La Porte ouverte est très heureuse de mettre en ligne aujourd’hui cet appel lancé par le poète et romancier Guy-Valvor, alias Georges Vayssière, quelques mois après la mort de Villiers de l’Isle-Adam. À notre connaissance, cette extraordinaire pétition en faveur de la veuve et de l’orphelin de Villiers n’avait jamais été reprise.
Rappelons que Villiers de l’Isle-Adam, décédé le 18 août 1889, avait été inhumé au cimetière des Batignolles le 21. Il venait d’épouser quelques jours seulement avant sa mort Marie Elisabeth Dantine, sa femme de charge, pour légitimer son fils Victor, alors âgé de huit ans.
MONSIEUR N
À Messieurs les Ministres,
À Messieurs les Sénateurs,
À Messieurs les Députés,
et généralement tous Messieurs repus et bedonnés qui détiennent les cordons de la bourse publique.
Respectueusement je vous implore, Magnifiques et Très honorés seigneurs, nos souverains, en faveur de la veuve et du fils orphelin d’un de ces pauvres diables, bohèmes de génie, inventeurs, rêveurs, chercheurs de clair de lune, que vous traitez vivants comme des chiens, en attendant que vous leur dressiez des statues.
Certes, pour peu que dans quelque recoin de vos âmes il y ait encore, malgré le métier que vous faites, quelque souci de la vérité, vous conviendrez, Messeigneurs, qu’il eût mieux valu mille fois pour l’honneur et l’avantage du pays, que la Mort impitoyable moissonnât une centaine d’entre vous et nous laissât encore, dans sa fierté géniale, Villiers de l’Isle-Adam, le gueux misérable, qui enrichit notre patrimoine de gloire par ses travaux.
Mais, hélas ! à quoi bon déplorer l’erreur de la Camarde ? S’il nous appartient de regretter son œuvre interrompue et les dons supérieurs que nous perdons en sa perte prématurée, la mort pour lui est heureusement venue mettre un terme aux douloureuses épreuves qui l’accablèrent ici-bas.
Le jour où vous mourûtes, ô Villiers, les dix-huit Fouquier, qui inondent la presse de leur délayage inane et vague, qu’on prétend melliflu, arrosèrent dévotement votre cadavre de larmes tout ensemble et de venin ; la tourbe qui vous conspuait vivant, vous salua de ses regrets ; et les trompettes du journalisme proclamèrent votre génie.
Et maintenant, la misère qui vous a sans répit harcelé en ce monde, votre veuve et votre enfant devront l’endurer plus cruelle. Et c’est pourquoi, me tournant vers nos maîtres du jour, respectueusement je crie vers eux et les implore.
Je vous implore, ô Messeigneurs, en faveur d’une pauvre femme et d’un pauvre enfant, bien innocents tous les deux de cette étincelle de génie qui fut le crime du glorieux défunt, et humblement je vous supplie de leur faire largesse d’un peu de ces deniers publics que jalousement par-devers vous, ô nos maîtres, vous détenez.
Je n’ignore pas toutes les inepties que les gens de votre sorte ont coutume d’exhaler contre ces pauvres hères de poètes, rêveurs inoffensifs et doux, que votre vulgarité pratique hait avec épouvante d’une haine rancunière et louche, et qui planent sur vous de si haut dans les espaces où les emporte l’essor de leurs rêves.
Par leur génie, par leur horreur de la routine, par leurs coups d’ailes dans l’idéal, les hommes comme Villiers, je le sais, se mettent en dehors des voies communes. Ils sont mal à l’aise dans l’uniforme ; ils font fi des fonctions où vous vous prélassez et même des sots qui s’y rengorgent ; ils se montrent rebelles aux vilenies et aux souplesses, si chères à vos cœurs, qui vous insinuent à la fortune ; ils se moquent des électeurs et même des élus ; ils votent peu et ne sont pas bons citoyens.
De tout cela, j’en conviens, Messeigneurs. Mais considérez que d’un autre côté ils ne furent jamais pour vous des concurrents dans ces postes si désirables après lesquels éperdument vous haletez.
Certes, il vous est permis, avec toute raison, d’accuser la naïveté des hommes comme Villiers ; et c’est leur très grande faute, j’en conviens, s’ils croupissent dans la pauvreté, au lieu de faire habilement trafic des talents que Dieu leur a départis. Ils ne savent ni intriguer, ni se vendre, ni tous ces arts charmants, si estimés de la foule, dans lesquels vous êtes passés maîtres. Il est donc juste que vous les accabliez de votre haine et de votre mépris. Je n’en disconviens pas. Et si vous les laissez crever de faim, c’est de toute justice, Messeigneurs.
Mais considérez que Villiers de l’Isle-Adam est mort, Messeigneurs, et que le moment est venu de vous en faire gloire. Car les Contes cruels, Tribulat, les Histoires insolites sont de très belles choses, savez-vous, dont le pays et ses représentants doivent être fiers justement, encore que peut-être vous n’ayez pas les qualités requises pour les comprendre.
Vous lui reprochez, je le sais, de s’être attardé plus d’une fois, la nuit, dans quelque pauvre brasserie, devant quelque chope de mauvaise bière qu’il ne put point toujours payer. Mais considérez que s’il s’oublia un peu tard en des brasseries enfumées, c’est que probablement il n’avait point toujours, comme vous, de gîte confortable où passer la nuit, et qu’il est interdit aux misérables, par les lois que vous faites, de s’étendre et de dormir sur un banc, dans votre bonne ville, sous cette toiture céleste, la seule dans votre Paris qui ne coûte rien.
Sur vos faces rubicondes et épanouies, plus d’une fois, je le sais encore, il cingla le fouet de son âpre ironie. Car il devait avoir pour vous, ce fier mélancolique, un immense et royal mépris.
Mais considérez que, si tout homme, en fouillant au fond de sa conscience, est obligé de se mépriser, plus que tous autres, vous devez vous sentir dignes de mépris, pour votre sottise, vos lâchetés, vos infamies, pour vos méfaits et pour vos crimes, ô intrigants, pieds-plats, ruffians de popularité, charlatans, Très honorés et Magnifiques seigneurs, vendeurs et tripoteurs du triste orviétan qu’on nomme politique.
Ah ! certes, Messeigneurs, une petite pension est peu de chose dans ce tas de millions que vous remuez à la pelle, et dont vous éclaboussez vos proches, vos neveux, vos électeurs influents. En prélevant quelques sous pour deux infortunés, il vous en restera encore assez, croyez-moi, pour vous en gorger, vous et les vôtres, et pour justifier l’horreur dédaigneuse que professent pour vous les bohèmes comme Villiers.
Enfin, considérez, Magnifiques et Très honorés seigneurs, que le fils de Villiers de l’Isle-Adam, par sa destinée, peut être appelé un jour à être l’un de vous, aussi plat, aussi vulgaire, aussi sot que l’un quelconque d’entre vous, et qu’il n’a d’ores et déjà aucun droit à la misère, qui auréola pour nous le front de son père, et dont les contemporains se plaisent à récompenser le génie.
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(Guy-Valvor, in La Presse, « Chronique, » cinquante-troisième année, nouvelle série, n° 518, mardi 5 novembre 1889 ; Marcellin Desboutin, « Portrait de Villiers de l’Isle-Adam, » estampe, 1892 ; Frédéric Brou, « La Gloire tirant Auguste de Villiers de l’Isle-Adam de son sommeil, » projet de monument funéraire, 1906)