HOPE1
 

De tout temps depuis l’expulsion des ducs, les Chanteclair avaient été gens de marque en Dorimarie. Ils comptaient parmi les plus riches des marchands de Lude (2), et avaient toujours pris une part active au gouvernement du pays.

Leur maison était l’une des plus belles de Lude, et représentait de façon typique l’architecture domestique dorimarite. Car l’architecture avait subi les mêmes transformations que les autres arts, c’est-à-dire que les figures qui avaient une fois servi à exprimer les croyances et les craintes d’un pays, avaient, au cours des générations, conservé leurs formes, mais modifié leur contenu spirituel : croyances et craintes se changeant en une aimable fantaisie domestiquée, en sorte que des formes qui, jadis peut-être, avaient été chargées d’une signification magique devenaient simples motifs de décoration. La maison ludoise était sortie par évolution des vieilles églises, et à leurs corniches, au-dessus de leurs portes, on pouvait voir sculptés d’étranges visages grimaçants, ou les feuilles et les vrilles de plantes inconnues ; mais ces visages avaient un air amical, ces plantes étaient stylisées. Sur la maison des Chanteclair, il y avait aussi, sculptés en bas-relief, des coqs héraldiques, car telles étaient les armes de la famille.

Dans cette maison donc les Chanteclair avaient vécu pendant des générations. Elle était située dans la rue principale, qu’elle illustrait comme une gravure fait un vieux conte. Derrière, elle avait un jardin planté d’arbres antiques et une pelouse qui descendait doucement jusqu’à la Scintille. (3) Les fleurs ne s’offraient pas tout de suite aux regards, mais étaient emprisonnées dans un potager clos de murs où elles étaient plantées en rubans bien nets qui bordaient les carrés de légumes. Ici encore, au printemps, on pouvait trouver la plus charmante des combinaisons de jardin – des ifs en masses touffues, des arbres fruitiers en fleurs.

Au-delà du mur, il n’était pas besoin de fleurs ; tant de choses y suppléaient. Que n’importe quelle chose soit à la fois exacte et inattendue, – comme la première violette tombée du ciel au printemps, – délicate, en couleurs, et gratuite, donnant à entendre que le Créateur est uniquement préoccupé de considérations esthétiques et réunit des objets disparates simplement parce qu’ensemble ils font très bien – et cette chose remplira admirablement le rôle d’une fleur. Aux premiers jours d’été, c’étaient les colombes, avec le velouté des prunes sur leur gorge, se dandinant sur la pelouse qui devenait auprès d’elles d’un vert extraordinaire, qui étaient les fleurs du jardin Chanteclair. Et le tronc des bouleaux vaut toutes les floraisons blanches… même n’y eût-il jamais eu les acacias en fleur. Et il y avait un paon blanc qui voltigeait et criait et qui aurait pu être l’aspect « oiseau » des acacias.

Et la Scintille elle-même, qui coulait au bas du champ de foin, peinte des couleurs du ciel et des toits rouges des maisons, et en automne, des feuilles rouges et jaunes flottant le long de son cours, qui peut-être y étaient tombées des arbres du Pays des Fées où elle avait sa source – la Scintille, elle aussi, pouvait presque être considérée comme une fleur poussant dans le jardin des Chanteclair.

Il comprenait encore une longue charmille. Pour l’imagination, c’est toujours une sorte d’aventure que de traverser une charmille. On entre avec audace, mais bien vite on est tout près de regretter d’être entré : ce n’est pas de l’air qu’on respire, mais le silence – le silence presque palpable des arbres. Et n’y a-t-il vraiment pour toute issue que ce petit trou rond là-bas, au loin ? Ah ! l’on ne pourra jamais se glisser… Il faut retourner… trop tard ! Le spacieux portail par où l’on était entré s’est lui-même recroquevillé en un petit trou rond.

C’était un jardin très silencieux ; les bruits de la ville ne franchissaient ses murs que ouatés, comme faisait aussi le cri des coqs dans les champs lointains.

Le représentant actuel de la famille, maître Nathanaël, possédait une flotte de 30 navires, comme son père et son grand-père avaient fait avant lui. Il n’avait nul désir d’ajouter à ce nombre, et s’estimait content – comme tous ceux de sa génération – si la fortune qu’il avait héritée conservait sa silhouette et ses dimensions originales.

Au physique, maître Nathanaël était un Dorimarite typique, de taille moyenne, de forme arrondie, avec un teint vermeil et des yeux noisette où les saillies étincelaient comme des poissons dans une rivière avant même qu’il les eût prononcées. Il faut bien dire que ses cheveux jadis avaient été d’un rouge irréductible, mais maintenant, à sa grande satisfaction, il les voyait rapidement s’argenter. (4)

Au moral encore, il semblait typique de Dorimarie, quoique, en vérité, il ne soit jamais prudent de faire des théories sur la vie intérieure de ses voisins… on risque toujours de se faire moquer de soi. Si l’on désire goûter le plus grand plaisir possible dans la société des hommes, on doit considérer chaque rencontre avec ses semblables comme une séance de pose qu’ils vous accordent à leur insu, pour un portrait qui, lorsque vous (ou bien eux) mourrez, n’en demeurera pas moins inachevé. Et quoique ce soit une poursuite absorbante et divertissante, les peintres eux-mêmes risquent de se laisser aller, le moment venu, à désespérer du sort de l’humanité, car si aimable et plaisante la figure, et si riche le fond sur quoi elle se détache, qu’ait pu produire la première grossière esquisse de tout portrait, toutefois, de par chaque menu coup de pinceau, chaque imperceptible réajustement des « valeurs, » chaque modification du clair-obscur, ces yeux qui vous regardent se font plus nostalgiques, obsédés de plus étranges visions, ou bien plus amers et désenchantés… jusqu’au moment où cela devient notre propre visage que nous contemplons avec terreur, comme parfois l’on regarde son propre reflet dans un miroir, à la lueur d’une bougie, quand toute la maison repose.

Maître Nathanaël donc semblait un Dorimarite typique ennemi de toute manie philosophante, de toutes abstractions, de tout lyrisme ; amateur de bonne chère et de bon vin, et jamais las des plaisanteries saisonnières de la société ludoise. En sorte que tous ceux qui le connaissaient auraient été extrêmement surpris, et même franchement incrédules, si on leur avait dit que ce n’était pas un homme heureux. Il en était ainsi pourtant. Sa vie était empoisonnée à la source par une petite peur inexprimable, une peur qui n’agissait pas toujours avec autant d’acuité, mais parfois pendant des périodes considérables gisait presque endormie – mais presque jamais complètement.

Cette peur, il connaissait la date exacte de sa genèse. Quand il était encore presque un jeune garçon, lui et une bande d’amis qui passaient la soirée avec lui décidèrent, en guise de plaisanterie, de revêtir les costumes de ses ancêtres et d’aller effrayer les domestiques. Leur mascarade ne manquerait pas d’accessoires, car la mansarde en haut de la maison contenait des piles de vieilleries du temps des Ducs : grotesques masques de bois peints en rouge, armes désuètes, interminables pièces de soie brochées de scènes curieuses. L’une représentait un jeune homme assis sur un croissant de lune, avec un pâle visage comme un masque, glacé, rigide d’épouvante, et l’œil fixé, comme sur l’énigme du monde, sur une petite fleur conventionnelle qu’il tenait entre le pouce et l’index. Une autre avait un fond noir clouté d’étoiles jaunes, et la traversait en file indienne un vol de raides figures stylisées, tout le réalisme étant dans la terreur peinte sur les visages, tandis que derrière elles un bouquet d’arbres pointait ses branches menaçantes. Ce dessin, un connaisseur vous l’aurait dit, était de date plus récente que le premier. Il y avait encore de vieux vêtements – tragiques robes hiérophantiques, mal accordées, eût-on pensé, aux trivialités de la vie quotidienne. Il y avait aussi de jolis bibelots et objets (ceux-ci d’époque encore plus récente), éventails, porcelaines, sceaux gravés, décorés de choses fragiles, éphémères – fleurs ou papillons – et où l’on voyait souvent inscrites une énigme et sa réponse. Par exemple : Pourquoi la mélancolie est-elle comme le miel ? Parce qu’elle est très douce et qu’on la recueille des fleurs. Mais même dans l’agencement de ces frivolités, il y avait quelque chose qu’on ne peut déterminer que par ces mots : riche de sens – et légèrement sinistre.

Quand ils se furent ainsi parés jusqu’à complète satisfaction, maître Nathanaël saisit l’un des vieux instruments – une sorte de luth, dont la tête sculptée finissait en forme de tête de coq. Les cordes étant pourries d’humidité et de vieillesse, il s’écria : « Voyons s’il reste encore un ut dans ce vieux crapaud ! » Sur quoi il pinça les cordes, et il en sortit une note… un son si poignant, si glaçant, et ensemble si provocateur et si plein de promesses, que la compagnie en demeura comme pétrifiée.

Alors, ces deux fidèles gardiens, l’instinct de conservation et l’humour, se lancèrent à la rescousse.

« Aïe ! glapit l’élément féminin, arrêtez ça, Battie. C’est pire que de gratter une ardoise.

– C’est sûrement le fantôme d’un de tes ancêtres, dit en riant l’un des jeunes hommes, qui demande la liberté et un verre de son propre clairet. »

Et bientôt l’incident s’était effacé de leur mémoire, mais non de celle de maître Nathanaël.

Il ne redevint jamais le même homme. Pendant des années cette note était la nuit le sommet de ses rêves, le point vers lequel, par les détours sinueux et absurdes de leur enroulement, ils avaient tout le reste du temps convergé. On eût dit que cette note était une entité, et comprise dans le cycle des métamorphoses possibles d’un objet. Peut-être lui arrivait-il de rêver que sa vieille nourrice était en train de lui cuire une pomme sur son petit fourneau particulier, et tandis qu’il épiait la pomme mijoter et gonfler, la nourrice le regardait avec un sourire étrange – un sourire tel qu’il n’en avait jamais vu sur son visage aux heures de veille – et disait : « Vous vous doutez bien que ce n’est pas une vraie pomme. C’est la note. »

L’influence que cette expérience avait eue sur son attitude dans la vie quotidienne était d’une nature assez curieuse. Avant d’avoir entendu cette note, il avait causé à son père quelques inquiétudes par son instabilité et sa soif de voyages et d’aventure. N’était-il pas allé jusqu’à dire qu’il aimerait mieux être le capitaine d’un navire de son père que le sédentaire possesseur de toute la flotte ?

Mais après qu’il l’eut entendue, on n’aurait pu trouver à Lude un garçon plus casanier et, en apparence, plus normal. Car elle avait engendré en lui ce qu’on ne peut décrire que comme un désir passionné des choses prosaïques qu’il possédait déjà : comme s’il savait qu’il eût déjà perdu les choses qu’il serrait en réalité dans ses bras. De là naquit une sensation toujours présente d’insécurité, et en même temps, une défiance de ces mêmes choses domestiques. De quel objet familier – plume d’oie, pipe ou paquet de cartes – serait-il occupé, dans quel geste d’une infaillible récurrence engagé – ôter ou mettre son bonnet de nuit, procéder chaque semaine à vérifier les comptes – quand elle, menace inconnue, viendrait se jeter sur lui ? Il considérait avec terreur le mobilier, les murs de la salle, les tableaux – de quelle étrange scène pourraient-ils un jour être témoins, quelle affreuse expérience lui-même pourrait-il un jour subir entre ces murs ? En sorte que, parfois, il regardait le présent avec la tendresse navrée de qui regarde le passé – sa femme, assise à broder auprès du feu, détaillant avec une malice innocente tout c que la journée lui avait appris de piquant ou de ridicule ; ou son petit garçon qui jouait sur le plancher avec un gros dogue.

Cette nostalgie anticipée pour ce qui était encore son bien semblait trouver une voix dans le cri du coq, qui raconte la charrue dans les champs et l’odeur du pays, et le paisible remue-ménage de la ferme, tels qu’ils ont lieu maintenant tout autour de nous, et dans le même temps les pleure comme choses mortes depuis des siècles.

Toutefois, de ce secret poison, il n’était pas sans distiller quelque douceur, car la chose inconnue qu’il redoutait pouvait, à de certains moments, être envisagée comme un dangereux promontoire que déjà il eût doublé. Et cette sensation était de nature à rehausser exquisement le plaisir, par exemple, d’être étendu la nuit dans son chaud lit de plumes, écoutant le souffle de sa femme et le bruissement des arbres. Alors, il se disait en lui-même : « Comme c’est agréable ! Quelle sécurité  ! Quelle douce chaleur ! Quelle différence avec cette lande solitaire où j’étais sans manteau ; le vent connaissait les fentes de ma veste ; mes pieds souffraient ; il n’y avait pas assez de lune pour me garder de trébucher ; et la chose était là, aux aguets, dans le noir. » Ainsi ajoutait-il à son bien-être présent en imaginant dans le passé quelque aventure désagréable qui, en réalité, ne lui était jamais arrivée. Il concevait un orgueil véritable à savoir très bien son chemin dans sa ville natale. Lorsqu’il revenait de l’Hôtel de Ville, il se disait : « Traverser tout droit la place du marché, descendre le sentier du Furet-du-Bois-Mesdames, et, longeant les écuries du Duc Ambroise, prendre la Grande Rue. Je connais ma route pas à pas ! Pas à pas ! » Et, dans cette humeur, il se donnait le même sentiment de sécurité, le même tressaillement d’orgueil à chaque fois qu’un ami passait la journée avec lui, à chaque fois qu’il pouvait appeler un chien par son nom : « Voici Hochequeue, le chien d’Hermangarde la Pie. Voici Jeanne, la chienne de Taillefer le boucher. Je le sais. »

S’il avait pu analyser la source de son plaisir, il aurait probablement découvert que, dans son subconscient, il avait la prétention de vivre incognito dans une ville dont il n’était pas – vagabondant à travers elle, presque invisible, et donc en sécurité ; et un étranger dans une ville est naturellement fier de connaître son chemin. C’était seulement cette satisfaction qui émergeait complètement à sa conscience.

Inutile de dire qu’il gardait pour lui seul le secret de sa vie intérieure, et qu’il l’exprimait seulement au-dehors par une soudaine et inexplicable irascibilité, si quelque innocente remarque avait eu le malheur de piquer et de réveiller son angoisse.
 

HOPE MIRRLEES

(Traduit par J. Heurgon)

 
 

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(1) Première ébauche du Chapitre II d’un roman en préparation.
 

(2) Lude-les-Lilas, ville principale de la Dorimarie.
 

(3) L’une des deux rivières qui baignent la ville de Lude-les-Lilas.
 

(4) En Dorimarie, les cheveux roux signifiaient un peu de sang des fées dans les veines, ce qui était une tare abominable.
 
 

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Miss Hope Mirrlees, Anglaise, a publié : Madeleine, one of Love’s Jansenists (1919) ; Paris, a poem (1919), et The Counterplot (1923). – La traduction en français de ce dernier ouvrage va paraître prochainement sous le titre « Le Choc en retour, » dans la collection d’auteurs étrangers que dirige Charles Du Bos.
 
 

Maître Nathanaël Chanteclair est la première traduction française d’un extrait de son roman Lud-in-the-Mist, dont une traduction complète vient de paraître aux éditions Callidor, dans la collection « L’Âge d’or de la Fantasy. » La jaquette illustrée de la première édition américaine est empruntée au catalogue de l’éminent spécialiste L. W. Currey.
 
 

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(in Le Navire d’argent, revue mensuelle de littérature et de culture générale, première année, n° 6, 1er novembre 1925)

 
 
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