BOÎTE AUX LETTRES
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Mon cher Directeur,
Voici un petit échantillon de l’effet produit par de récentes mesures sur l’intelligence des douaniers.
J’arrivais de Guernesey, mardi, et débarquais à Cherbourg sous une pluie battante. Les gabelous nous rangèrent sur le pont.
Un premier sbire s’avança, plein de morgue, et m’ordonna, sous menaces, de déclarer une foule de denrées auxquelles je n’avais jamais songé. Puis, satisfait de son examen, il me désigna mon suroît roulé.
« Et qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? dit-il.
– Deux livres anglais. (C’étaient Dante and his Circle, de Rossetti – un livre auquel je tiens beaucoup, pour plusieurs raisons – et Evan Harrington de George Meredith.)
– Passez, » dit-il.
Alors, un second sbire s’interposa.
« Montrez les livres ! » hurla le second sbire.
J’interrogeai timidement :
« Est-ce que les livres payent ?
– Montrez les livres ! » hurla le sbire.
Je tendis mon cher Rossetti sous la pluie. Le goujat le tripota, le secoua, y marqua ses doigts, et s’écria triomphalement, en appelant ses camarades du regard :
« Ce n’est pas de l’anglais, c’est de l’italien !
– Ce sont, en effet, expliquai-je à ce gabelou, des poèmes de Dante et de ses amis, qui ont été traduits par Rossetti. Est-ce que les traductions payent ?
– C’est de l’italien, hurla le sbire, que vous rapportez d’Angleterre. »
Il consulta de nouveau ses compagnons du regard, puis grommela, et fit un signe.
Alors un troisième sbire – celui-là en bourgeois – se plaça directement devant moi et me dit :
« Avez-vous d’autres bagages ?
– Non, dis-je, et je n’en suis pas fâché – car je n’aime pas les livres détrempés.
– Alors, répondit cet homme, je me vois forcé de vous demander vos papiers.
– Nous ne vivons pas sous le régime du passeport, lui dis-je, et je n’ai pas de papiers.
– Suivez-moi donc, dit l’homme, puisque vous ne pouvez justifier de votre identité. »
Comme je ne désirais pas, pour le plaisir de la comédie, manquer le train de Paris, je lui tendis ma carte de lecture à la Bibliothèque Nationale.
Là-dessus, excuses basses, courbettes, politesses, allusions à mon nom, et prière de pardonner une conduite obligée par les ordres les plus stricts.
Je lui dis que je lui pardonnais sa conduite, mais non pas d’avoir fait de mon Rossetti une pâte informe triturée par des doigts de garde-chiourme.
Est-il possible d’apprendre quels sont les ordres grâce auxquels on confie à des personnes aussi compétentes le soin d’examiner les œuvres des poètes italiens traduits par les préraphaélites ?
Merci d’avance, mon cher directeur, et tout à vous,
MARCEL SCHWOB.
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( in Le Journal, quotidien, littéraire, artistique et politique, n° 697, samedi 25 août 1894)