MAINS GEANTES
 
 

C’était un étrange mendiant, avec cette propreté sordide qui est plus terrible que des haillons. Il m’avait arrêté au coin d’une rue noire et triste. Il me racontait plusieurs souvenirs du temps où il était encore parmi les hommes.

« Oui, monsieur. Si je suis là, c’est peut-être aux petits garçons de jadis que je le dois… Et quand ils m’eurent fait chasser du collège, je me réfugiai à Paris, comme tout le monde, avec 19 fr. 25. Mes recherches pour le pain… mes déceptions… ce n’est pas la peine de vous dire cela.

À la fin de mes 19 fr. 25, je découvris dans la maison la plus vaste de la rue de la Parcheminerie un certain « Office de l’enseignement. » Un vrai coin à la Dickens, oui, monsieur. Vous voyez ça ?

Là, à ma grande stupeur, un vieux, aussi louche, aussi verdâtre que sa maison, trouva tout de suite mon affaire, une affaire magnifique !… 100 francs, nourri, logé, chauffé, une institution à la campagne, aux portes de Paris, tout le paradis ! Car vous pensez bien, n’est-ce pas ? que moi, le souffre-tout des gosses, j’avais eu la fine intelligence de ne chercher que du côté de ces boîtes à gosses !…

C’était au bord de la Marne, passé Charenton. Je saute dans un bateau-mouche… Je me vois encore ! On était deux ou trois peinards, sur le pont, à se chauffer au trou de la chaufferie. Et ce souvenir d’usines noires, et tant et tant de tuyaux, vers Bercy et vers Ivry. Ah ! monsieur, si j’étais peintre, ce que je mettrais de fumées, de tristesses, de colères. Un grand paysage blême, avec, au fond, comme une mauvaise forêt, toutes ces cheminées noires !…

Je descends à Charenton. Le voyage, comme ça, ne coûte que deux sous. Et je m’en vais, cherchant au long de la Marne, pleurant de froid dans une grande campagne froide… Rien que de la neige et du silence… J’arrive à ce « château des Feuilles, » quelque chose d’immense, monsieur. Avec un parc, un parc !… comme dams un roman. Je traverse ça, guidé par un tout jeune larbin et une lanterne, avec des chiens muets, invisibles, qui bondissaient en soufflant dans l’ombre.

Ce qui aurait dû me mettre en défiance, c’est qu’une maison aussi luxueuse se fût adressée à une agence aussi sordide.

Mais je ne songeais pas à tout ça, dans le chaud, mœlleux, lumineux cabinet de travail où un monsieur me disait : « Cent francs… enfants un peu nerveux… mais la surveillance ne vous incombe pas… très peu travailler… suggestion… »

Moi, j’avais si chaud que je n’entendais pas. J’avais envie de rire, de rire, de m’étendre… Et je remuais la tête, comme un somnambule.

Je ne m’étonnai de rien, ce soir-là. Ni d’être embauché de suite, ni de ces rires bizarres, bizarres, étouffés en des chambres lointaines. Pourquoi n’ai-je pas été stupéfait en croisant dans le vestibule une noble dame au visage plein de larmes sous sa voilette ?… Et ce vieux monsieur décoré de la Légion d’honneur, avec un visage bouleversé, qui mâchonnait son mouchoir ?…

Je ne voyais rien ; j’avais chaud ; j’étais casé ; je n’avais rien à craindre des enfants : j’étais professeur. Professeur !…

Le petit domestique, une sorte de crétin terrifié, m’emmenait vite, vite, tout le long d’un grand corridor aux murs de faïence blanche. Il me regarda sournoisement, d’un œil rougeâtre, au passage de grandes robustes vieilles que nous rencontrions, en costume de servantes ou de gardes-malades, des visages immobiles et tristes, aux mèches grises.

Et quand j’eus dîné, dans ma gentille petite chambre, cette maison me sembla, alors, si infiniment claire, si infiniment chaude, que j’avais envie de crier, de danser et de pleurer à la fois.
 
 

*

 
 

Je fus installé bien vite. Ma besogne était très douce. Un vague professorat, mitigé de causeries. Mes pauvres petits élèves, étroitement surveillés par les vieilles, ne faisaient guère de bruit. Aussi ne fus-je point trop ému quand j’appris le secret de cette étrange institution.

Le patron m’expliqua, à table (je mangeais avec lui, sa sœur, sa mère et les deux internes-médecins,) – et c’était un drôle de bonhomme encore, celui-là ! Avec une énorme tête, inquiète, chauve, et qui semblait couverte de cheveux roux, tellement le crâne était rayé de petites veines. Un cou extrêmement mince et rouge, une barbe taillée au ciseau, ras la figure, couleur d’or… Il avait des yeux très grands… C’était lui qui avait lancé toutes ces affaires, engagé de forts capitaux. « Cette maison – m’expliquait-il  – est, à vrai dire, une maison de santé – lâchons le mot – pour enfants fous. Oh ! ne vous effrayez pas, me dit-il. Si je ne vous ai point averti avant, c’est justement pour vous éviter ce préjugé stupide qui me privait de maîtres et me contraignit de m’adresser à cet office d’enseignement dont j’avais reçu un prospectus, » dit-il.

La pension était chère, monsieur. Pensez donc : tous ces enfants étaient fils de gens riches ; les parents payaient cher pour les gosses ; mais ces petits payaient plus cher encore, pour des péchés qu’ils n’avaient pas commis…

Enfin, je vécus très bien quelque temps. Voyez ! je regrette tout ça, allez, maintenant. On est sot, quand on est jeune. Pensez donc, c’était la première fois de ma vie que les enfants étaient gentils avec moi, qu’ils ne m’insultaient pas, qu’ils ne me torturaient pas… Le bonhomme les soignait par une méthode à lui : de la « suggestion. » Les gardiennes me les amenaient chaque jour, dans une jolie classe, pas grande. Les pauvres pauvres mômes… Comme ils m’écoutaient gentiment…

Enfin, voilà : au nouvel an, le patron partit à Paris, avec toute sa sainte famille. Un des internes aussi…

Moi, je m’étais couché. Il était environ neuf heures. Il y avait de la neige, mais une belle lune, pleine et claire.

Je ne sais pas ce qui se passa, entre neuf et onze heures ; je n’ai jamais bien pu savoir, dans la suite, ni par les journaux, ni nulle part, quel étrange drame il y eut entre les petits enfants fous et les vieilles gardiennes. D’abord, moi, vous pensez, je couchais tout à l’autre bout de leurs petites chambres, bien loin, et la maison était grande…

Je n’ai pas su quel étrange drame se passa entre les petits fous et les vieilles gardiennes tristes, ni comment on retrouva deux des vieilles, mortes, l’une toute brûlée, l’autre curieusement griffée et mise à nu.

Dans un demi-sommeil, j’entendis peut-être deux longs hurlements, puis des galopades lointaines… Mais cela était peut-être aussi un cauchemar. Et je me rendormis, sans m’être positivement réveillé.

Et voici : il me sembla que le corridor s’emplissait d’un piétinement mou, très vague, continu, comme une fuite de petits animaux lourds, aux pattes mouillées. Puis j’entendis le loquet de ma porte caqueter, à petit bruit. Puis, on ouvrit ma porte, en tâtonnant… Et moi, j’étais là, dans mon lit, et je ne pus même faire un geste, un seul petit geste qui eût allumé l’ampoule électrique.

Et c’est alors que les pauvres petits fous entrèrent silencieusement dans ma chambre. La lueur incomplète de la lune éclairait l’ombre qui me semblait grouiller tout entière. Et il me sembla alors que ces petits êtres entraient toujours, nombreux, indéfiniment, que les couloirs en étaient pleins, que la maison recelait un nombre horrible de petits enfants fous.

Ils entrèrent, tous, doucement, parlant bas : « Il ne faut pas faire de bruit. – Oh ! ne le réveille pas. – Le pauvre monsieur, il dort. »

Et je sentis des petites mains courir sur mes draps, jusqu’à mon visage… Et j’eus une peur, une peur atroce, comme jamais je n’en ai connu depuis cette heure.

Oui. J’ai vu bien des choses, bien des hommes… J’étais dans le chaland du quai d’Anjou, la nuit où la bande des Pieds-Noirs mit le feu à l’hôtel du vieil Empereur… J’ai connu des nuits de rues, de rues noires qui semblaient infinies, avec des carrefours rouges où luisaient des couteaux. Quand j’étais sur le trimard, j’ai couché en Bretagne, dans des grottes hantées. Oh ! oui, j’ai vu des choses !… »

Et le pauvre diable sembla se redresser et s’affermir, comme si la majesté de ses misères lui donnait un prestige invisible.

« Oui, continua-t-il, j’en ai vu, des choses… Mais jamais je n’ai senti la peur passer passer si près que quand ces petites mains, froides et agiles, coururent comme d’étranges créatures sur mon visage. Des espèces d’araignées géantes, molles et livides.

Puis il vint des petits qui avaient les mains gluantes… Ils restèrent longtemps dans la chambre, longtemps, à souffler et à chuchoter, et à me caresser doucement de leurs étranges petites mains sanglantes…

Puis, vers le matin, ils s’en allèrent…

Bien entendu, le patron, revenu en hâte, me renvoya en me laissant entendre qu’il serait plus sage pour moi de penser que je rêvai toutes ces choses, ce cauchemar, et cette nuit. »
 
 

_____

 
 

(Roger Dévigne, « Contes et nouvelles, » in Le Radical, organe du Parti Radical et Radical-Socialiste, trente-deuxième année, jeudi 9 mai 1912)