarer que, jusqu’à la première minute de son omnipotence, les langages humains s’étaient radicalement trompés, justement parce qu’ils semblaient suivre une loi, et que, désormais, le parfait hasard serait la seule correspondance logique entre le sens et le son proféré par la voix ou figuré par l’écriture ; puis, ayant découpé un à un tous les mots du dictionnaire, d’une part, et, de l’autre, toutes les définitions que le dictionnaire en donne, ayant mis ceux-là dans un sac, celles-ci dans un autre sac, et faisant tirer comme au sort par la personne la plus innocente de la société, – soit un vaudevilliste absolument ignorant des lexiques et des syntaxes, d’un sac un mot, de l’autre, une définition, décréterait incontestables les nouvelles associations de l’idée et du terme ? Sans doute, nous ne laisserions pas, d’abord, d’être un peu inquiets, comme des gens qui changent d’appartement meublé ; mais nous ne tarderions guère à nous installer fort commodément en notre nouveau garni.
Admettons même que, par quelque rencontre antithétique de la loterie, les éternelles choses, les éternelles pensées, les éternels sentiments fussent dorénavant exprimés par des vocables qui, naguère, en exprimaient le contraire précisément, cela ne changerait rien du tout au train coutumier de la réalité, ni de nos rêveries, ni de nos passions. Si « indigestion » signifiait « bon appétit », nous n’en serions pas moins affamés de pain, de viande, et des diverses choses que l’on sert à l’heure du déjeuner ou du dîner. Nous rêverions encore si à « Idéal » s’était substitué : « Ordure ! » et c’est avec une infinie tendresse que, tombant à genoux devant la seule qui nous sera chère à jamais, nous lui dirions : « Je te hais ! » Il ne faut donc pas attacher une trop grande importance aux mots eux-mêmes.
Je vous l’ai déjà dit, il y a des ombres de néant, des reflets de non-être. Je le crois du moins. Et je vous conterai à ce propos deux histoires, qui sont assez singulières, puis une troisième histoire, plus étrange encore.
Une fois que je me promenais, la nuit, le long d’un fleuve d’acier très sombre, sans déchirure de noyade d’étoiles entre les hauts peupliers pareils à des poteaux noirs, je vis sur l’eau un géant étendu avec une couronne de pierreries légères, comme s’il lui était tombé au front la fusée d’une fête foraine. Tout de suite, j’eus peur. Je suis très enclin à avoir peur ; c’est parce que ma mère, quand j’étais petit, me couchait dans une chambre sans lumière ; je m’éveillais au milieu des ténèbres, glacé de sueur, en une épouvante, de quoi ? du jour peut-être. De sorte que j’eus grand-peur. Mais je me raisonnai, comme on dit.
« Voyons, pensai-je, il est impossible qu’un géant couronné de pierreries soit couché sur l’eau, de Bougival à l’île de Croissy. Il y a, ici, une espèce de mirage, ou bien c’est le reflet, dans l’eau, de quelque tourelle de villa, avec celui des lampes de la table où l’on prend le café. »
Très méticuleux, comme je le suis, je regardai derrière moi, à ma gauche, à ma droite… Je ne découvris rien qui fût une réelle ressemblance du géant étendu sur la Seine. D’ailleurs, il s’était évanoui. Il avait été là, cependant. J’ai souvent pensé à ce vaste corps sombre, le front lumineux, – espèce d’énorme et mystérieux macchabée.
L’autre histoire date d’un voyage que je fis en Bretagne, avec Villiers de l’Isle-Adam. Nous étions partis ensemble pour aller rendre visite à un parent qu’il avait dans une bourgade marine : un curé, que Villiers appelait l’oncle Victor. L’oncle nous reçut très cordialement dans son presbytère, masure très vaste près de la petite église. Il fut convenu que je coucherais dans une chambre au premier, où il n’y avait qu’un lit, une chaise et un petit miroir de bonne, acheté à quelque foire, sur la cheminée de bois peint de jaspures de marbre.
Il faut que je le dise : j’avais, ce soir-là, l’esprit assez disposé aux terreurs de la merveille, parce que Villiers, au dessert, m’avait raconté l’aventure d’un chat en ce même presbytère, précisément.
Comme Villiers, après un jour de chasse, rentrait dans la grande cuisine, il vit, parmi le crépuscule, le petit chat maigre du curé, sans poils, tout petit, si maigre, un chat très vieux, très désolé, un squelette de chat, assis sur son derrière, sous la haute cheminée sombre, devant le noir et le rouge de deux tisons en croix.
Et Villiers était entré lentement, sans faire de bruit. Et le chat, le triste chat, était seul, ou du moins se croyait seul devant la croix des tristes tisons. De sorte que, renonçant à la discrétion muette dont, pour on ne sait quelle raison, depuis tant d’âges, les animaux font preuve devant les hommes, le chat lamentable ouvrit sa petite gueule, et bâilla, et bâilla encore, et dit :
« Ah ! que je m’ennuie ! »
Mais, tout à coup, ayant aperçu Villiers, il s’était échappé, comme honteux d’être surpris en flagrant délit de parole.
Je songeais encore, presque ironique, pas tout à fait, à cette aventure, lorsque j’entrai dans ma chambre, au premier étage du presbytère.
En levant le bougeoir, je vis le lit, je vis la chaise, et, dans le petit miroir, sur la cheminée, je vis un chat maigre, pelé, si pauvre !
« Bon ! me dis-je, pour me rassurer (car, je le répète, personne, plus que moi, n’est enclin à la peur), c’est le chat dont Villiers m’a parlé. Bien sûr, il ne va pas dire : « Ah ! que je m’ennuie ! » d’abord parce que les chats ne parlent point, et puis parce que ce ne serait pas poli devant un hôte. Il doit être sur quelque meuble, et je vois son reflet dans la glace. »
Mais il n’y avait pas d’autre meuble que le lit et la chaise. Même, ayant regardé, cherché, fureté partout, je ne découvris aucun chat. Pourtant, dans la glace, il y en avait un. Je me plaçai devant le miroir. Le reflet de mon corps cachait la bête, mais, dès que je m’écartais, soit à droite, soit à gauche, je voyais le reflet du chat – du chat qui n’existait point ! J’étais vraiment fort malade d’épouvante. Mais comme je ne m’acharne jamais à l’explication des mystères et que je préfère m’y soumettre, en frissonnant, j’allai vers le lit, et, l’ayant atteint, soufflai la bougie, me couchai très vite.
Plus d’une fois, avant le sommeil, il me sembla voir, dans le miroir de bonne, plus haut que la cheminée de bois marbré, l’étincellement d’une agate ouverte. J’ai eu depuis des insomnies en songeant à cette image de chat, sans chat.
Mais il faut que je me hâte de vous conter la troisième histoire. Vous serez bien obligés de reconnaître, l’ayant lue, que, souvent, l’extraordinaire se produit pour le seul plaisir d’être extraordinaire.
Nous voici bien loin de la Bretagne, pays que hantent les légendes. J’avais manqué, un après-minuit, le train pour Chatou ; je dus passer la nuit à l’hôtel Terminus.
À peine couché entre le téléphone et le cadre où sont peinturées les conditions, aller et retour, d’un voyage à Londres, je vis une forme assise dans le fauteuil tout près du lit ; – une forme à la fois anguleuse et vague, l’air d’un spectre sous les longs plis d’un voile blême. Tremblant d’ailleurs, – à cause de ma peur accoutumée, – mais fort expert en les choses appelées surnaturelles, je n’hésitai pas à deviner que c’était un revenant ; à coup sûr, si la forme se fût levée, j’aurais entendu un bruit de ferrailles tramées. Elle ne se leva pas.
Alarmé, mais poli :
« Qui êtes-vous ? demandai-je.
– Un revenant, » dit la forme.
Je l’aurais juré !
Je repris : « Sans nul doute, vous êtes le spectre de quelque pauvre homme qui fut assassiné dans cette chambre. Loin de moi la pensée de désapprouver que vous reveniez ici en l’espoir de tourmenter votre assassin demeuré, peut-être, impuni. Mais je vous ferai remarquer que j’exerce, au Journal, les fonctions de poète lyrique et de critique dramatique, lesquelles, d’ordinaire, s’allient mal avec celle d’escarpe ; je ne suis donc pas votre meurtrier ; et vous voudrez bien reconnaître que, résolu à payer ma nuitée, j’ai le droit de dormir paisiblement, sans fantôme, en cette chambre. »
La Forme dit : « Vous m’étonnez ! Quoi ! vous pensez que je fus naguère un assassiné, ici ? Point du tout. Jamais on ne commit de crime, dans la maison où vous voici voyageur et où me voici spectre. Mais j’exerce ma profession. Il y a, ainsi que dans le monde réel, des fonctions spéciales dans le monde surnaturel. Je suis Revenant, de même qu’on est employé au ministère ou troisième rôle au Théâtre de la République. Je n’ai pas du tout besoin d’avoir été victime, pour être vengeur ! je tire les draps d’infiniment de gens qui ne furent pour rien dans aucun linceul. À bien voir les choses, je ne Reviens pas, —– je viens. Je suis un mort qui n’a jamais vécu, et, – puisque nous sommes près de la gare Saint-Lazare, – un retour qui ne fut jamais un aller. Cela ne m’empêche pas d’être formidable et d’agiter des bruits sinistres que vous prendrez tout à l’heure pour l’ébranlement du train d’Asnières, revenant, lui ! C’est notre différence. Oui, monsieur, il y a des apparitions de vivants jamais apparus ; des Hamlet père qu’on n’empoisonna point ; des Banquo morts qui ne furent point des Banquo vivants. La providentielle loi dont vous ne savez rien nous emploie à l’épouvante des criminels ; mais, quand il n’y a pas de criminels, nous nous montrons comme s’il y en avait ; tels les sergents de ville se promènent déjà dans les quartiers où il n’y a pas encore d’attaques nocturnes. Cependant, si ma présence vous gène, je consentirai volontiers à aller exercer mon métier de Revenant dans l’appartement voisin. »
J’en fus d’accord, avec empressement : le revenant s’évanouit, et je dormis fort bien. Mais mon réveil garda la certitude que, terrible, charmant, farce même, le Mystère n’a pas besoin de Cause.
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(Catulle Mendès, in Le Journal, 27 juillet 1897)