« Il y a des gens qui ne doutent de rien ! Quand je pense que je connais quelqu’un qui, depuis le commencement de l’année 1887, ne fait pas un acte de bien dans l’attente d’un événement invraisemblable !
– Quel événement ?
– Le retour d’un explorateur qui serait parti pour visiter la planète Vénus.
– Vous vous moquez de moi, sans doute.
– Absolument pas. Tous les détails de cette histoire véritablement fantastique m’ont été racontés, il y a deux ans, par le capitaine Delauney, un soldat doublé d’un savant, bien connu des lecteurs du Gaulois. Celui-là est assez sérieux, je pense, pour que vous ne doutiez pas de lui.
– Je vous écoute.
– Eh bien, voici ce qu’il m’a dit. J’ai trouvé cela si curieux, que je me suis empressé, en le quittant, de coucher le tout par écrit. C’est pourquoi tout cela m’est resté dans la mémoire d’une façon précise, contrairement à mes habitudes d’oubli. »
Le capitaine était encore sous l’impression de la nouvelle quand je le rencontrai.
« Il vient de se passer quelque chose d’extraordinaire : un nègre vient de faire (en 1885) une découverte qui peut être considérable par les conséquences qu’elle peut avoir ; mais il faut que je vous raconte les faits par le menu. Vous rappelez-vous le coup de vent de 1865, celui qui fit de si grands ravages à la Guadeloupe ?
– Parfaitement. Si je ne me trompe, il fut suivi d’un désastre plus épouvantable encore : le choléra, qui décima la population.
– C’est bien cela. Eh bien, à ce moment-là, un enseigne de vaisseau nommé Lestrohan, appartenant à l’Érigone, aviso-stationnaire du port de la Basse-Terre, disparut un beau jour, mystérieusement.
Très aventureux de son caractère, ce jeune officier était parti seul en excursion dans les montagnes, quelques jours avant l’ouragan. Les jours se passèrent sans qu’on eût de ses nouvelles ; on s’étonna, on s’inquiéta. Ses chefs, redoutant un accident, ordonnèrent des recherches. L’équipage de l’Érigone s’y employa activement. Mais on eut beau organiser des battues, explorer tous les recoins de la Soufrière et du Nez-Cassé, toutes les recherches furent vaines, et tout le monde fut convaincu que l’enseigne Lestrohan, surpris par la tempête, avait été enseveli dans un éboulement.
Vingt ans se sont écoulés et personne ne pensait plus à cette tragique aventure quand, il y a quelques jours, un nègre vient de découvrir un carnet de poche, trouvé par lui dans la grotte des Trois-Frères, sur le plateau de la Soufrière. Ce carnet renfermait la clef du mystère et donnait l’explication de la disparition de l’officier… à moins que le récit qu’il contenait ne fût l’œuvre d’un fou :
« J’écris ces quelques lignes en toute hâte, avant mon départ, pour rassurer mes parents et mes amis. Je pars pour exécuter un voyage comme aucun homme n’en a fait jusqu’à présent. Je pars pour la planète Vénus. Que mes parents ne s’inquiètent pas, le voyage est très simple et sans aucun danger. Seulement, je ne pourrai revenir sur la Terre avant vingt-deux ans, c’est-à-dire en 1887.
Voici comment je me décide à ce voyage. Quelques jours avant le coup de vent, j’étais auprès du cratère de la Soufrière, quand je rencontrai un homme absolument étrange. Petit, bronzé, il parlait un langage extraordinaire, mêlé de sifflements et de gloussements. Très vif, il était d’une intelligence extrême, au point qu’il parvint à se faire comprendre de moi. Nous en vînmes à pouvoir causer et il m’apprit, à ma profonde stupéfaction, qu’il habitait la planète Vénus, et qu’il était venu sur la Terre au moyen d’une grande machine métallique, marchant par l’électricité. Cette machine, qu’il me montra, munie de deux grandes ailes et d’une queue, ressemblait assez à un grand oiseau.
Il avait profité d’un de ces courants gazeux, connus sous le nom d’essaims cosmiques, qui coupent généralement les orbites de toutes les planètes. Au moyen de sa machine, il s’était élevé dans les hautes régions de l’atmosphère de Vénus et s’était laissé entraîner dans l’essaim par l’énorme vitesse de soixante-dix kilomètres à la seconde. En moins de huit jours, il était arrivé sans encombre sur la Terre. L’atmosphère étant la même dans l’essaim et la planète que sur la Terre, il avait pu respirer parfaitement. Il était là depuis un an et s’était assuré de ses yeux que les fleurs, les animaux, les plantes, les insectes de notre globe présentaient les mêmes formes que les animaux et les plantes de Vénus, sans être absolument identiques.
Vénus est habitée par des hommes dont la civilisation est beaucoup plus avancée que la nôtre ; la science chez eux, depuis des centaines d’années, n’a plus de secrets pour personne ni de progrès à faire. Depuis fort longtemps déjà, les habitants de Vénus ne se servent pour ainsi dire que de l’électricité comme force motrice.
On ne voyage, ni par le sol, ni par l’eau, mais uniquement par l’air. Donc, il n’est plus besoin de routes, de ponts, de tunnels, etc. L’homme de Vénus me racontait toutes ces merveilles, et je l’aurais entendu indéfiniment, quand le fameux coup de vent vint nous assaillir.
Cet ouragan, avec sa science, il en savait le pourquoi : c’était, paraît-il, la Terre qui rencontrait un autre essaim cosmique ; celui qu’il attendait et qui devait lui permettre de retourner sur Vénus. Il fallait partir ; il m’offrit de l’accompagner. Une chose me faisait hésiter, c’est que, d’après lui, les circonstances favorables à mon retour ne se présenteront que dans vingt-deux ans, c’est-à-dire en 1887. Enfin, je me décide ! Fasse le ciel que je réussisse. J’espère rapporter sur Terre des documents complets sur Vénus, et surtout faire part à l’humanité de toutes les découvertes scientifiques dont les habitants de la planète où je vais sont en possession depuis si longtemps. »
Voilà ce que contenait le carnet de Lestrohan.
« Vous comprenez mon émoi, me disait le capitaine. Nous sommes en 1885 ; il n’y a plus que deux ans à attendre. Comprenez-vous les conséquences infinies du retour de Lestrohan ? Cela dépasse l’imagination. Pensez au brusque saut de la science si nous sommes mis en possession des découvertes des habitants de Vénus.
– Ah ! çà, mais vous croyez donc à tout cela ?
– Certainement. Le fait du carnet est exact.
– Mais qui vous dit que, par suite de circonstances terribles, au milieu de cet ouragan où il s’est trouvé pris, le jeune officier n’est pas devenu fou ?
– Je ne crois pas. Il paraît que l’écriture du carnet est bien régulière ; tout cela n’a rien de commun avec les allures d’un fou ou d’un agité.
– Enfin, attendons la fin de l’année 1887. Nous verrons bien. »
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(G. Pelca, Le Gaulois, vingt-et-unième année, n° 1788, vendredi 22 juillet 1887 ; repris dans Le Voleur, cabinet de lecture universel, soixantième année, n° 1572, 18 août 1887 ; gravure de George Roux pour Maître du monde de Jules Verne)