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Nous avons déjà l’occasion de publier ici-même quelques souvenirs de Philibert Audebrand sur Gérard de Nerval, ainsi que le joli conte de « La Centauresse », dont il aurait été le copiste attentif.

Nous ne résistons pas au plaisir de vous offrir aujourd’hui une version du « mariage de Sir Gauvain » qu’aurait racontée Nerval en décembre 1854, lors d’une soirée chez une « charmante actrice » – qui ne pouvait être Jenny Colon, puisqu’elle était morte une douzaine d’années auparavant. On pourra noter d’importantes variantes avec le texte original, un manuscrit anglais datant de la moitié du XVe siècle, The Weddynge of Sir Gawen and Dame Ragnell  (1) : on n’y trouve ainsi nulle trace de la jeune demoiselle « à la bouche de la couleur d’une cerise », outragée par le châtelain géant de Tharna. Lors d’une chasse au cerf dans la forêt d’Inglewood, Arthur se retrouve séparé de ses compagnons ; il tombe alors au pouvoir de Sire Gromer Somer Joure, qui l’accuse de l’avoir dépossédé de ses terres au profit de son neveu Gauvain. Il ne consent à lui laisser la vie sauve, qu’à la condition qu’il revienne, au bout d’un an, lui donner la réponse à cette question : « Quel est le plus cher désir d’une femme ? »

Cet article de Philibert Audebrand est paru dans La Sylphide le 30 mars 1855, soit un peu plus de deux mois après la mort tragique de Nerval.
 
 

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UN ROMAN DE CHEVALERIE

 
 

Il est mort, il y a quelque temps, un poète dont la fin a produit une grande sensation.

Ce rêveur, que je ne nommerai pas, de peur d’avoir l’air de faire à mon profit une réclame funèbre, n’aimait pas seulement les légendes mystiques de l’Allemagne ni les traditions de l’Orient. Les romans de chevalerie, aujourd’hui trop dédaignés, étaient aussi une de ses vives prédilections. Vingt fois nous l’avons entendu se plaindre de ce que ces épopées du moyen âge sont reléguées dans un oubli inglorieux et immérité. S’il eût vécu, point de doute qu’il n’eût donné suite au projet de faire renaître par des exhumations et des commentaires quelques-unes de ces Iliades gothiques.

« Que faites-vous ? lui demandait un jour en ma présence un des grands faiseurs de notre temps. Il me semble que vous ne lisez guère les romans du jour.

– Vous avez deviné juste, répondit le poète. En revanche, je feuillette fréquemment les contes de la bibliothèque Bleue. »

Cette bibliothèque Bleue, déjà si aimée de Charles Nodier, était pour celui dont je parle une lecture favorite et presque journalière.

« On y trouve tout, » ajoutait-il.

Les conteurs du temps passé y ont prodigué, en effet, autant de matière qu’il en faudrait pour y tailler en plein drap des romans, des drames et des féeries.

Un soir du mois de décembre dernier que nous étions cinq ou six, au coin du feu, chez une charmante actrice, femme distinguée sous tous rapports, on pressa le poète de nous révéler une des belles choses qu’il découvrait dans la bibliothèque Bleue. – Très timide, modeste jusqu’à l’exagération, il se fit d’abord prier ; mais au bout de cinq minutes, il finit par céder.

«  Soit, dit-il, je vais vous réciter en français d’aujourd’hui, ou à peu près, un des romans de chevalerie que j’ai lus en langue du dixième siècle. »

On versa du thé dans les tasses.

Sur un signe à peine visible de la maîtresse de la maison, l’un de nous prit un crayon, du papier, un pupitre, se dissimula dans un coin et recueillit sur le récit du conteur dix petites pages de notes sténographiques.

C’est sur ces notes qu’a été arrangé ce qui va suivre.

Dans une sorte de préambule, le narrateur, dont l’esprit était très philosophique, avait eu soin de nous expliquer que le roman choisi par lui n’était pas une chose complètement inconnue.

« Cette chronique, ajouta-t-il a été écrite en vers et est fort ancienne. Elle a fourni à Voltaire l’idée première de l’un de ses jolis contes : Ce qui plaît aux dames. Je ne sache pas qu’elle ait jamais été traduite en français du dix-neuvième siècle. »

Après avoir formulé ce court avant-propos, il vida sa tasse, et dit :

« Je ne vous demande pas d’être indulgents, chers amis. Ce roman va vous intéresser assez par lui-même. Faut-il lui donner un titre ? Il en a déjà deux. Dans la bibliothèque Bleue, il est désigné sous cette rubrique : les Noces du sire de Gaven, chronique du temps du roi Arthur. Mais en voilà autant qu’il en faut là-dessus. Je commence. Écoutez les poètes des fées.
 

Il y a bien des siècles, le roi Arthur tenait sa cour de l’autre côté de la mer, à Carlisle, avec sa royale épouse, Gérinde-la-Resplendissante.

Pour fêter la Noël, jour anniversaire de la naissance du Sauveur, il donnait un grand festin, assis sur son fauteuil à clous d’or.

À ce banquet, où l’on servit cent cinquante hérons rôtis à la broche, assistaient en foule des chevaliers et des barons venus de près et de loin.

Pendant qu’il était à boire et à faire le joli cœur, un des hérauts d’armes qui veillait sur le seuil de la salle frappa la porte du bout de sa hallebarde et dit :

« Sire, une demoiselle qui a la bouche de la couleur d’une cerise demande à parler à votre prud’homie.

– Qu’elle entre ! » répondit le roi.

Au même instant, les huissiers ouvrirent la porte.

On vit entrer en même temps une jeune fille de seize ans, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, à la bouche rose, vêtue d’une robe de velours, doublée d’hermine.

Elle se présenta devant la table, et, mettant un genou en terre, elle s’écria :

« Roi Arthur, tu manges du cerf des forêts de Galle et tu bois des vins de France dans une timbale d’argent ; mais ta raison est toujours saine. Je viens t’adresser une prière.

– Parle, ma fille ; je t’écoute. »

Tous les convives s’étaient tus.

Sur un geste du prince, l’écuyer tranchant lui-même avait laissé retomber sur la nappe son immense fourchette à trois dents.

La jeune fille reprit, sans changer de posture :

« Il s’agit d’une vengeance. Oui, prince, je viens te demander publiquement vengeance d’un félon chevalier qui m’a indignement offensée, ainsi que mon noble amant.

– De quel chevalier veux-tu parler, ma chère enfant ?

– Je ne saurais te dire son nom. Tout ce que je puis t’apprendre, ô roi ! c’est que son château domine la montagne de Wadling et réfléchit son image dans le beau lac de Tharna. Des donjons le couronnent, qui sont ornés de bannières flottantes. Il n’est pas de femme ni de fille qui puisse passer près de ses murs sans être outragée par ce seigneur. »

Ici Gérinde-la-Resplendissante prit la parole :

« Levez-vous, mademoiselle, dit-elle ; videz un verre d’hydromel pour retrouver des forces, et continuez. Tout cela nous touche au cœur.

– Merci, madame la reine, » répondit la belle enfant. Puis, elle poursuivit :

« La stature de ce châtelain est celle d’un géant ; il a des membres musculeux dont l’aspect fait trembler, et il porte, suspendue derrière lui, une énorme et pesante massue. Hier, pour notre malheur, nous passâmes par là, mon promis et moi. Le monstre se rendit maître de mon fiancé et se permit envers moi le plus sanglant outrage. Quand je lui eus dit que le roi Arthur, qui est bon justicier, lui ferait bien rabattre de tant d’infamie, « Va ! m’a-t-il répondu, va dire à ton roitelet Arthur que, s’il l’ose, il en vienne aux prises avec moi. Je fais autant de cas de lui que d’un rat de la montagne. »

En entendant ces mots, le roi Arthur frémit d’indignation et de colère. Il jura qu’il poursuivrait par monts et par vaux cet infâme chevalier, jusqu’à ce qu’il l’eût atteint, vaincu et puni.

« Un dernier coup de vin de France, ajouta-t-il, et je vais de ce pas surprendre le hibou dans son nid ! »

L’échanson lui versa une ample rasade. Aussitôt qu’il se fut essuyé les lèvres et la barbe :

« Vite ! qu’on m’apporte ma terrible épée Escalibar ! Qu’on me selle mon coursier Passevent ! Sur ma foi ! cet indigne chevalier tombera bientôt sous les coups du roitelet Arthur, et cette insolence sera la dernière du misérable. »

Sans plus attendre, il court, à cheval, au château de Tharna. Arrivé au pied des murs :

« Sors, si tu en as le cœur, présomptueux baron, lui dit-il, ou rends-toi avec ton château, et deviens mon esclave ! »

Mais lorsqu’il parlait de cette sorte, le roi Arthur ne savait pas que ce château était enchanté, et que tout, au-dedans et au-dehors, n’était que sortilèges. Dans ce lieu, la valeur ne servait à rien ; elle y fléchissait et bientôt s’y évanouissait complètement.

« Sortiras-tu, triple lâche ? » reprit le roi Arthur.

Le géant s’élança hors de sa retraite.

À sa vue, le prince, ensorcelé, perdit tout à coup ses forces ; ses genoux plièrent sous lui et ses bras énervés s’allongèrent et pendirent le long de ses flancs.

« Rends-toi, roi Arthur ! dit le géant d’une voix de tonnerre, ou, si le cœur t’en dit, ose en venir aux mains avec moi. Mais je te préviens qu’une fois vaincu, tu n’auras à espérer ni grâce, ni merci. Cependant, si tu veux te tirer de ce mauvais pas, je te laisserai partir à une condition.

– Laquelle ?

– Jure sur ta parole que tu reviendras ici le jour de l’an prochain me dire ce qu’une femme aime par-dessus toute chose. C’est là le prix du rachat que je t’accorderai, roi Arthur ; songe à tenir, à l’époque fixée, la promesse que tu vas me faire, et à la tenir de manière que je sois satisfait. »

Le roi Arthur, toujours ensorcelé, lui tendit la main en signe de foi et jura qu’il remplirait son engagement ; puis, prenant congé du redoutable enchanteur, il s’éloigna de toute la vitesse de son cheval.

Sur son chemin, le roi s’informa à tous ceux qu’il rencontra de ce qu’une femme aime et désire par-dessus toute chose.

Les uns lui dirent : « Ce qu’une femme aime le plus, ce sont les richesses, l’appareil, la belle toilette, le luxe. »

Les autres : « Ce qu’une femme aime le plus, ce sont les plaisirs, la danse, la musique, les fêtes. »

Quelques-uns : « Ce qu’une femme aime le plus, c’est l’adulation ; c’est d’entendre répéter sans cesse : « Madame, vous êtes belle comme le soleil, la lune et les étoiles. »

Beaucoup lui dirent : « Ce qu’une femme aime le plus, c’est un fiancé jeune, aimable, riche et beau. »

Un seul lui répondit : « Ce qu’une femme aime le plus, c’est le plaisir de se venger. »

En homme sage, le roi consigna toutes ces réponses sur des tablettes ; mais il doutait toujours, parce que les réponses qu’il recevait de chacun ne se ressemblaient pas entre elles.

Le jour baissait.

Pendant que, tout pensif, il cheminait à travers un champ marécageux, il vit une femme, vêtue d’écarlate, assise entre un chêne et un laurier.

Cette femme était d’une difformité repoussante ; elle avait le nez crochu et aplati ; le menton long, fourchu et velu ; un œil au milieu d’une joue et l’autre sur le front. Ses cheveux ressemblaient à de longues et ondulantes couleuvres qui se jouaient sur son visage. Son corps était court et contrefait ; elle était déhanchée et boiteuse. Ce qui lui servait de pieds n’était qu’une masse informe.

Enfin l’imagination ne pourrait se figurer une laideur plus complète.

Elle fut la première à saluer civilement le roi Arthur ; mais, à son aspect horrible, celui-ci, comme pétrifié, avait perdu la force de répondre.

« Eh ! pourquoi refuses-tu de me parler, roi ? lui demanda alors cette femme. Bien que ma personne, je l’avoue, soit désagréable à voir, peut-être puis-je, mon beau sire, te servir plus que tu ne penses.

– Ah ! s’écria le roi, si tu peux m’être de quelque utilité dans ce moment critique, quelque chose que tu désires, tu l’auras, et quelle que soit ta difformité, je ne crains pas de te recevoir dans mon palais.

– Jure sur la croix et sur ton honneur, dit la femme, et je t’enseignerai le grand secret à la recherche duquel je sais que tu vas en ce moment pour t’acquitter de ta rançon. »

Étonné, le roi Arthur promit tout sur son honneur et jura sur la croix.

La femme lui découvrit alors le grand secret.

« Sais-tu maintenant, prince, ajouta-t-elle, ce que je veux pour prix de cette révélation ? C’est que tu trouves et que tu m’amènes un jeune et beau cavalier qui me prenne pour épouse.

– Je t’en amènerai un, » répondit le roi.

En même temps, il éperonna son cheval, et, courant à travers les monts et les vallées, il se dirigea vers le château de Wadling.

Le gigantesque seigneur de Tharna, qui l’avait aperçu venir, l’attendait et brandissait déjà d’un air farouche sa redoutable massue.

Ayant lu les tablettes que le roi Arthur lui présentait et les jetant loin de lui :

« Rends-toi, Arthur ! lui dit-il ; tu m’appartiens, ta couronne est à moi. Ce que contiennent tes tablettes ne répond pas, selon ta promesse, et tu ne t’acquitteras pas si facilement de ta rançon. »

Il allait se saisir de lui.

« Halte-là ! arrête, orgueilleux baron ! s’écria le roi Arthur. Laisse-moi parler pour ma défense et pour celle de ma couronne. Ce matin, en traversant un champ marécageux, j’ai rencontré une femme, vêtue d’écarlate, entre un chêne et un laurier. Voilà ce qu’elle m’a dit, et ce qui mieux que ce que tu viens de lire satisfait à ta demande :
« Roi, le secret que tu cherches est ceci : le premier et le plus vif désir d’une femme est de pouvoir tout faire selon sa volonté. »

– Maintenant, reprit le roi, baron de Tharna, si tu es un baron d’honneur, remplis ton engagement ; j’ai rempli le mien.

– Que Satan confonde cette maudite femme ! vociféra le géant furieux. Il n’y a que ma sœur qui ait pu te dire ces choses. Il n’y a que cette abominable femme ! J’en fais vœu dès ce moment, si je peux parvenir à m’en rendre maître, je la ferai brûler à petit feu. »
 

Ici, le conteur s’arrêta un instant pour vider une seconde tasse de thé. Il reprit bientôt après le fil de son récit.
 

« Après cette expédition, le roi Arthur était triste et fatigué, vous le croirez sans peine. Il s’en retourna à Carlisle, ayant l’oreille un peu basse.

Dans la cour du palais, Gérinde-la-Resplendissante vint au-devant de lui et lui sauta au cou.

« Eh bien ! quelles nouvelles m’apportes-tu ? lui cria-t-elle du plus loin qu’elle l’aperçut. Comment tout s’est-il passé ? Où as-tu fait pendre le monstre ? Où a-t-on exposé sa tête ?

– Ah ! répondit le roi, ce chevalier ne craint rien ni de moi, ni d’aucun autre. Il faut t’apprendre que son château est bâti sur un terrain enchanté ; et il est environné et défendu par des sortilèges.

– Mais comment t’a-t-il laissé échapper ?

– Sans une fée qui me protège, j’aurais perdu la vie et la couronne. Maintenant encore je me trouve dans un cruel embarras, et je ne sais de quelle manière en sortir. J’ai promis à cette fée, dont il m’est impossible de décrire l’épouvantable laideur, de lui trouver un mari jeune et beau. »

Un des seigneurs de la cour, le sire de Gaven, qui était un très aimable chevalier, prit alors la parole et dit :

« Prince, j’épouserai cette fée si difforme. Ainsi, tranquillise-toi, Arthur, et sois satisfait !

– Oh ! non, non, sire de Gaven, répondit le roi. Tu es mon neveu, tu m’es cher. Cette femme est trop laide, son aspect est trop repoussant pour que tu l’épouses. Elle a le nez crochu et aplati, le menton long, fourchu et velu. Enfin jamais œil d’homme ne vit assemblage si hideux.

– Que son nez et son menton soient comme tu le dis, qu’elle soit laide à faire peur, je veux l’épouser, mon cher oncle, pour ton bien, et je deviendrai ainsi le prix de ta rançon.

– Voilà un beau trait, dit Gérinde-la-Resplendissante.

– Le ciel te bénisse et te comble de joie, bon sire de Gaven ! s’écria le roi. Demain je réunirai mes chevaliers et mes écuyers ; nous irons tous ensemble, chercher ton épouse. Nous nous rendrons dans la forêt comme pour y chasser le renard. »

Le lendemain, en effet, tous les chevaliers de la Table-Ronde étaient assemblés.

On voyait parmi eux Lancelot-le-Fort, Stiep-le-Hardi, Banier-le-Blond, Gory-le-Velu, le sire Tristan, le sire Palmérin et le sire Chilman, le plus brave de tous.

Arrivés à la forêt et réunis autour du grand laurier, ils y trouvèrent la femme vêtue d’écarlate, dont leurs regards ne purent supporter l’aspect.

En clignant les yeux, Chilman regardait cette face repoussante et disait :

« Embrasser cette femme est une chose à craindre. »

En fixant son nez, Lancelot-le-Fort disait :

« Eh ! bon Dieu ! qui pourra jamais s’approcher de ce roc pointu ?

– Tais-toi, mon frère, lui dit le sire de Gaven, ou parle d’autre sorte. Un de nous doit devenir le mari de cette femme.

– De ce monstre ! s’écria Stiep-le-Hardi. Ce n’est certes pas moi. Que le diable, son parent, la prenne s’il le veut, pour femme ; il est le seul à qui elle puisse convenir. »

Alors ils prennent, ceux-ci leurs faucons, ceux-là leurs chiens, et tous se disposant à partir, ils jurent qu’ils n’épouseront jamais ce péché de laideur.

Le roi Arthur leur cria :

« Chevaliers, pour quelque difformité extérieure faut-il donc que vous me fassiez un tel refus ?

– Arrêtez ! reprit le sire de Gaven ; je n’ai qu’une parole, moi. Ainsi, plus de contestation : c’est moi qui l’épouserai.

– Ah ! que tu sois béni mille fois, bon et beau sire ! s’écria la femme vêtue d’écarlate. Maintenant je t’appartiens, et tu ne peux plus te dédire.

– Eh bien ! tenez, la belle, non, la laide, montez en croupe sur mon cheval. »

On la conduisit à la cour.

Le lendemain, le sire de Gaven reçut sa main et lui mit au doigt l’anneau conjugal.

« Premier anneau d’une lourde chaîne ! » disait Lancelot-le-Fort.

Le surlendemain au soir, lorsqu’ils furent dans la chambre nuptiale, elle lui dit d’une voix douce et chaste :

« Tourne-toi vers moi, mon noble époux, mon seigneur ; tourne-toi vers moi, je t’en prie. »

Le sire de Gaven, confus, le cœur palpitant de crainte, tourna avec effort la tête et jeta timidement les yeux sur elle, lorsqu’il vit, ô prodige ! au lieu d’un monstre horrible, une jeune et belle femme, plus séduisante encore que Gérinde-la-Resplendissante.

De fraîches roses étaient répandues sur ses joues blanches comme le lys ; ses yeux noirs et vifs étincelaient d’amour ; un doux cinabre teignait ses lèvres ; et son sein était plus blanc que la neige.

« Je rêve, dit le sire de Gaven.

– Tu es éveillé, mon cher mari, reprit la voix.

– Mais tu es une fleur de beauté ! Comment se fait-il que j’aie une si belle épouse, moi qui croyais…

– Avoir épousé un monstre ? La chose arrive quelquefois. Cher seigneur, je suis la même que tu as vue si difforme, assise entre les arbres, sur un terrain marécageux. Mais il te reste encore une prouesse à faire. Choisis, mon mari, quand veux-tu que je demeure telle que tu me vois ? Est-ce le jour ? est-ce la nuit ?

– Laide la nuit, quand ta voix est si douce ! Non, non, sois plutôt laide le jour.

– Ainsi donc, cher seigneur, lorsque les autres femmes avec leurs maris iront se récréer à la cour ou à des festins, il faudra que moi, misérable, je me cache et je meure d’ennui, séparée de toi ?

– Ô ma noble épouse ! dit le sire de Gaven, fais comme tu l’entendras ; sois belle, la nuit ou le jour, selon ta volonté.

– Eh bien ! sois de nouveau béni, mon doux mari, et béni soit le jour où je t’ai vu. Sache que telle que je suis maintenant, telle je serai toujours pour toi. Tu devines mon histoire. Fille d’un chevalier, ensorcelée par une fée, j’ai porté sur le visage un masque hideux jusqu’au moment où tu m’as dit : « Je te prends pour femme. » En m’adressant une parole d’amour, tu as fait tomber le charme. Ton épouse est la plus belle de ce pays. »
 

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Notre conteur ajouta :

« La chronique du roi Arthur s’arrête là. – Il serait facile d’y mettre une rallonge, mais je pense que ce serait une profanation. Quant à moi, je préfère m’en tenir au mot charmant de cette femme qui dit à son mari :

« Un mot d’amour de toi m’a rendue belle. »
 

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(1) Voir The Weddynge of Sir Gawen and Dame Ragnell, texte établi et commenté par Laura Summer, Northampton : Smith College ; Paris : Ed. Champion, 1924.
 

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(Philibert Audebrand, in La Sylphide, journal de modes, de littérature, de théâtres et de musique, XVIe année, 9e livraison, 30 mars 1855)