PORNOKRATES
 

« Et l’Éternel, quand il lui plaît, efface d’un coup d’éponge les noms des candidats à la vie voulant franchir les portes du néant… »

C’est sur ces mots de la Théodicée de Leibnitz que se clôturait le cours de philosophie de mon excellent maître, en sa modeste chaire de Barbaste-sur-Dordogne.

Ils me laissaient rêveur, je l’avoue.

Je me figurai mal le Grand Architecte de l’Univers devant un grand tableau noir où s’étalait la divine comptabilité des êtres.

J’avais beau faire appel à mes connaissances ès Aristote, Platon et tutti quanti d’illustres bafouilleurs, l’énigme philosophique gardait jalousement son secret : Felix qui potuit

C’était à quelques jours de là, au soir de mon premier bachot. Un usage antique, à défaut de solennel, ordonne à l’impétrant de la peau d’âne d’aller passer une heure, au minimum, dans une école d’application philosophique.

Ces sortes d’écoles, qu’elles avoisinent la Sorbonne ou fleurissent les rives poétiques de l’Adour, sur les bords de la Basse-Seine ou près des coteaux de la Meuse, à quelques différences près se ressemblent.

Peut-être à la description reconnaîtrez-vous la mienne ?

Je m’acheminai donc à la nuit tombante vers le « House-Select » que m’avaient chaudement recommandé les anciens de Barbaste. C’était tout là-bas, dans une ruelle étroite et tortueuse du faubourg de ma bonne ville de province, un édifice à la lourde porte de chêne incrustée de gros clous polyédriques, flanqué d’une tour carrée où veillait, aux entrées, gardienne vigilante, près d’un austère lampion, une sorte de matrone aux fortes hanches, à la gorge plantureuse, la doyenne d’âge de cette faculté… disons, tout court… la concierge.

Devant la porte de ce sanctuaire de haute philosophie, une lanterne aux verres, multicolores dans une enveloppe grillagée, emblème de l’école cynique de Diogène ; tout au-dessous deux grands numéros, insignes que la maison se range sous le vocable du philosophe-mathématicien Pythagore.

La rue était déserte ; un bruit de sabres sur le pavé s’éloignait dans l’ombre ! Quelque patrouille veillant au calme des séances de philosophie, pensai-je, et, le cœur battant fort dans la poitrine, tel un conscrit qui marche au feu pour la première fois et qui désire cacher ses faiblesses possibles, je regardai à gauche, à droite, j’hésitai ; puis, résolu, ne voyant personne je m’avançai, et vigoureusement, pour me donner du courage, je soulevai le lourd marteau. Dans la porte massive, une ouverture grillée se dessina large comme la main ; un judas venait de s’ouvrir. Derrière, à la lueur confuse du vestibule, je devinai, plus que je ne vis, une forme humaine et presque aussitôt d’une voix quasi-sépulcrale, tant un gosier éraillé paraissait attentif à parler bas :

« Combien êtes-vous ?

– Combien ? Hein ? »

Instinctivement je regardai derrière moi. Avais-je bien entendu ?

« Combien ?… Mais je suis seul, fis-je avec appréhension.

– Seul ? oh ! alors… »

Et comme « un sésame magique » ce mot « seul » fit glisser la lourde porte sur ses gonds ; elle s’ouvrit assez pour me livrer passage, puis aussitôt, avec un bruit de pont-levis chutant sur le tablier, elle se referma sur moi… J’étais dans le sanctuaire ; un pas de plus, dans la grande nef sans couleur d’un salon moyen âge aux canapés fanés et cramoisis, à la glace de cheminée rayée sur laquelle des philosophes, mes prédécesseurs, avaient gravé au diamant les dates heureuses, voire les initiales de leurs professeurs, dans ces séances de philosophie pratique.

J’attendais… quoi ? Que les événements se dessinassent d’eux-mêmes, en homme qui sait ce qu’il attend. En réalité, j’ignorais tout ; au moins tout des formalités qui devaient me conduire à la leçon convoitée.

J’attendais… À côté, une épinette désaccordée, grinçait « Fraises au Champagne. » Quelque leçon sans doute, sur les jouissances d’Épicure. Dans l’air, bruissait un cliquetis de clefs en trousseau, qui s’éloignait et venait quand….

La porte s’ouvrit toute grande et, vêtues de péplums à la grecque, chaussées de cothurnes polychromes, les prêtresses du culte, telles les Vestales chargées d’éteindre le feu sacré, entrèrent au salon. Une espèce d’huissière à tablier blanc annonça « ces dames ; » j’ajoutai respectueusement à leur adresse, mais en aparté « chargées de cours. »

J’avais trop frayeur, dans l’inexpérience de mes vingt ans, d’une joute oratoire avec ces érudites pour ne point me hâter de choisir, au plus tôt, le professeur complaisant qui devait m’initier aux mystères rêvés.

L’une d’elles était près, de moi, elle s’appelait Léda, nom gracieux, à la double désinence mythologique et grecque ; ce m’était un garant de son habileté professionnelle, et sans plus, je quittai avec elle la grande nef pour entrer dans le tabernacle !
 

*

 

La leçon venait de se terminer ; sur la cheminée, la pendule, inerte, sans aiguilles, comme il convient pour une secte philosophique qui a bonnes raisons de cacher à ses adeptes les étapes du temps. Point d’aiguilles aux pendules, en effet, dans aucune des chapelles particulières de ce temple de philosophie appliquée ! C’est la règle et le symbole que cette branche de philosophie est éternelle, qu’elle n’eut jamais de commencement et n’aura pas de fin.

La première leçon, dis-je, venait de se terminer.

Dans une vasque aux eaux de senteurs, ma savante « maîtresse de cours » achevait sa toilette et réparait le désordre passager de son ardeur didactique.

Tandis que je songeais aux enseignements de cette première leçon, partagé entre un sentiment de lassitude et de regret, je regardai machinalement autour de moi.

Tout à coup, mes regards se portèrent sur la vasque, négligemment oubliée sur le plancher du tabernacle…

Ce fut un éclair d’illumination !

Je venais enfin de comprendre mon vieux maître :

« L’Éternel raye d’un coup d’éponge les candidats à la vie et du même coup les repousse dans les profondeurs du néant. »
 

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(Édouard Teyssonneau, in La Caricature, journal hebdomadaire, vingt-deuxième année, n° 1132, 7 septembre 1901)