Faut-il le dire ? Longtemps, je me suis posé cette question angoissante. Mais, hier, à sept heures du matin, ma Conscience m’a dit : « Sors de ton lit ; lève-toi ; habille-toi ; marche et parle ! » Je vais donc tout vous raconter.
Depuis quelques mois déjà, j’avais des soupçons – très vagues. De loin en loin, j’entendais des gens « à qui on ne la fait pas » déclarer d’un air malin : « Moi, je ne prends jamais le tram ! » Ne voulant pas avoir l’air de ne pas comprendre, je souriais et je ne leur demandais aucune explication. Or, l’autre jour, j’ai tout compris. Vous savez qu’il y a au haut de chacune des voitures de la Société des T. L. une plaque métallique portant un gros numéro : c’est un 1, ou un 3, ou bien un 6, ou un autre chiffre. Certaines personnes prennent régulièrement le 1 ; d’autres préfèrent le 3, ou le 10 : simple question d’habitude. Vous allez d’ailleurs voir qu’il n’y a pas, entre ces divers numéros, autant de différence qu’on se l’imagine. Le 2 février, arrêté devant le kiosque des tramways, j’ai par hasard levé la tête et j’ai pu lire ce qui était écrit au dos d’une de ces plaques métalliques, laquelle, sur son autre face (la plus visible), portait le chiffre 6. Je lus ces mots inquiétants : Rentre au Dépôt. Intrigué, je rôdai autour d’autres voitures (un 2, un 7, un 11), qui vinrent s’arrêter devant le kiosque. Eh bien ! sur la face postérieure de chaque plaque se trouvait la même inscription : « Rentre au Dépôt. » Alors l’horrible vérité m’apparut. Ces numéros 1, 2, 3… ne servent qu’à tromper les étrangers et les naïfs. En réalité, toutes les voitures conduisent au Dépôt les malheureux voyageurs qui ne songent pas à profiter des Arrêts dont la réelle utilité consiste en ceci qu’ils tranquillisent le public. Je l’affirme avec énergie : bien des fois, j’ai vu entrer dans un tramway des personnes que, depuis lors, je n’ai plus jamais rencontrées. Qu’est devenu ce colonel péruvien qui avait une allure si martiale sur la terre étrangère ? Qu’est devenue cette pauvre dame sphérique, élastique et épileptique, qui apitoyait les badauds ? Que sont devenus mon cousin Firmin, ma tante Ursule et tant d’autres ? Mais où sont les neiges d’antan ? Elles sont au Dépôt.
J’avais donc découvert l’horrible secret. Mais, pour avoir longtemps étudié les sciences exactes, je suis devenu scrupuleux, loyal et méthodique. Avant d’accuser la Société des T. L., je voulus avoir une preuve du Crime. Le 3 février, je mis donc dans les poches de mon pardessus trois cervelas, deux pommes, 225 grammes de pain, une chopine de fendant et mon browning ; et j’allai prendre le tram à Ouchy. Il était trois heures de l’après-midi. J’observai attentivement le conducteur chaque fois qu’il entra dans la voiture ; et il me sembla que mon insistance le gênait. Quand nous arrivâmes à la Pontaise, les derniers voyageurs descendirent. Ne voulant pas faire comme eux, je pris un billet pour Ouchy. Cela eut l’air d’étonner le conducteur qui alla causer à voix basse avec le watman. Arrivé à Ouchy, je ne me levai pas. D’un ton goguenard, l’homme sinistre vint me demander si je voulais un billet pour la Pontaise. Je lui répondis froidement : « Oui, Monsieur. » Après le troisième voyage, je mangeai un cervelas avec du pain. J’étais décidé à aller jusqu’au bout. Les conciliabules entre les deux complices devenaient fréquents. En causant, ils m’observaient du coin de l’œil. Évidemment, la présence de ce témoin obstiné les gênait. Que se disaient-ils ? Je l’ignore. Mais, par prudence, ils continuèrent à faire la navette entre Ouchy et la Pontaise jusqu’à dix heures du soir. À ce moment-là, nous arrivâmes de nouveau à Ouchy. Je n’avais plus rien à manger ; mais ma résolution était inébranlable (je le croyais encore). Nous remontâmes. J’étais seul dans la voiture ; et, comme la porte de devant était restée ouverte, j’entendis le conducteur dire joyeusement, avec l’accent d’un homme sûr de son affaire : « Et maintenant, on y va ! » Je ne suis pas un poltron. Plus d’une fois, je suis entré sans armes, et le sourire aux lèvres, dans une ménagerie où des lions indomptables rugissaient affreusement. Mais, je dois l’avouer : ce soir-là, dans mon tramway, j’ai eu peur. J’avais compris que les deux complices étaient bien décidés à ne plus remonter à la Pontaise. Je n’ai pas osé poursuivre mon enquête jusqu’au bout. D’une voix que j’essayai de rendre ferme, je dis à l’homme qui revenait à l’arrière : « Ayez la bonté de ralentir : je veux descendre. » Sans la moindre hésitation, le déconcertant bandit tira la courroie qui transmet les ordres au watman et, tout de suite, la vitesse de la voiture diminua. Je descendis. J’étais sauvé. Ce fut une minute exquise.
Pendant plus d’un mois, je suis resté perplexe, troublé et honteux. Mais j’ai fini par me débarrasser de mon remords. Ce n’est pas à moi, après tout, à accomplir le devoir des autres. J’avertis la police : qu’elle fasse le nécessaire.
RÉTRACTATION
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J’ai reçu, mardi, la lettre chargée, reproduite ci-dessous :
Monsieur,
Vous avez publié un article contre lequel nous protestons ; l’article intitulé : « Le Scandale des Tramways lausannois », sous la signature de Balthasar.
Nous ne protestons pas contre l’article lui-même qui dans son fond n’a rien d’intéressant, mais bien contre les termes injurieux dont s’est servi l’auteur, notamment des termes de : complices, homme sinistre, déconcertant bandit.
Bien que ces termes ne semblent s’appliquer qu’à une certaine catégorie d’employés, les contrôleurs, nous estimons être, dans notre ensemble, atteints dans notre honorabilité et demandons de ce fait qu’une rétractation soit faite dans notre organe, Le Tramway romand.
Nous vous présentons, Monsieur, nos salutations empressées.
Au nom du Syndicat du Personnel T. L. :
Le Président,
HUSSON.
Je me hâte donc de retirer ce que j’ai dit dans mon dernier article : les contrôleurs des T. L. ne sont, ni des « hommes sinistres, » ni de « déconcertants bandits, » ni des « complices. » Ce sont des électeurs conscients, ce sont des citoyens, ce sont de braves gens dont j’ai eu très souvent l’occasion de constater l’extrême obligeance.
Pour bien montrer la sincérité de mon repentir, je vais même ajouter à cette rétractation qu’on exige de moi un aveu beaucoup plus grave qu’on ne me demande pas. Car le Syndicat du personnel des T. L. « ne proteste pas contre le fond de mon article, » ce qui – soit dit en passant – m’étonne un peu. J’avais accusé ces messieurs de conduire sournoisement au Dépôt des voyageurs trop confiants qui disparaissent alors pour toujours du monde des vivants. Que faisait-on de ces malheureux ? Les réduisait-on en esclavage ? Les accommodait-on en vinaigrette ? Je ne le disais pas ; mais je laissais planer sur tout cela un doute horrible. Ne pas protester contre une telle accusation, c’est presque en reconnaître le bien-fondé. Je serais donc en droit de prétendre que si le fond de mon article de dimanche dernier est acceptable, la forme l’est aussi. Ne seraient-ce pas de « sinistres bandits », les individus qui se serviraient des voitures T. L. pour effectuer ces rapts épouvantables ? Mais, rassure-toi, public lausannois, je vais tout avouer : les voitures des T. L. ne rentrent au Dépôt que lorsqu’elles sont vides, ce qui, après tout, est leur droit. Malheureusement, quand mon ami Porta m’a expliqué ça, il était trop tard : mon article volait déjà de bouche en bouche.
Je ne suis pas un diffamateur. Mon seul tort est d’avoir lu, ces derniers temps, à la queue leu leu, toutes les aventures de Sherlock Holmes, celles d’Arsène Lupin, celles de Rouletabille, et, pour finir, cette terrible histoire de Cami où il y a « un éléphant au plafond. » Chez moi, cet éléphant s’est transformé en araignée. Je veux dire que toutes ces lectures émouvantes m’ont un peu « tapé sur le système, » comme disait le regretté Juvénal. Et voilà pourquoi cette obsédante formule : Rentre au Dépôt, que je retrouve sur tous les tramways (et qu’on essaie de dissimuler pendant le jour) avait fait naître dans mon âme un soupçon atroce.
Soyons sérieux : il n’y a pas un mot de vrai dans l’histoire que j’ai racontée le dimanche 10 mars. Je fais mes excuses au Syndicat du personnel des T. L. et je promets de ne pas recommencer.
Voilà qui est fait. Et, maintenant, quelle conclusion pratique dois-je tirer de ma faute ? Je constate d’abord, avec un tremblement, que la responsabilité d’un journaliste est bien plus grande que je ne le croyais. Même quand sa plume ne contient aucune trace de venin, il peut faire du mal à des lecteurs sensibles. Dois-je donc, comme j’ai voulu le faire un jour, placer le long de mes articles des écriteaux faisant comprendre aux personnes confiantes qui me font l’honneur de me lire, qu’ici je plaisante et que, là, j’énonce une vérité conforme aux derniers résultats de la Science ? Non ! Après cette dernière mésaventure, il me sera encore plus difficile qu’autrefois de distinguer ce qui est sérieux de ce qui ne l’est pas. Qu’il soit entendu, une fois pour toutes, qu’on ne doit jamais me prendre au sérieux. Mettons les points sur les i : s’il m’arrive un jour d’affirmer que ma concierge a assassiné trois fois Abdul-Ahmid, que le Président de la Confédération rafle chaque année tout le fromage de la Gruyère pour ses fondues personnelles et que l’empereur d’Allemagne répare ses chaussettes lui-même, on voudra bien ne voir dans ces affirmations que de fines plaisanteries.
(Expliquez ça comme vous pourrez : parfois, lorsque je pense à mes frères en Jésus-Christ, j’ai envie de pleurer.)
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(Balthasar [Henri Roorda], in À prendre ou à laisser, Lausanne : Librairie Payot, 1919 ; Paul Delvaux, « La Fin du voyage » ; « Le Tramway Porte rouge, » 1946)