La science a marché d’une telle allure qu’elle distance aujourd’hui la plupart de nos rêves.
Avec le XIXème siècle, une belle époque commença pour les rêveurs épris de nouveautés. La science subit une poussée si forte, elle se développa si largement qu’on put envisager, sans risquer trop de quolibets, la réalisation de vieux désirs humains, confinés jusque-là dans le domaine de la chimère. En même temps, les découvertes répétées de nos savants ouvraient à l’imagination un champ qui parut illimité, où l’on distinguait, dans les brumes du possible, des inventions auxquelles personne n’avait jamais songé.
En utilisant les données nouvelles, en prolongeant à travers l’avenir la suite présumée des études en cours, des écrivains, doués d’une imagination méthodique, se complurent dès lors à résoudre fictivement certains problèmes qui se posaient depuis des siècles et certains autres que le progrès venait seulement de nous soumettre. Ils se sont savamment divertis à supposer l’avènement de possibilités parfois souhaitables et parfois redoutables ; bref, ils se sont livrés à des anticipations, mot dont Wells s’est servi le premier dans ce sens, mais qu’il serait injuste de réserver à ses prévisions. Il eut, en effet, des prédécesseurs comme Edgar Poe, Villiers de l’Isle-Adam, Jules Verne ; et, de nos jours, il n’est pas le seul anticipateur, puisque nous possédons Camille Flammarion et J.-H. Rosny aîné, pour ne citer que les plus illustres.
Le métier d’anticipateur est ingrat. Il est rare que leurs horoscopes ne soient accueillis par des sourires. Oubliant que l’hypothèse, base rationnelle de toute recherche expérimentale, n’est qu’un « roman sublime, » les savants haussent les épaules. Et plus tard, lorsque les temps révolus procurent au monde les éléments du contrôle, pour une anticipation qui se vérifie, combien se trouvent contredites par les faits survenus, et perdent, du coup, tout leur prestige !
Laissons au tas de déchets les anticipations erronées. Elles furent des contes mirifiques qui nous ont charmés tant qu’une lumière artificielle les diaprait. Elles ont manqué leur destinée de diamants ; ce n’étaient que des charbons, ce ne sont plus que des scories.
Quant aux prophéties qui se sont confirmées, il en est vraiment d’extraordinaires, et qui, par leur longue portée, leur exactitude et leur précision, nous confondent.
Robert de Souza rappelait dernièrement l’étourdissant début du Canard au Ballon, d’Edgar Poe :
« L’ATLANTIQUE TRAVERSÉ EN TROIS JOURS ! TRIOMPHE SIGNALÉ DE LA MACHINE VOLANTE DE M. MONCKMASON !… »
Vous rendez-vous compte de l’ahurissement que pouvait provoquer, il y a quatre-vingt-dix ans, même en Amérique, une pareille folie ? Et pourtant, aujourd’hui…
En 1886, Villiers de l’Isle-Adam, qui d’ailleurs avait prévu les réclames écrites au ciel par l’instrument d’un avion, dépeignit de saisissante façon une séance de cinématographie colorée, avec audition phonographique, simultanée ! (C’est dans l’Ève future.)
Jules Verne s’est souvent trompé, parce qu’il s’est exposé généreusement. Cependant, il se pourrait que l’hélicoptère de son Robur, l’Albatros, devînt prochainement aussi utilisable qu’un Goliath de Farman. Ne parlons pas du Nautilus, car, au moment de la publication de Vingt mille lieues sous les mers, on savait déjà ce que seraient les sous-marins. L’invention en était virtuellement accomplie.
La Mort de la Terre, de J.-H. Rosny aîné, contient de curieux pronostics, présentement avérés ; par exemple : l’emploi des haut-parleurs dans les lieux publics, pour remplacer soit l’affichage, soit le journal.
Enfin, si Wells s’est abusé en munissant d’ailes battantes les appareils aériens qu’il pré-inventa, il ne nous a pas moins ébahis par un conte… qui n’est plus un conte, drame musclé, prompt, contenu, où nous vîmes jadis ce que devait être plus tard la première tentative d’essor avec planeur. Et que dire de ses cuirassés de terre, qui sont devenus nos tanks ? Là, se révèle en lui une rarissime puissance d’intuition. Car, à l’heure où il écrivait cette soi-disant fantaisie, elle ne répondait à aucun besoin manifeste de l’humanité ; cette trouvaille guerrière ne germait nulle part. Seule, une pénétration suraiguë était à même d’en prévoir la nécessité, l’éclosion et le fonctionnement.
Tous ces futurismes semblent du passé. Lisez ou relisez les ouvrages d’imagination, vous n’y verrez presque plus rien qui porte ostensiblement la marque de l’anticipation, rien qui s’évertue à construire de demain une image probable, – du moins dans l’ordre scientifique, car les utopies sociales surabondent.
C’est que la science nous dépasse. C’est qu’elle a comblé tous nos souhaits ; et que, maintenant, elle va si vite qu’elle nous livre de quoi satisfaire des exigences nouvelles, avant même que l’idée de ces exigences nous soit venue à l’esprit. Elle nous a donné d’abord le nécessaire, puis le commode, puis le confortable ; voici qu’elle nous accable d’un luxe inouï.
C’est peut-être trop. Les sages seraient tentés de lui crier : « Assez ! Assez ! Arrête ! » Elle va ; son vol s’accélère sans cesse, et nous entraîne vertigineusement. Suffoqués de loin en loin, nous avons pris pourtant l’habitude de la course prodigieuse. Mais nous ne savons plus où nous allons.
À ce train-là, s’il arrive encore à quelque penseur de déterminer un point de l’avenir, c’est que le hasard l’aura servi, dans un de ces rêves qui ont moins pour objet de dégager le futur que de jouer, pour lui-même, au jeu miroitant des hypothèses.
Et ce serait anticiper témérairement que d’appeler cela anticiper.
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(Maurice Renard, in Paris-soir, troisième année, n° 580, vendredi 8 mai 1925 ; illustration de Gérard Trignac, « La Ville volante, » eau forte, burin, pointe sèche, novembre 2001)