CEZANNE AUTOPORTRAIT
 

LES MASCARADES

 

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ENQUÊTE TRÈS LITTÉRAIRE

 
 

Les lauriers de Jules Huret m’empêchaient de dormir. Aussi, pour mettre fin à mon insomnie persistante, me suis-je résolu à tenter, anch’io, ma petite enquête évolutive.

De l’influence du chapeau mou sur le cerveau des poètes, telle est la question que j’ai cru devoir poser à nos sommités intellectuelles contemporaines. Cette question, on voudra bien en convenir, est palpitante d’intérêt et des plus littéraires ; mais, ayant le triomphe modeste, je ne me ferai pas gloire d’être le premier à la soulever.

Il est un fait indéniable ; en cette maladive fin-de-siècle, la poésie se meurt, la poésie est morte, épuisée. Il s’agit de la régénérer. Brown-Séquard a su redonner aux vieillards impuissants leur ancienne ardeur juvénile. C’est bien. Il y a mieux : il faudrait maintenant trouver le moyen de rendre à la Muse sa force et sa splendeur passées.

En de pareilles matières, les petites causes, les infimes détails produisent souvent les plus grands effets. C’est ainsi qu’on a été porté à supposer que si le cerveau des poètes est devenu si peu fécond, si étroit, la faute en est peut-être à la forme et à la composition des chapeaux mis à la mode depuis quelques lustres. Et, de fait, la poésie n’était-elle pas plus vivante au temps heureux où les crânes chevelus arboraient seulement des chapeaux mous ?

Voilà ce qu’il serait nécessaire de savoir exactement : un intérêt national, humain, est en jeu, – le Poète étant une chose sacrée, rare, glorieuse. S’il était prouvé que le chapeau mou exerce une influence bienfaisante sur le cerveau des rimeurs, ceux-ci devraient être astreints, par décret, à s’interdire tout autre genre de coiffures.

La question est donc posée. Pour la résoudre, je me suis adressé à nos plus éminents confrères en littérature, auxquels j’ai demandé en outre, par la même occasion, quelques appréciations sur l’évolution poétique actuelle.

La première réponse reçue est celle ci-dessous de
 

M. FRANCISQUE SARCEY.

 

« Mon cher Confrère,
 

Votre question est originale, et c’est pourquoi je m’empresse d’y répondre, encore que j’aie pris la bonne habitude de ne me laisser jamais interviewer d’aucune façon. Et j’ai bien raison. Car, là, entre nous, avouez que je serais bien bête si, ayant une opinion à donner sur quelque chose, je ne me servais pas, pour la communiquer au public, d’un des nombreux journaux où j’écris. Cela me fait de la copie et me rapporte de l’argent. Or, tout est là. Avant tout, il faut être positif, que diable !…

En deux mots, je pense que l’influence du chapeau mou sur le cerveau des poètes est réelle et bienfaisante. Ainsi, tenez, la plupart des poètes que je connais portent des chapeaux mous ; je ne parle pas, bien entendu, de la multitude de ces versificateurs qui, encore à l’état de chrysalides, se croient déjà des soleils capables de chanter de main de maître (sic), et ne sont en réalité que des ratés et des poseurs.

D’autre part, je me souviens qu’à la pension Massin, où j’étais, ceux de nos condisciples qui montraient le plus de dispositions poétiques portaient précisément des chapeaux mous. Ah ! cette pension Massin ! Que de souvenirs elle m’a laissés…

About, lui, n’avait pas de préférences pour le chapeau mou. Il est vrai que ce n’était pas un versificateur de profession ; mais quand même combien il était poète !… C’est bien dommage qu’il soit mort, car il avait bien du talent…

Ce talent, nos petits jeunes gens d’aujourd’hui feraient bien de l’acquérir. Ils se plaignent que toutes les avenues leurs soient bouchées et qu’ils ne puissent arriver à rien. Mais fichtre ! qu’ils aient du talent, et ils y arriveront. Voyez-vous, moi, ils me font suer, les Moréas, les Saint-Pol Roux, les René Ghil. Ce sont des toqués ou des fumistes ; ils ne savent pas grand-chose et ils veulent, à la faveur d’une obscurité impénétrable, se faire prendre pour de grands génies méconnus.

C’est une opinion reçue que je suis une buse. Buse tant qu’on voudra, n’empêche que j’ai du bon sens. Ça, je le sais et je m’en vante. Et c’est justement ce bon sens qui me fait penser que la poésie de demain sera claire ou ne sera pas. Nous autres, Français, nous n’aimons guère le vague et le nébuleux ; nous préférons la lumière ; nous sommes essentiellement classiques.

Les générations nouvelles haussent les épaules, lorsque je leur raconte tout cela. Et pourtant, c’est la pure vérité ; et vous me direz ce que vous voudrez, vous ne me ferez jamais croire que du jour au lendemain tout un peuple va changer ses goûts et ses habitudes ; la France préférera toujours Boileau à René Ghil et Corneille à Charles Morice.

Voilà mon opinion : c’est la bonne, à mon avis.
 

Agréez, etc.
 

FRANCISQUE SARCEY.

 

N.-B. Quand reviendrez-vous nous voir à Paris ?… Vous avez dû apprendre que je me suis marié dernièrement… C’est Léonide Leblanc qui enrage… »
 

Pour copie conforme :

 

PANGLOSS.

 
 

*

 
 

Si j’en juge par le nombre des réponses reçues, le sujet de mon enquête très littéraire : De l’influence du chapeau mou sur le cerveau des poètes, – et, comme corollaire, quelques appréciations sur l’évolution poétique – semble avoir fortement intéressé nos sommités intellectuelles. – On comprendra que je ne puisse transcrire ici toutes les lettres qu’on m’a fait l’honneur de m’adresser ; je ne citerai que les plus typiques.
 

M. JEAN MORÉAS

 

m’écrit, entre autres choses :
 

« Moi qu’Athènes a nourri – considérant que le poète ayant de rudes combats à soutenir contre le vil public, doit s’armer formidablement, – je n’admets comme couvre-chef que le casque de Pallas Athéné… »
 

Et plus loin :
 

« Il n’y a que deux poètes aujourd’hui : Moi et Verlaine, – et encore Verlaine !… »
 

Nous n’avons cru devoir donner que les deux phrases compréhensibles de la réponse de l’esthète Papadiamantopoulos.

Après la lettre de Sâr-Cey, ces quelques mots du
 

SÂR PÉLADAN

 

« Je ne sais, mon cher confrère, si le chapeau fait le poète, mais certainement les bottes et la barbe assyrienne font le Sâr. Je suis un exemple de ce que j’avance. J’ai dû, pour me faire remarquer, devenir ridicule. J’étais un fumiste, au début ; maintenant, je me prends au sérieux, je suis sincère dans mes extravagances… Faites-moi donc un peu de réclame dans votre journal : je vous enverrai mes livres dédicacés affectueusement… »
 

D’Italie, j’ai reçu une réponse de
 

M. PAUL BOURGET

 

où le subtil romancier me dit ne point croire à l’influence du chapeau mou sur le cerveau des poètes, mais bien plutôt à l’influence de la psychologie sur le mariage :
 

« Soyez psychologue, vous aurez les femmes pour vous, et vous vous marierez richement. Claude Larche ne l’a pas compris, mais moi, j’ai eu l’œil comme dirait Cazals. Et je suis heureux, bien que mes livres ne se vendent plus guère… »
 

Eussiez-vous jamais cru que tant de vulgarité entrât dans l’âme d’un psychologue !

J’avais aussi interrogé l’homme du jour,
 

L’AMIRAL GERVAIS

 

lequel, comme à mon confrère de la Vie parisienne m’a adressé, pour toute réponse, sa photographie.
 

M. FRANÇOIS COPPÉE

me dit :
 

« Le chapeau mou ? Mauvais système. Le melon, voilà ce qu’il faut aux poètes. Ainsi, moi, je n’ai jamais porté que le melon, – et je me suis toujours rasé, – comme un cabot. Mais je ne le suis pas, ni melon ni cabot : je suis poète. Poète naturaliste, bourgeois, humble. C’est ma spécialité : je suis le poète de l’avenir. Moréas sera depuis longtemps oublié que l’on parlera encore de moi… »
 

Au tour maintenant de
 

M. CARNOT :

 

« Je ne suis pas poète, mais simplement Président de la République. Pourquoi ? Parce que je n’ai jamais porté de chapeau mou. Or, comme vous le pensez justement, les seuls poètes, les vrais poètes sont ceux qui arborent des chapeaux mous, les autres sont de simples prosateurs, de vulgaires politiciens, comme moi… »
 

Je regrette fort que la place mise à ma disposition ne me permette pas d’insérer intégralement toutes ces lettres qui, ainsi tronquées, perdent de leur saveur et de leur homogénéité. J’eusse voulu transcrire aussi d’autres réponses à moi envoyées par Catulle Mendès, Leconte de Lisle, Vacquerie, Sully-Prudhomme, Pailleron, Meilhac, Daudet, etc. À mon grand regret, je dois me borner à dire que l’opinion généralement exprimée est qu’il faut désormais, pour régénérer la poésie en France, obliger tous ceux qui font profession de versifier à porter des chapeaux mous. Aristide Bruand, lui, propose la casquette à trois ponts.

Et maintenant, la parole est à M. Bourgeois, ministre de l’Instruction Publique, à qui nous demandons un décret dans le sens du résultat de notre interview. Nous osons compter sur toute la vigilance du gouvernement.
 
 

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(« Pangloss », in La France moderne, littérature, science et arts contemporains, n° 46-47, 24 septembre et 8 octobre 1891 ; Paul Cézanne, « Autoportrait au chapeau mou, » 1875)