BATI1
 

Ce fait-divers tout à fait édifiant est paru initialement dans La Lanterne ; il a été repris trois semaines plus tard dans L’Indépendant de Mascara. Ce sont les seules mentions que nous avons pu relever dans les périodiques contemporains ; nous reproduisons les deux articles ci-dessous. Même si on ne saurait décemment mettre en doute l’existence du docteur Ribemont-Dessaignes, gynécologue obstétricien, professeur à la faculté de médecine, – et, par ailleurs, ardent défenseur de l’accouchement sans douleur –, le Monstre des Batignolles ne semble avoir laissé aucune postérité. Jusqu’à preuve du contraire, la disparition prématurée d’un tel prodige tératologique nous amènerait donc à le classer dans l’espèce des canards, au même titre que le Pterodactylus anas de Culmont. Croyez bien que nous sommes le premier à le regretter.

MONSIEUR N

 
 

LE MONSTRE DES BATIGNOLLES

 

_____

 
 

Mme Belleville, sage-femme, 2, rue Sauffroy-Prolongée, a reçu un enfant qui va augmenter la série extraordinaire des phénomènes tératologiques. Il est venu au monde après une gestation de dix mois parfaitement établie, et n’a vécu qu’une demi-heure.

Son corps est de sexe féminin et ne présente rien d’anormal ; toute l’horreur s’est réfugiée dans sa tête, pourvue sur le front d’un énorme appareil sexuel mâle. L’organe nasal n’existe pas, même à l’état rudimentaire. Les orbites et les yeux ne sont pas seulement indiqués. Le monstre n’était pourtant pas aveugle. Il possède, au-dessus d’un étrange appendice frontal que le science seule pourrait décrire sans scandale, un œil unique, cyclopéen, large et rond, sans paupières ni cils.

Le docteur Ribemont-Dessaignes, accoucheur des hôpitaux de Paris, vient d’obtenir l’autorisation de conserver ce sujet intéressant. La mère n’a pas fait tro de difficultés pour se laisser convaincre que l’intérêt supérieur des études scientifiques exigeait le transport du monstrueux petit cadavre à l’École de Médecine.

Il sera moulé, photographié, enfermé dans un bocal d’alcool, et consservé au Muséum d’histoire naturelle.

Les docteurs ont essayé de savoir sous quelles influences la nature humaine avait pu se bestialiser dans le sein maternel jusqu’à idéaliser l’horrible. Les imaginations d’un cerveau déséquilibré par les rêves ou les pratiques du priapisme pourraient expliquer leur morbide action sur la nature, en troublant la gestation de concupiscences inavouables. Mais une semblable explication doit être ici abandonnée.

La mère est une ouvrière, aux sens rassis et apaisés, âgée de quarante-deux ans, et qui, dans ses précédentes couches, a engendré des enfants très bien conformés.
 

_____

 

(« Fait-divers, » in L’Indépendant de Mascara, radical autonomiste, paraissant le jeudi et le dimanche, n° 58, jeudi 8 janvier 1885)

 
 
 
BATI2
 
 
 

C’est une chose assez rare que les beaux monstres, les monstres intéressants. Aussi, quand il s’en produit un, de temps à autre, l’Académie de médecine est-elle dans la jubilation. Tel est le cas depuis hier.
 

*

 

Il vient de naître, en effet, 2, rue Sauffroy-Prolongée, chez Mme Belleville, maîtresse sage-femme de première classe, une petite horreur qui laisse loin derrière elle tous les frères siamois, les bébés à tête de côté, à crâne pointu, etc., etc. – Jugez-en par sa description exacte.

Cette enfant, que sa mère a portée près de dix mois, et qui est morte une heure après sa naissance, est une petite fille de forte constitution. Son corps n’offre rien d’anormal. Quant à la tête, c’est autre chose. Ni le nez ni les yeux n’existent ; en effet, la place de l’organe nasal n’en est même pas indiquée, et celle des yeux l’est à peine par une arcade sourcilière presque imperceptible. L’enfant n’était pas aveugle, cependant, car, au milieu de cette boule de chair, elle a un œil, un œil de cyclope, très grand, complètement rond et très complet dans toutes ses parties. Au-dessus de cet œil, et sortant du front, un morceau de chair, sur la nature duquel le rapport scientifique seul pourra insister en termes convenables, et dont la nature est des moins compatibles avec le sexe de sa petite propriétaire.

M. le docteur Ribemont-Dessaignes, accoucheur des hôpitaux fut immédiatement prévenu, et vint examiner le phénomène, qui était mort une demi-heure environ avant son arrivée. D’autres de ses collègues sont également allés rue Sauffroy. Finalement, la mère s’est laissée convaincre qu’en pareille circonstance, l’intérêt de la science primait tout ; elle a permis que le petit monstre fût emporté à l’École de Médecine.

Il va y être étudié avec le plus grand soin, moulé en ses parties principales, puis enfemé dans un bocal d’alcool et placé ensuite au Muséum d’histoire naturelle.
 

*

 

La mère, dont nous venons de parler, a parfaitement supporté son accouchement, et est, aujourd’hui, aussi bien portante que possible. C’est une ouvrière, âgée de quarante-deux ans environ. Il y avait vingt-deux ans qu’elle n’avait eu d’enfant et ses précédents sont parfaitement conformés. Elle se croyait enceinte depuis vingt mois, et cette singulière grossesse avait déjà fait grand bruit dans son quartier, bien avant son accouchement.

Mais Mme Belleville avec le docteur Ribemont-Dessaignes ont constaté, par une enquête sérieuse, que la gestation n’avait, en réalité, duré que dix mois.
 

*

 

Un rapport va être, bien entendu, dressé sur le monstre des Batignolles et communiqué au monde savant.
 

_____

 

(« Hier & Demain, » in La Lanterne, huitième année, n° 2797, mercredi 17 décembre 1884)