UNTERGANG
 
 

La fille de banlieue, au visage plâtré,

Un soir, qu’elle faisait sa malpropre besogne,

Agonise soudain sous le mâle vautré,

Qui s’enfuit en laissant crever cette charogne.

 

Elle râle : une rouge écume est à ses dents ;

Une main l’a saisie au col : elle suffoque ;

L’air manque à ses poumons, et les souffles ardents

De sa voix éraillée ont l’air de cris de phoque.

 

Ses yeux, teints de charbon, implorent, révulsés,

Celle qui d’un seul bond vous enlève aux étoiles ;

Et, d’un geste précis, les dix doigts convulsés

Ramènent au menton les plis des maigres toiles.

 

Des parfums au rabais, dans un suprême adieu,

Se mêlent aux sueurs âcres de l’agonie ;

Et le tout réuni monte en bouquet vers Dieu

Où la joie et le deuil vivent en harmonie…

 

Et la fille, en mourant, regarde son passé,

Coup d’œil plein de tendresse aux choses que l’on quitte ;

Minute de détresse où, près d’être effacé,

Le labeur d’une vie entière ressuscite :

 

Ah ! l’horrible existence et le navrant détail,

Et les corps avachis les matins où l’on rentre,

Et les soirs employés à chercher le bétail

Qui viendra s’écraser, pour des sous, sur son ventre :

 

Les jours passés, l’œil fixe et le cerveau vidé,

À rêver en bâillant sur des cartes graisseuses,

Ou bien à barbouiller un visage ridé

Avec des crayons gras ou des crèmes poisseuses !

 

Et rien ! Pas un espoir, pas une passion,

Pas un feu de désir, pas un coup de folie,

Pas un élan du cœur, pas une expansion,

Pas même les douceurs de la mélancolie !

 

Pas même les pitiés que l’on a pour un chien,

Pas même le fouet cinglant de l’ironie,

Pas de nerf, pas de sang, pas de volonté, rien

Que les murs de prison de la monotonie !

 

La fille, alors, de loin, de très loin, de là-bas,

Sent venir un frisson d’une fraîcheur exquise :

C’est l’enfant de jadis, sans souliers et sans bas,

Qui courait par les temps de soleil ou de bise…

 

Elle se voit piquant, des aiguillons tranchants,

Les grands bœufs accouplés qui meuglent vers l’étable ;

Et la douceur des soirs qui tombent sur les champs

La fait pleurer de joie immense et véritable.

 

Elle marche dans l’herbe humide. À l’horizon,

Noyé dans l’air violet du calme crépuscule,

Un clocher lent, qui tinte, invite à l’oraison

Et fait courber le front du laboureur crédule.

 

Et la mourante, avec des gestes enfantins,

Cherche à joindre ses doigts pour les vieilles prières,

Ses doigts habitués aux touchers libertins,

Ses doigts souillés par les caresses ordurières.

 

Et, tout en murmurant des mots entrecoupés,

Elle meurt pardonnée, heureuse et respectable,

En gardant dans ses yeux ternis, vitreux, fripés,

L’image des grands bœufs qui meuglent vers l’étable.

 
 

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(André Barde, Jeu de Massacre, Paris : Paul Ollendorff, 1899 ; illustration de Max Klinger, « Untergang, » 1884)