Chasseur novice, je m’étais égaré à la poursuite d’un lièvre et je cherchais ma route, la nuit tombée, mon chien entre les jambes, quand ma fortune me fit rencontrer Cormerais, le garde de M. Deshouzeaux. Il surgit tout à coup à l’orée d’un taillis, la pipe aux dents, et me reconnut. Je lui confiai mon embarras en lui demandant s’il pouvait m’accompagner un bout de chemin.
Le bonhomme ôta sa casquette.
« À votre service, monsieur, dit-il. Je vais justement au bois des Capucines, tout à fait dans votre direction. On pourrait prendre le raccourci par le moulin de Hucheloup, si vous n’avez pas peur.
– Et pourquoi aurais-je peur, Cormerais ? »
Il haussa les épaules.
« Il y a des diries, des contes de bonne femme. L’endroit est désert et bien des gens, quand on les paierait cent francs, n’y voudraient pas passer par les nuits de pleine lune comme celle-ci.
– Ah bah ?
– Oui, c’est rapport à feu Gabou, l’ancien meunier, mort depuis plus de quarante ans. On dit qu’il revient pour courir la galipote.
– La galipote ?
– C’est vrai, vous êtes de la ville, vous ne savez pas. La galipote est une bête surnaturelle, monsieur, une bête qu’on ne voit que la nuit. Tantôt un cheval à grand’ queue qui montre ses dents dans un mauvais rire, tantôt un mouton extraordinaire qui vous saute aux épaules et qui est si lourd, si lourd ! Ceux qui les ont rencontrés sont morts dans l’année. La galipote, c’est la forme que prennent, pour tourmenter les vivants, les sorciers défunts. »
Le garde cracha par-dessus son épaule gauche pour conjurer le maléfice des paroles.
« Vous ne l’avez pas vue, vous, Cormerais, la galipote ?
– Dieu merci, non, monsieur. Et pourtant, passer la nuit aux champs, dans les bois, c’est mon métier. Mais j’ai un bout de cierge de la chandeleur cousu dans la doublure de ma vareuse. Ceux de l’autre monde ne viendraient pas s’y frotter. »
*
Il parlait avec un soupçon d’ironie dans la voix, comme un homme qui se moque ou qui veut avoir l’air de se moquer. La nuit était belle et claire, la campagne pleine de bruissements. Nos pas faisaient sonner les cailloux d’un chemin creux qui fleurait l’eau croupie et le miel. Cormerais m’aida à enjamber un échalier et, soudain, sur une plate-forme éventée, le moulin de Hucheloup se dressa, tout noir, devant la lune. Le garde ne parlait plus, mon chien se colla à mes talons.
Une ruine, ce moulin à l’abandon. L’une des ailes, cassée, pourrissait à terre ; les trois autres tenaient encore à leur moyeu, semblables à des arêtes desséchées de poisson. Le chapeau d’ardoise s’était crevé, montrant la charpente. À côté, la maison du meunier, le grenier, la cave et l’étable, sans toits, s’éboulaient pierre à pierre. Le orties avaient envahi la cour et montaient jusqu’aux orbites vides des fenêtres.
Autrefois, les moulins à vent étaient la poésie du pays. D’un côté de l’horizon à l’autre, on voyait leurs tours pacifiques dominer la houle des blés. De leurs croix frissonnantes, ils semblaient tracer de grands gestes de bénédiction sur cette nourriture des hommes. On tenait aux moulins comme au clocher ; de l’orientation de leurs vergues, on tirait des présages de beau temps ou de pluie. En semaine, les chars y portaient le froment blond parmi les caquets des poules ; et le dimanche, les amoureux y venaient danser sous la garde des meuniers complices qui versaient le muscadet pour trinquer aux accordailles.
Mais cela, c’était l’ancien temps. Peu à peu, des industriels bâtirent, le long de la rivière, des minoteries grandes et laides comme des casernes et les fermiers oublièrent le chemin des moulins. L’un après l’autre, on les démolit.
Le moulin de Hucheloup s’obstina le dernier à tourner et à moudre. Mais son tic-tac se taisait depuis une quarantaine d’années. Il n’était plus désormais qu’un spectre au-dessus des guérets. La mort de Gabou, son dernier propriétaire, avait entraîné sa perte. Personne ne l’avait habité depuis. On en fuyait l’ombre comme celle d’une maison hantée.
*
Tout le temps que nous fûmes au voisinage de la ruine, Cormerais ne dit pas un mot. Mais quand le moulin disparut derrière les buissons, il battit le briquet et alluma une pipe.
« Sacré Gabou ! fit-il pour renouer la conversation.
– Vous l’avez connu ?
– Personnellement, je ne peux pas dire. J’étais haut comme ça quand il est mort. Mais on en a bien raconté ! Si l’on écoutait tout… Un sorcier, quoi !
– Parlez-vous sérieusement ?
– Dame ! Un meunier qui tient le coup quand tous les autres s’en vont en mettant la clef sous la porte, vous trouvez ça naturel, vous ? C’était un vieux madré, mauvais comme une gale, mécréant comme Judas, qui faisait peur à tout le monde. Et malgré ça, – ou peut-être à cause de ça, – tout le monde lui portait son grain. Il a eu de la chance jusqu’à la fin et des sous… en veux-tu en voilà ! Il fallait bien qu’il y eût des manigances là-dessous. Mais, comme disait ma défunte mère, le diable a toujours son tour.
– Je ne vois là rien de surnaturel. Votre Gabou était un adroit compère qui savait tirer argent de sa mauvaise réputation et possédait tout le pays par la terreur ; les prétendus sorciers ne sont jamais autres.
– Si vous voulez, je ne dis pas non. N’empêche qu’au moulin il se passait des choses peu catholiques et que les valets et les chambrières mouraient de peur. En prenant de l’âge, le vieux était devenu hargneux et inquiet. Des fois, le soir, quand il était assis à table avec ses domestiques, à la chandelle, on entendait frapper des coups mystérieux dans la porte. Gabou devenait blanc comme un linge et criait : « N’ouvrez pas, surtout, n’ouvrez pas ! » C’était, pas vrai ? comme s’il eût craint un créancier venant chercher son dû. Un soir, à la nuit, la servante ouvrit tout de même, par étourderie, sans y penser. Et il entra un grand chien nègre, aux yeux de feu, qui fit trois fois le tour de la table et s’ensauva. Gabou tremblait de tous ses membres et, trois jours après, comme je vous le dis, il était mort.
– Des coïncidences, tout cela, grossies par l’imagination des gens.
– Attendez, Gabou ne mourut pas comme un homme ordinaire. Au moment où il rendait le dernier soupir, il sortit de sa bouche une poule couverte de poils qui s’envola dans la cour en criant dans notre patois : « Qué t’o qué m’vut ? » Vous diriez en français : « Qui est-ce qui me veut ? » C’était, sauf le respect que je vous dois, le Malin qui, chassé de ce corps mort, cherchait un logement.
– Vraiment, Cormerais, quelqu’un que vous connaissez a vu la poule ? demandai-je, abasourdi.
– Qui l’a vue, je n’en sais, ma foi, rien. Mais c’est une chose bien connue de tout le monde ici.
– Et vous croyez ça, vous ? »
Nous étions parvenus à la route nationale. Au haut de la côte, le bourg de Saint-Cornély montrait quelques fenêtres tardivement éclairées. Cormerais se gratta la tête.
« J’y crois… et peut-être bien que je n’y crois pas, fit-il évasivement. Est-ce qu’on sait ? Le diable est plus malin que nous. »
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(Octave Béliard, « Les Contes du Petit parisien, » in Le Petit Parisien, journal quotidien du soir, cinquante-troisième année, n° 18858, mardi 16 octobre 1928 ; « Le Tâte-poule, » gravure du maître HSD, XVIe siècle)