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J’avais passé une soirée délicieuse au Club national socialiste, avec des amis très gais, très « à la page. » Nous avions mangé des choses succulentes : un faisan truffé, qui était à lui seul un poème, et quand j’aurai dit que le Château-Laffite 1849 était digne, en tous point, du prix qu’on nous en avait demandé, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter…

Après avoir fumé d’excellents cigares (ils ont un assortiment de cigares prodigieux au Club national socialiste), nous avions échangé des vues du plus haut intérêt, sur la très prochaine égalité du genre humain et l’inéluctable et imminente nationalisation du capital… À vrai dire, je n’avais pas pris une part très active à la discussion, parce que, m’étant trouvé dès l’enfance dans la nécessité de gagner mon pain, le temps m’avait manqué pour étudier ces questions à fond. Mais j’avais écouté mes amis avec beaucoup d’attention et de plaisir : ils constataient que, depuis des millions de siècles, le monde marchait de travers et assuraient qu’en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ils allaient le faire marcher droit. L’égalité totale serait le mot d’ordre, l’égalité dans la fortune, la position, l’influence, les devoirs, et, conséquemment, dans le bonheur et les satisfactions de toutes sortes. Le monde à tous ! Le travail de chacun propriété de l’État et contribution au bien-être de la communauté ! La richesse individuelle, cette chaîne, dont une odieuse minorité garrotte une majorité sans défense, ce pistolet de voleurs de grands chemins, devait être retirée de la main criminelle qui, depuis trop longtemps, en terrorisait le monde. L’inégalité, c’était la misère, le crime, le péché, l’égoïsme, la vanité, l’hypocrisie ! Dans un monde où tous les hommes seront égaux, il n’y aura plus de place pour le mal, et la noblesse originelle de notre nature se révélera, éclatante ! Avec l’égalité, la terre sera semblable au ciel, sans le moindre despotisme divin !

Nous bûmes à la Sainte-Égalité, puis nous commandâmes de la chartreuse verte et des cigares.
 
 
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Je rentrai chez moi tout pensif et tardai à m’endormir, tant ce paradis qu’on m’avait fait entrevoir me paraissait excitant. Que la vie y serait délicieuse ! Plus de luttes sans merci entre les hommes ! Plus de jalousies, d’humiliations, de vicissitudes ! L’État se chargerait de nous dès l’heure de notre naissance, et nous pourvoirait en toutes choses, berceau et cercueil inclus. Plus de surmenage ! L’État nous demanderait trois heures de travail quotidien. Interdiction absolue de dépasser ces trois heures, quelque envie qu’on en puisse avoir ! Je n’aurais pas le droit, moi, de dépasser ces trois heures de travail ! Imaginez un peu ! Plus de pauvres à plaindre, de riches à envier ! Personne pour vous regarder de haut en bas ! Personne à regarder de bas en haut ! Toute notre existence réglée, sans que nous ayons d’autre souci que celui des destinées glorieuses qui attendent l’humanité !… Là-dessus, mes pensées entrèrent dans un chaos berceur et je ne tardai pas à m’endormir profondément.

Je fus assez surpris, au réveil, de me trouver couché entre les parois d’une boîte en verre et exposé dans une grande salle, haute de plafond, et d’aspect austère. Une étiquette était accrochée au-dessus de ma tête ; je me soulevai légèrement pour la lire : elle portait cette inscription :
 
 
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« Homme Endormi »

Période : XXème siècle.

 

« Cet homme fut trouvé endormi dans une maison de Londres, après la grande Révolution sociale de 1940. D’après le rapport de la logeuse, il semble qu’il dormait déjà depuis dix ans ; elle avait oublié de l’éveiller. Pour des motifs scientifiques, on décida de respecter son sommeil, afin d’en observer la durée. Il fut déposé dans ce musée le 11 février 1950.

Les visiteurs sont priés de ne pas lui jeter d’eau par les trous d’aération. »
 
 

Un vieux monsieur de physionomie intelligente, occupé à ranger des lézards desséchés dans une vitrine avoisinante, s’approcha et souleva mon couvercle :

« Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda-t-il. Quelque chose vous a dérangé ?

– Non, lui répondis-je, j’ai l’habitude de m’éveiller comme ça
quand j’ai assez dormi. En quel siècle sommes-nous ?

– Vingt-neuvième, me répondit-il. Vous avez dormi pendant mille ans exactement.

– Ah ! c’est donc ça que je me sens si reposé ! répliquai-je en sortant de ma boîte. Il n’y a rien de tel que de dormir tout son saoul !

– Je devine que vous allez faire comme les autres, me dit le vieux monsieur, pendant que j’endossais mes vêtements, rangés avec moi dans la vitrine ; vous allez me demander de sortir avec vous, de vous montrer les changements opérés, et vous ferez des réflexions stupides.

– Oui, lui répondis-je, il est bien probable que je vais faire tout cela.

– En route alors, ronchonna-t-il ; débarrassons-nous-en vivement. »

Et il m’indiqua le chemin.

Comme nous descendions l’escalier, je dis :

« Et alors ? est-ce que tout va bien maintenant ?

– Tout quoi ? dit-il.

– Le monde, répondis-je. Des amis à moi étaient en train de l’arranger, au moment où je me suis endormi… Y sont-ils parvenus ? Les hommes sont-ils égaux ? Le mal et la douleur ont-ils à jamais disparu de cette planète ?

– Oh, oui, répondit mon guide, tout va bien maintenant, vous 
allez voir… Nous en avons mis un bon coup, pendant que vous
dormiez !… Nous avons atteint une sorte de perfection… Per
sonne ne peut plus faire rien de mal, ou simplement d’idiot, et 
pour ce qui est de l’égalité, je voudrais qu’on me les montre, les
 bougres qui ne seraient pas à l’alignement ! »

Les plaisanteries de ce gardien de musée étaient certainement un peu vulgaires, mais le lui faire remarquer eût été du temps perdu.
 
 
REV2
 

Nous marchions à travers la ville. Elle était très propre et paisible. Les rues, désignées par des nombres, formaient des carrés symétriques. Pas de chevaux, pas de voitures, rien que des tramways électriques. Tous les gens que nous croisions avaient la même expression recueillie et se ressemblaient comme les membres d’une même famille. Tous étaient vêtus, comme mon guide, d’un pantalon gris, d’une tunique grise à col montant, serrée à la taille par une ceinture. Tous étaient rasés de près et avaient les cheveux noirs. Je dis :

« Tous ces hommes sont-ils jumeaux ?

– Jumeaux ? En voilà une idée ! Qu’est-ce qui peut vous faire dire ça ?

– Ils sont tellement semblables, et ils ont tous les cheveux noirs, dis-je.

– Oui, c’est la couleur imposée, m’expliqua mon compagnon ; nous sommes tous forcés d’avoir les cheveux noirs. Quand on n’a pas les cheveux noirs naturellement, on se les fait teindre.

– Mais pourquoi ?

– Je viens de vous dire que tous les hommes sont égaux… n’avez-vous pas compris ? Qu’adviendrait-il de cette égalité, si un homme ou une femme était autorisé à promener librement une ravissante chevelure dorée, pendant que d’autres exhiberaient une horrible crinière « queue de vache » ? Il faut non seulement que les hommes soient égaux, mais qu’ils le paraissent. En les obligeant à se raser et à porter les cheveux noirs, nous corrigeons, dans une certaine mesure, les erreurs de la nature.

– Mais pourquoi spécialement noirs ? » demandai-je.

Il ne savait pas. Il savait seulement que cette teinte-là avait été décidée.

« Par qui ?

– Par la Majorité ! »

Et, en disant ces mots, il soulevait son chapeau, baissant les yeux, comme en prière.

Nous continuions à marcher et croisions d’autres hommes.

« Il n’y a donc pas de femmes, dans cette ville ? m’écriai-je.

– Bien sûr que si, répondit-il, nous en avons croisé des centaines.

– Tout de même, je sais reconnaître une femme quand j’en vois une et je n’en ai pas aperçu l’ombre !

– Tenez, en voilà deux devant nous, dit-il, en me montrant 
deux personnes, habillées du pantalon gris et de la tunique
 d’ordonnance.
 
 
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– À quoi voyez-vous que ce sont des femmes ? demandai-je.

– Aux chiffres de métal que tout le monde porte au col.

– En effet, j’étais en train de penser que vous aviez un nombre considérable de policemen et de me demander où pouvaient être les autres citoyens.

– Eh bien, les nombres pairs, ce sont les femmes, et les impairs, ce sont les hommes. »

Nous marchâmes en silence pendant quelque temps, puis je demandai :

« Pourquoi chaque personne a-t-elle un numéro ?

– Pour la distinguer des autres…

– Tous ces gens n’ont pas de nom ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Il y avait trop d’inégalité dans les noms. Certains s’appelaient Montmorency, d’autres Smith… Les Montmorency méprisaient les Smith, qui méprisaient les Jones… Alors, pour simplifier, on a décidé de distribuer des numéros à tout le monde.

– Les Montmorency n’ont rien dit ?

– Si, mais les Smith et les Jones faisaient partie de la Majorité !

– Et les Un et les Deux consentent à frayer avec les Trois et les Quatre ?

– Au début, il y a eu quelques difficultés, mais avec l’abolition de la fortune, les chiffres ont perdu beaucoup de leur valeur et, maintenant, le numéro 100 ne se considère pas tellement supérieur au numéro 1000000. »

Je n’avais pas fait de toilette au réveil, le musée n’offrant que peu de possibilités à cet égard, et je commençais à me sentir mal à l’aise. Je dis :

« Pourrais-je me laver un peu ?

– Non, répondit-il, vous n’avez pas le droit de vous laver vous-même. Il faut que vous attendiez quatre heures et demie. Alors on vous lavera pour le thé.

– On me lavera ? m’écriai-je. Qui me lavera ?

– L’État. »

Il m’expliqua que l’égalité avait été impossible à obtenir, tant que les gens s’étaient lavés eux-mêmes. Certaines personnes s’ablutionnaient trois et quatre fois par jour, alors que d’autres ignoraient résolument l’usage de l’eau et du savon. Si bien qu’il se forma deux camps distincts : les Propres et les Sales. Et tous les préjugés de classes réapparurent. Les Propres méprisèrent les Sales et les Sales haïrent les Propres. Pour mettre fin aux discussions, l’État décida de prendre la chose en mains et, dorénavant, chaque citoyen fut lavé deux fois par jour par un fonctionnaire appointé par le gouvernement : tout lavage individuel fut proscrit.
 
 
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J’avais remarqué que nous longions d’énormes bâtisses, semblables à des casernes, de même taille, de même forme, sans jamais rencontrer la moindre maison. Je dis :

« Personne n’habite donc cette ville ?

– Vous en posez de drôles de questions ! Où diable voulez-vous que vivent tous ces gens-là ?

– C’est justement, ce qui me préoccupe, dis-je ; je ne vois pas de maisons !

– Nous n’avons pas besoin de maisons, de maisons comme celles auxquelles vous pensez. Nous sommes socialistes, maintenant ; nous vivons tous ensemble dans l’égalité et la fraternité ; nous habitons ces blocs que vous voyez ; chaque bloc loge mille citoyens ; il renferme mille lits, cent par chambre, des salles de bain, des salles à manger et des cuisines en proportion. À sept heures du matin, la cloche sonne. Chaque citoyen se lève et fait son lit. À sept heures et demie, on le lave, on le peigne, on le rase. À huit heures, c’est le déjeuner, consistant en une demi-pinte de porridge et une demi-pinte de lait chaud par personne adulte. Nous sommes tous végétariens maintenant. À une heure, la cloche sonne à nouveau pour le dîner : haricots et fruits cuits avec, deux fois la semaine, du rolly-polly pudding, et du plum-cake le samedi. Le thé est servi à cinq heures. À dix heures, c’est l’extinction des feux, et tout le monde se couche. Nous vivons tous de la même vie. l’employé de bureau et le balayeur des rues, l’apothicaire et le rétameur, tous ensemble, dans la fraternité et la liberté. Les blocs des hommes sont de ce côté de la voie et ceux des femmes, de l’autre.
 
 
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– Et les gens mariés ? demandai-je.

– Il n’y en a pas. Nous avons aboli le mariage, depuis deux cents ans environ. La vie conjugale ne cadrait pas du tout avec notre système ; ses tendances étaient nettement antisocialistes. Les hommes avaient plus de considération pour leurs femmes et leurs familles que pour l’État. Les liens du cœur et du sang les attachaient entre eux, par petits groupes. Ils entassaient dans l’ombre de quoi procurer de petites joies supplémentaires à ceux qu’ils chérissaient, et l’amour réveillait en eux l’ambition dangereuse. Pour mériter un sourire de la femme qu’ils aimaient, pour laisser à leurs enfants un nom glorieux, ils cherchaient à s’élever au-dessus du niveau commun, à accomplir des actions retentissantes. Chaque maison renfermait un centre révolutionnaire, dévoué à la propagation de l’individualisme et de la personnalité. L’esprit de camaraderie et l’esprit d’indépendance, vipères dangereuses, se réchauffaient au foyer des hommes, avant d’empoisonner leur cerveau. Les épouses fidèles n’avaient d’admiration et d’estime que pour leurs maris. Les mères riaient à la seule pensée qu’on pût comparer d’autres enfants aux leurs. Et les enfants révéraient leurs parents à l’exclusion de tous les autres humains. La famille, c’était notre ennemie. Songez qu’un homme pouvait être gratifié d’une épouse accomplie et de deux enfants exemplaires, alors qu’un autre traînait comme un boulet une mégère inapprivoisable et onze apprentis-vandales. Où était l’égalité ? En outre, là où existait la famille, existaient également la joie et la douleur. Était-il juste que dans un triste logis, auprès d’un berceau menacé, un homme et une femme sanglotassent dans la nuit, alors que, de l’autre côté de la cloison, un couple jeune, heureux, s’amusait des mille cabrioles de quelque splendide et florissant chérubin ? Où était-elle l’égalité ? C’est l’amour qui mettait en péril les destinées de l’humanité. Il fallait les supprimer, lui et ses œuvres. Nous n’avons plus de mariages, donc plus de scènes domestiques ; plus de serments, donc plus de déceptions ; plus de baisers, donc plus de larmes. »

Nous marchions toujours au long de ces blocs innombrables… Je demandai :

« N’y a-t-il plus de boutiques, de magasins dans cette ville ?

– À quoi bon ? répondit-il, c’est l’État qui nous nourrit, nous habille, nous loge, nous soigne, nous lave, nous coupe nos cors et nous enterre : quel besoin avons-nous de boutiques ? »

Depuis le temps que nous marchions, je commençais à me sentir fatigué. Je dis :

« Si nous entrions nous asseoir et boire quelque part ? »

Il dit :

« Boire ? boire quoi ? Nous avons droit à une demi-pinte de coco en dînant. C’est ça que vous voulez dire ? »

Je renonçai à lui fournir des explications qu’il n’aurait pas comprises. Je répondis :

« Oui, c’est cela. »

À ce moment, nous croisâmes un homme de belle apparence, et je remarquai qu’il n’avait qu’un bras. Déjà, au cours de la matinée, j’avais observé deux ou trois beaux garçons ainsi mutilés. J’en fis la remarque :

« Oui, m’expliqua mon guide, quand un homme dépasse les autres en taille et en force, nous lui coupons un bras ou une jambe, afin de rétablir l’équilibre. La nature, vous savez, retarde lamentablement… nous faisons en sorte de réparer ses bévues. »
 
 
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Je hasardai :

« C’est dommage que vous ne puissiez pas l’abolir entièrement !

– Certes, dit-il, c’est bien regrettable ; mais nous avons tout
 de même fait beaucoup ! »

Et son regard exprimait une fierté bien légitime, en somme. Je demandai :

« Que faites-vous quand vous vous trouvez en présence d’un homme réellement supérieur ?

– La chose devient de plus en plus rare, répondit-il ; il y a 
bien longtemps que nous n’avons rencontré un sujet vraiment
dangereux ! »

Je dis :

« Et vous trouvez convenable d’amputer ainsi ces gens à tort et à travers ?

– Indiscutablement, c’est convenable.

– Pourquoi, indiscutablement ?

– Parce que c’est la Majorité qui le commande…

– Je ne vois pas…

– Une Majorité ne peut pas se tromper.

– En somme, dis-je après réflexion, quand on décide de s’établir dans cette ville, il est préférable de faire partie de la Majorité, hein ?

– Sûrement ; c’est ce que font la plupart des gens… Ils trouvent ça plus profitable. »

Je commençais à être fatigué de cette ville. Je demandai à faire un petit tour dans la campagne.

« Si vous voulez, répondit mon guide, mais ça ne vous plaira pas davantage.

– Pourquoi ? C’était si beau, la campagne, avant que je ne
m’endorme… Il y avait des arbres gigantesques, solennels, des
prairies semées d’herbe douce qui obéissait aux caprices du vent,
de petits cottages couverts de roses, des…

– Oh ! nous avons changé tout ça, m’interrompit-il. Maintenant, il n’y a plus que d’immenses potagers coupés à angles droits de canaux et de routes. Nous avons supprimé la beauté. Il n’était pas juste que certains aient sous les yeux d’adorables paysages, alors que d’autres vivent en face de marais malsains et stériles.

– Dites-moi, demandai-je, on peut s’en aller de ce pays…
 émigrer ailleurs… n’importe où ?…

– Oui, répondit-il, si on veut… mais c’est inutile. Tous les pays se ressemblent. Le monde entier maintenant est fait d’un seul peuple qui possède un seul langage, une seule loi, une seule existence.

– Et jamais d’inattendu ? de changement ? Pour vous distraire, que faites-vous ? Avez-vous des théâtres ?

– Non répondit-il, nous avons supprimé les théâtres… Le tempérament histrionesque était incompatible avec les principes de
 l’Égalité. Chaque acteur se croyait supérieur aux autres hommes…
 En était-il ainsi à votre époque ?

– Ma foi, oui, répondis-je, mais ce n’était pas bien gênant…

– Ah ! pour nous, c’était grave !… et puis un groupement important : « les Vigilants du Ruban Blanc, » avait décrété que les endroits de plaisir étaient tous viciés et dégradants… Il amena la Majorité à partager son opinion.

– Avez-vous le droit de lire des livres ?

– Vous savez… il ne s’en écrit plus beaucoup… Nous vivons 
une existence si parfaite, si préservée de douleurs, de joies,
 d’espoirs, d’amour, qu’il n’y a guère de sujet d’écrire, sauf naturellement sur ce qui concerne les destinées de l’humanité !

– Mais les œuvres d’autrefois, les classiques ? Vous avez eu Shakespeare, Walter Scott, Thackeray… et même, si je me souviens bien, j’ai moi-même écrit une ou deux petites choses qui n’étaient pas mal du tout… Qu’en avez-vous fait ?

– Nous avons enterré tout le lot… C’était plein de notions fausses et surannées, de souvenirs du temps où les hommes étaient des esclaves et des bêtes de somme… »

Il m’expliqua encore que les tableaux et les statuts avaient été détruits pour cette même raison, et aussi parce qu’ils avaient été jugés inconvenants par « les Vigilants du Ruban Blanc »… que l’art et la littérature étaient proscrits pour leur tendance à amener les hommes à penser… que, lorsque les hommes pensaient, l’égalité était rendue difficile.

Les sports et les jeux étaient également supprimés pour éviter les compétitions.

Je demandai :

« Combien de temps vos concitoyens travaillent-ils quotidiennement ?

– Trois heures, me répondit-il. Passé ces trois heures, notre temps nous appartient.

– C’est à quoi je voulais en venir… Que faites-vous de votre temps ?

– Nous nous reposons, dit-il.

– Quoi ? pendant vingt et une heures ?

– Oui… nous nous reposons… nous pensons… nous parlons…

– De quoi parlez-vous ?

– Oh !… de l’existence d’autrefois qui devait être bien misérable… de notre bonheur actuel… et puis, des destinées de l’humanité !…

– Vous n’êtes pas un peu rassasié des destinées de l’humanité ?

– Non… vraiment, non…

– Et quelles sont-elles, à votre avis, les destinées de l’humanité ?

– De continuer la même existence… avec l’espoir d’une plus grande égalité ; que l’électricité serve à plus d’usages encore ; que chaque citoyen ait droit à deux bulletins de vote… puis…

– Merci… ça suffit. Et, en fait de religion, où en êtes-vous ? Avez-vous une religion ?

– Oh ! oui.

– Vous adorez un dieu ?

– Certes.

– Comment l’appelez-vous ?

– La Majorité.

– Encore une question… Je suis confus de vous ennuyer ainsi…

– Du tout… ça fait partie de mes trois heures de travail…

– Ah ! tant mieux… Je me reprocherais d’empiéter sur votre repos… Je voudrais savoir si beaucoup de gens, chez vous, se suicident…

– Non… l’idée n’en vient à personne. »

J’observai les visages de ces hommes et de ces femmes que nous croisions… Leur expression était patiente, résignée, pathétique ! Où donc l’avais-je remarquée déjà ? Et tout à coup je me souvins : c’était l’expression étonnée, bornée des chevaux et des bœufs que, dans les temps révolus, nous dressions à nous servir. Non, ces gens-là… les gens de maintenant, ne devaient pas penser au suicide.
 
 
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Comme les visages et les choses s’estompent tout à coup ! Où est mon guide ? Et pourquoi suis-je assis sur le trottoir ? Il me semble – c’est étrange – reconnaître la voix de Mrs. Biggles, ma logeuse… Aurait-elle dormi pendant mille ans, elle aussi ? Elle dit qu’il est midi… Midi seulement ? Et c’est à quatre heures et demie qu’on doit me laver ! Quel ennui ! Je me sens si las, si chaud, et j’ai si mal à la tête !

Hello !… mais je suis dans mon lit ! Alors quoi ? Est-ce un rêve ? Suis-je de retour dans le XIXème siècle ? J’entends, à travers les vitres, le mouvement et le vacarme habituels… les hommes travaillent, luttent, peinent, taillent leur chemin à grands coups de force et de volonté. Ils pleurent, ils souffrent, ils rient, ils font le mal, ils font le bien, ils se battent, ils s’entraident, ils vivent ! Et j’ai du travail aujourd’hui pour plus de trois heures, assurément !… Et j’avais résolu de me lever à sept heures ! Et… Seigneur ! Seigneur ! Je n’aurais pas dû fumer tous ces horribles cigares hier soir !…
 
 
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(Jérôme K. Jérôme, « The New Utopia, » traduit par Andrée Méry, in Lecture pour tous, revue universelle et populaire illustrée, novembre 1930 ; cette dystopie sera reprise en fascicule en octobre 1938 : « La Cause, » Imp. Coueslant. Une autre adaptation, moins fidèle, « La Nouvelle Utopie ou le monde en l’an 3000, » est également parue dans La Revue Belge, onzième année, tome III, n° 3, 1er août 1934. Les illustrations de J. Touchet sont extraites de la publication dans Lectures pour tous, celles de G. G. Fraser de l’édition originale, Diary of a Pilgrimage (and Six Essays), Bristol : Arrowsmith, 1891)

 
 
 
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