VILLIERS0

Par Saint-Georges de Bouhélier, je n’essaierai pas de dire ici le merveilleux causeur que fut Villiers de l’Isle-Adam, ni comment, en une soirée, il faisait à son entourage l’aumône de soixante-quinze sujets de romans, drames ou féeries.

Non, non ! Ce que je veux simplement rappeler en passant, c’est qu’avec sa voix de fantôme, son masque d’alchimiste, et ses mains blafardes, l’auteur d’Axel fut, à ses moments perdus, un délicieux mystificateur.

Pour amuser ses amis, stupéfier les droguistes, et se procurer les joies incomparables du rire intérieur, le bon Villiers montait d’admirables bateaux dont il se faisait à la fois l’armateur, le subrécargue et le timonier, – bâtiments fantasmagoriques qu’il conduisait d’une main sûre à travers les écueils de la plus haute fantaisie et les aimables archipels du cauchemar.

Il propageait à son gré l’inquiétude et le mystère ; les âmes les mieux amarrées, il les faisait faseyer et tergiverser sous le vent folâtre de l’ahurissement.

Les pianos alcooliques des cabarets, il les emplissait de voix falotes et de chuchotantes chauves-souris. D’un mot, il transformait le café le plus resplendissant en une ténébreuse caverne de brigands.

Lu par lui, le fait divers le plus anodin devenait une chose terrible. Il avait une façon de dire : « Le Président de la République a visité l’institution des jeunes sourds-muets, » qui véritablement faisait frissonner les plus résolus.

Bref, il mettait au service de la fumisterie son indéfectible génie, et, quand il lui plaisait d’être loufoque – il l’était d’une manière toute shakespearienne.

Il entreprit, un soir, d’éberluer un honorable vieux magistrat de province.

« Monsieur, lui dit-il, vous connaissez, sans doute, un charmant pays qu’on appelle Bécon-les-Bruyères… C’est à deux kilomètres environ de cette riante localité que m’est advenue l’aventure suivante, – aventure piquante s’il en fut, monsieur, – et qui ne saurait être tue.

Chargé de mon petit bagage de colporteur, je regagnais Bécon, certain vendredi, et, tout en mâchonnant une chique de bétel, je songeais, vous l’avez deviné, à la fille de l’aubergiste, lorsque j’aperçus trois individus qui s’agitaient véhémentement à main gauche.

Deux de ces hommes paraissaient associés, car ils tapaient avec un ensemble touchant sur le troisième.

Lorsqu’ils furent las de le houspiller, ils s’emparèrent de sa personne et le tirent disparaître – de la façon la plus simple, du reste :

Ils le jetèrent dans un puits.

Après quoi, ils s’éloignèrent tranquillement.

Au bout d’un petit temps – cinq ou dix minutes, un quart d’heure, peut-être, – je m’approchai du puits, et, à mon vif étonnement, je constatai que le gaillard qu’on y avait précipité n’était pas mort.

Alors, je me penchai sur l’orifice, et, après avoir toussé trois ou quatre fois :

« Hé ! l’ami ! fis-je, ne craignez rien, c’est moi qui suis l’envoyé de la Providence ! Vos bourreaux sont partis… parlez ! Qu’y a-t-il pour votre service ?

– À boire ! répondit l’homme. À boire ! à boire ! à boire ! »

Les assassins avaient laissé dans l’herbe la corde et le seau. Qu’auriez-vous fait, monsieur, à ma place ?

« J’aurais essayé de sauver ce pauvre diable, répondit le magistrat.

– Eh bien ! moi, riposta Villiers en baissant la voix, je fis pré-ci-sé-ment le contraire ! Après avoir caché la corde et le seau, je repris le chemin de ma demeure ; – car vous avouerez, monsieur, que, même dans les circonstances les plus graves, il n’est pas permis de se moquer ainsi du monde ! Quand on est con-for-table-ment installé au fond d’un puits, – on ne demande pas à boire ! »

 

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(George Auriol, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, n° 1790, 31 janvier 1901)