Combien s’était-il écoulé de jours, de semaines ou de mois, depuis qu’il pourrissait au fond de ce cul de basse fosse ?… L’homme n’aurait pu le dire.
Dans son cachot tout rempli d’ombre, nulle lueur ne passait. En s’aidant du genou ou des mains, il avait, dressé sur sa couchette scellée au mur, tâté le plafond de sa prison. Mais, pas plus là qu’aux parois lisses, ni qu’aux dalles humides, ni qu’à la porte aux fers rouillés, ses doigts n’avaient trouvé le moindre trou, la moindre issue.
D’abord, il avait pensé que ses yeux, s’habituant à la nuit cruelle, finiraient par y distinguer les objets ; que, sa raison aidant ses sens exaspérés, il pourrait deviner, parmi ces ténèbres, un peu de l’âme impalpable du jour qui ne disparaît jamais tout à fait pour les vivants.
Mais ses yeux grands ouverts avaient en vain pleuré dans la nuit, ses paupières avaient saigné sous l’effort inutile : tout était noir, tout restait noir.
Il n’entendait, dans ce tombeau où traînait sa trop lente agonie, que, de temps en temps, le pas lourd du geôlier qui lui apportait sa pitance. Pendant une seconde, la porte de son cachot s’entrouvrait. Ses yeux clignotants pouvaient voir la tache rousse d’une lanterne, et la tache plus pâle d’une face penchée ou d’une main tendue, car l’ombre des couloirs se mélangeait à l’ombre impénétrable de sa cellule. Puis, la porte se refermait. Le bruit de pas dans les corridors allait diminuant, et, de nouveau, le grand silence épaississait sa nuit.
Parfois aussi, il entendait le vent gémir, et le clapotis monotone de l’eau qui, dans les fossés, venait battre les murs du donjon. Des rêves fous de ciel, de liberté et de lumière avaient d’abord hanté son sommeil agité. Puis, de ses songes même, la lumière qu’il avait désapprise s’en alla. Il ne lui resta plus que la seule obsession de s’échapper de ce sépulcre ; des plans s’enchevêtrèrent dans sa pauvre tête égarée, tous et toujours aboutissant au même but : la fuite !
Un jour, – ou une nuit, il n’aurait su le dire, – comme il songeait, assis sur sa couchette, le bruit des pas du geôlier le tira de sa torpeur. Bien que, depuis longtemps, il eût cessé d’éprouver, à l’approche de ce vivant, le moindre émoi, comme son estomac criait la faim et que ses lèvres desséchées avaient besoin de se désaltérer, il se leva et se mit à marcher à tâtons.
Une bouffée d’air froid jeta autour de lui une odeur aigre de pierre humide. À la lueur tremblante du falot, il vit à terre sa cruche et son écuelle. L’huis entrouvert se referma. Il étendit la main vers la cruche de grès, mais, au moment de la saisir, il s’arrêta : un cri étrange avait traversé le silence. Il attendit, croyant avoir mal entendu. Il fit un pas : le même cri monta du sol. Il s’agenouilla, modulant doucement un claquement de lèvres, comme pour appeler un chien. Rien ne répondit. Rampant à quatre pattes, il tâtait les dalles autour de lui. Ayant trouvé la cruche, il la prit et se mit à boire à grands coups, puis il la reposa dans un angle.
Soudain, un contact visqueux et froid le fit tressaillir. Sous sa main, une chose sembla fuir, et le cri qui l’avait étonné tout à l’heure s’éleva, rauque, étrange. Il resta, sans bouger, le poing crispé sur la masse gluante qui semblait palpiter et battre à coups rapides et rythmés entre ses doigts. Le cri, une nouvelle fois, vibra dans ses oreilles. La chose se ramassa sous son étreinte, pour s’échapper. Alors, au milieu de son dégoût et de son angoisse, une lueur se fit, et, malgré lui, il dit, presque à voix haute :
« C’est une bête !… »
Le son de sa propre voix lui fit peur.
Il répéta :
« C’est une bête… une bête… »
Et, tout à coup, il frissonna de tous ses membres ; la sueur perla sur son front. Plus de doute : le cri étrange, le corps visqueux… c’était le cri, c’était le corps d’un crapaud. Un crapaud !… Il s’imagina voir la bête horrible, la bête impure avec son dos zébré, son ventre blanc, et ses gros yeux dorés.
Ses doigts se détendirent. Le crapaud fit un bond et retomba avec un bruit mou.
Alors, l’instinct, craintif, à la fois, et méchant de l’homme s’éveilla, et, d’un coup de talon, il voulut l’écraser. Son pied heurta la bête flasque. Il crut l’avoir tuée. Mais le crapaud mutilé, sans être mort, se reprit à pousser son cri. L’homme le poursuivit, tapant le sol de ses mains ouvertes.
À son dégoût insurmontable se mêlait un obscur remords de bourreau. Il voulait tuer la bête, non plus seulement pour ne plus risquer de la frôler, mais encore pour étouffer sa plainte. Peine inutile. Le cri partait d’ici… de là… et chaque fois, que ses doigts croyaient atteindre la bête douloureuse, ils ne rencontraient que la dalle glacée ou le mur rêche.
Épuisé, les genoux tuméfiés et les paumes sanglantes, il s’étendit sur sa couchette, et s’endormit.
Dès qu’il fut éveillé, il songea :
« La bête doit être morte. »
Il prêta l’oreille. Pendant un moment, il n’entendit que la plainte lointaine du vent. Il respira plus largement, soulagé. Il se leva, et, toujours tâtonnant, gagna la porte. Depuis longtemps, à l’aide d’un vieux bout de fer oublié dans un coin, il essayait d’en user les gonds. Il reprit son patient travail, limant sans bruit.
Soudain, le cri du crapaud s’éleva.
« Ah ! bête immonde, gronda le prisonnier, je te ferai bien taire ! »
Il recommença sa chasse, mais en vain. Lorsqu’il croyait tenir la bête, elle glissait entre ses doigts.
Cela dura des jours et des jours. S’il ne travaillait pas à déchirer sa porte, il rampait pour atteindre l’invisible crapaud. Le cri de la bête blessée résonnait à intervalles réguliers. Et le captif, exaspéré, suant de peur, sentait par moments sa raison se troubler. Ah ! quelle volupté c’eût été d’écraser le monstre, de le voir éclater sous sa botte !…
Presque dément, il l’insultait, le provoquait :
« Viens donc ! viens donc !… Montre-toi !… ose te montrer !… »
Or, il advint qu’à force de limer les gonds de la porte, ils cédèrent et que le battant, ayant pivoté lourdement, s’ouvrit.
Une porte !… Qu’était-ce auprès de ces barrières effrayantes qu’il lui faudrait franchir, sans doute, avant que de revoir le jour !… Pourtant, une joie infinie réchauffa son courage. Il pensa :
« Puisque Dieu a permis qu’avec mes mains je puisse détruire la première, c’est peut-être qu’il veut que les autres s’écroulent devant moi. »
Le couloir qui fuyait entre les murailles épaisses était à peu près aussi sombre que son oubliette. Ses yeux distinguèrent cependant une vague lueur venue, il ne savait pas d’où, mais qui adoucissait la nuit. Le cœur battant à faire éclater sa poitrine, il prêta l’oreille. Pas un bruit. Il se dit :
« Le geôlier dort… Les gardes fatigués sont, sans doute, assoupis… En route ! »
Il fit un pas.
« Par où ?… À droite ?… À gauche ?… Les minutes valent des siècles… une seconde, c’est une fortune… je ne puis en perdre une seule… De quel côté sont les issues ?… De quel côté me dirigeant, fuirai-je vers la campagne claire ? »
Il comprit qu’il allait se perdre, qu’il ne trouverait pas d’issue et qu’il se jetterait dans les bras des bourreaux. Une rage impuissante versa des larmes dans ses yeux. Il rugit :
« Oh ! toute ma raison inutile pour un éclair d’instinct ! »
Il crispait ses doigts dans ses cheveux, ses ongles labourant sa peau.
Et voici que, dans le même instant, retentit le cri lugubre du crapaud. À la lueur mourante qui, tout à l’heure, avait ravi ses yeux, il vit luire son corps gluant. Un attendrissement l’envahit, il regarda l’animal détesté comme un sauveur. Il se mit sur la pointe des pieds pour ne pas le gêner dans sa route, devinant que la bête allait d’instinct vers la lumière, et, qu’en suivant sur les dalles sonores la trace immonde de sa course, il marcherait, lui, vers le jour radieux.
La bête, estropiée jadis, avançait par bonds maladroits. Il ne la quittait plus des yeux, guettant sa piste. Derrière elle, il rampa dans des corridors, montant et descendant des marches, murmurant avec un accent de prière :
« Va… va… Emmène-moi… »
Tout à coup, un vent frais caressa son visage, et, devant lui, se détacha un pan de ciel, où des étoiles achevaient de briller. Au loin, un rais de lumière neigeuse, frangé de nuages, lui apparut. Les deux mains jointes, il pleura.
Ensuite, secouant son émotion, il avança une jambe : son pied glissa. Il posa l’autre : l’autre glissa aussi. Le sol semblait se dérober sous lui ; il enfonça jusqu’aux chevilles. Il essaya de dégager ses jambes prisonnières : il enfonça plus vite. Il était enlisé maintenant jusqu’aux genoux. Il étendit les mains, et, ses mains, qu’il croyait appuyer sur la terre solide, enfoncèrent dans une boue épaisse… Il descendait, descendait… II voulut appeler : sa voix s’éteignit dans sa gorge. La. boue montait. Il en avait jusqu’aux hanches… Elle étreignit son ventre, glissa jusqu’aux aisselles, effleura son menton et vint frôler ses lèvres…
Alors, comme dans un suprême effort, il ouvrait toute grande la bouche pour hurler, il entendit le cri qui avait obsédé ses veilles ; il sentit un corps mou contre sa face blême, et, devant lui, ventre gonflé, pattes tendues, il vit passer le gros crapaud qui, d’un bond, avec un bruit de pierre, plongea dans l’eau fétide.
L’homme gémit :
« Ah ! tu te venges !… »
Puis, il ferma les yeux, râla : « Mea culpa… » et disparut.
… De l’étang, soudain éveillé, s’élevèrent des coassements joyeux… La nuit mourait au bord du ciel changeant. Les rides du marais s’élargissaient dans l’ombre… L’eau se tut.
Un oiseau de ténèbres, fuyant le jour à tire d’ailes, effleura de son vol la moire sombre de l’étang, et l’aube lente, à travers la pluie grise, se hissa tout à fait sur l’horizon.
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(Maurice Level, in Le Journal, treizième année, n° 4308, dimanche 17 juillet 1904 ; ce conte cruel, s’inspirant naturellement de « La Torture par l’Espérance » de Villiers de l’Isle-Adam, sera repris dans le recueil Les Portes de l’Enfer, Paris : Édition du « Monde illustré, » 1910. Illustrations d’Alfred Kubin, « La poésie du cimetière, » 1945, « Crapauds, » c. 1940)