À Georges Courteline.
Dès que lady Maudlyn Lewdness fut accouchée :
« Hey-day ! » cria la sage-femme, en amenant à la lumière l’enfant risible et prodigieux.
« Hey-day ! » répéta le chirurgien.
Lord Lewdness se dressa, blême d’angoisse :
« Est-ce une fille ? »
Mais, ayant aperçu la tête insolite du nouveauté :
« C’est un porc ! » gémit-il.
Et ce mot l’étrangla tout net.
Lady Maudlyn était une créature excessivement élégante, suprêmement belle et trop pieuse pour ne se point soumettre aux volontés de Dieu. Elle vécut. Toutefois, loin de pressentir le consolant orgueil que lui eût pu donner l’étrange lord qu’elle venait de jeter sur le monde, elle dota l’accoucheuse et corrompit le chirurgien, – lequel était le digne professeur Pretented, – afin qu’ils publiassent que l’enfant était mort. Et ce fils sans pareil, elle le fit mettre en nourrice, à trente lieues de Lewdmanor, dans la discrétion des montagnes, sous son prénom seul, – Vespasian.
Des cinq premières années de sa vie, l’illustre lord ne paraissait avoir gardé que quelques souvenirs moroses. Il n’oublia jamais, pourtant, la cahute nauséabonde où les méchants enfants de Betty, sa nourrice, l’avaient longuement torturé. Soi-disant pour le langueyer, – ont-ils réellement pensé que ce jeune seigneur fût ladre ?– ils l’avaient souvent ligoté et leurs jeux ridicules avaient compromis son palais.
L’extraordinaire fils de lady Maudlyn se souvenait aussi qu’une nuit deux hommes sombres étaient entrés dans la cahute. Ils avaient chuchoté des paroles magiques près des oreilles de Betty. Betty avait beaucoup pleuré. Néanmoins, elle était montée en voiture, avec son nourrisson et les deux hommes. Et ils ne s’étaient arrêtés qu’à l’aurore, au milieu d’un bois fantastique – devant la porte d’un donjon.
Quand lord Vespasian eut sept ans, Betty lui apprit à lire ; l’un des geôliers lui enseigna le backgammon ; et, de longtemps, l’auguste prisonnier n’en demanda point davantage. Et il grandit à la façon des enfants des hommes ; et son groin se développa comme se développent, d’ordinaire, les groins des plus humbles pourceaux.
Cependant, ses lectures et ses colloques avec Betty ayant aiguillonné ses rêves, il devint questionneur, exigeant, exalté. Il eut la nostalgie du sud. De larges lèvres rouges, de beaux corps éperdus visitèrent ses nuits. Et, l’après-midi, dans sa chambre silencieuse, debout devant la fenêtre chargée de grilles, il conversait avec des femmes chimériques, plus ardentes que le soleil et plus fermes que des murailles.
Ce fut ainsi que le surprit Betty un soir d’automne. Elle était elle-même si bouleversée qu’elle ne s’aperçut pas de l’exaltation de son maître. Mais, tout de suite, elle se jeta à ses genoux, le saluant de toutes sortes d’adjectifs radieux et sonores. Après quoi, elle lui dit que lady Maudlyn était morte.
« Héritier du nom valeureux des Lewdness et d’une fortune impérissable, – ajouta-t-elle, – comte de Powerknot, connétable d’Écosse, vous serez, désormais, obéi de même qu’un roi. »
Et, – comme par miracle, les portes du donjon s’étant soudainement ouvertes, – lord Vespasian partit pour Lewdmanor, où son arrivée suscita une inexprimable émotion. On l’avait attendu pour ensevelir lady Maudlyn, dont les obsèques n’eurent lieu que, trois jours après. Et, ce jour-là, à la minute précise où, à la tête de toute la noblesse anglaise, il parut, en vêtements de deuil, sur le perron de son château, un immense bruissement courut dans la foule curieuse qui se pressait à s’étouffer sur la pelouse de Lewdmanor.
« Il n’est pas beau ! suggéraient la plupart des hommes.
– Il est hideux ! risquaient les autres.
– Il est original ! trouvaient les misses.
– Il est étincelant ! il est superbe ! il est divin ! roucoulaient, proclamaient, déliraient les ladies.
Lord Vespasian Lewdness était lancé. La semaine suivante, les magazines donnèrent son portrait : un groin d’une grâce fatale, aux yeux lascivement bridés, aux dents saines et sensuelles. Des soies blondes cachaient à demi la cravate blanche ; d’autres soies plus foncées, plus longues, plus touffues, frissonnaient autour des oreilles. – Et les billets écrits avec des encres pâles, – les photographies parfumées sur la gorge douce des femmes, – et les gerbes de fleurs que nouent des rubans mouillés de désir, commencèrent à s’entasser dans la chambre de l’incomparable enchanteur.
Celui-ci eut l’intelligence de feindre, un mois durant, la lassitude, la mélancolie, le dédain. Devant cette attitude, les tendres cœurs que le charme singulier de ses traits avait d’abord troublés, s’exaltèrent et s’affolèrent. Lord Lewdness ne pouvait descendre sur la pelouse sans croiser une mistress qui ne se traînât à ses pieds, mendiant une de ses rayonnantes caresses. Ou bien c’était une bouillante lady qui le forçait jusque chez lui, le harcelant, comme une louve. Ce n’était là que du scandale. Une semaine encore, et l’on signala des suicides aux environs de Lewdmanor. Le premier que l’on ébruita fut celui d’une vierge suave que les gens de lord Vespasian relevèrent, un matin, sur une des marches de l’escalier d’honneur. Elle avait un poignard planté dans le sein gauche ; sa main glacée tenait une lettre à l’adresse du trop aimé. Et l’affolement s’étendit de proche en proche, gagnant Londres, où le surnaturel gentilhomme, son deuil fini, s’en était allé résider.
Et voici que les fières dames de la cour, les bourgeoises, les jeunes filles, toutes ensemble prirent feu. Chaque jour, maintenant, on relirait des grappes de noyées de la Tamise ; chaque nuit, des femmes de la Cité, désertant le lit conjugal, en troupeau, s’en venaient rôder sous les fenêtres closes de l’idéal amant, du monstre idolâtré. Et, sous ces fenêtres souveraines, pour implorer, pour se lamenter, pour bénir, il venait aussi des villageoises. Il survenait des Irlandaises, il survenait des Écossaises. Même des étrangères, – des Viennoises, des Berlinoises, des Genevoises arrivaient.
Le Parlement s’émut. Il commençait à craindre que le Royaume-Uni ne perdît son renom si pur et, qui sait ? que la contagion n’envahît l’âme de la reine. Tout bas, on parla de bannir le noble ensorceleur. Mais des indiscrétions furent commises ; les femmes furent averties. Et le Parlement reçut tant de télégrammes l’avisant que, dans le cas où lord Lewdness serait exilé, il serait suivi dans l’exil par plus d’un million d’amoureuses , – le Parlement reçut tant de menaces et de prières qu’il renonça à son projet. Quelques-uns, alors, proposèrent de faire assassiner le lord. Proposition de vrais sauvages et qui ne pouvait pas, à coup sûr, rallier une courtoise, vénérable et chrétienne majorité.
Soudain, un des plus graves membres de la Chambre haute eut une inspiration sublime :
« FAITES CROIRE, dit-il, QUE CET ÊTRE EST CASTRÉ ! »
Puis, remettant un pli scellé au président de l’assemblée secrète :
« Voici, ajouta-t-il, voici, précisément, le compte-rendu de l’opération, écrit sous ma dictée et signé par quelques célèbres praticiens de mon entourage. »
Et le président lut, au milieu d’un silence en quelque sorte religieux :
« Lord Vespasian Lewdness, comte de Powerknot, connétable d’Écosse, dont les excès galants avaient altéré la santé, a subi, hier, à 9 heures 20 minutes du matin, l’opération très douloureuse et très dangereuse de la castration. Cette opération a parfaitement réussi. L’honorable patient, qui a fait preuve d’une indomptable énergie, est hors de tout danger.
L’opération a duré 18 minutes.
Température : 39° 2. – 76 pulsations.
Signé : Professeurs PRETENTED, T. O’GELD, T.-H. ISNASTY.
À Londres, le… »
« La date est en blanc, s’extasia le président. C’est admirable ! »
Et le terrible document fut, le lendemain, publié par les mille journaux de Londres. Et il fut placardé, en affiches énormes, sur tous les murs officiels, – c’est-à-dire publics. Et des sonneurs de trompe le lurent à voix haute, pendant trois jours et dans tout le royaume. Et, vainement, lord Vespasian envoya aux journaux des notes rectificatives. Et, vainement, il adressa des cartels aux trois signataires du bulletin mensonger. Les -journaux n’insérèrent rien. Les professeurs ne bougèrent pas. Et, tout d’un coup… – Tout d’un coup, LES ANGLAISES SE CALMÈRENT.
Le charme était rompu. La morale était sauve. Et le Parlement respira.
Quant à l’homme divin, au monstre délicieux,– quant au phénoménal et si beau lord Lewdness, délaissé , ridiculisé, vilipendé, honni par celles même qui s’étaient le plus bassement vouées à son culte brûlant, – il erra quelque temps par les rues de la ville, essayant de reconquérir de force vive le prestige indûment perdu. Or, comme il avait des gestes coupables et des vêtements tailladés, on présuma qu’il était devenu fou et on l’interna dans un hospice.
Il a pris, aujourd’hui, des habitudes déplorables. Ses yeux se sont vitrés ; il bave ; il a beaucoup maigri et ses soies sont tombées. Je l’ai vu. Je l’ai questionné. Mais il m’a répondu par des cris inintelligibles. Car lord Vespasian Lewdness, comte de Powerknot, connétable d’Écosse, ne parle plus.
IL GROGNE.
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(Fernand Mazade, in L’Écho de Paris, supplément littéraire, première année, n° 32, dimanche 13 décembre 1891 ; illustration : Skarabokki, « Pig Man »)