Je lisais, sur la dune, un matin. Ou plutôt, le livre ayant glissé dans l’herbe dure, je goûtais le charme vigoureux du paysage marin, balayé par une forte brise. Couché sous un chêne-vert, à l’abri d’un tertre bleuté de chardons, j’entrevoyais un bout de l’immense plage déserte et un coin de mer houleuse. Le vent charriait un sable invisible et faisait derrière moi, dans la forêt de pins, un grondement qui se confondait avec celui des flots.
« Salut ! » fit la voix guillerette de Stéphane.
Ses espadrilles se posaient sans bruit sur le sol sablonneux.
« Tu viens du bourg, Stéphane ? Quoi de neuf ?
– Eh ! eh ! Quelque chose, aujourd’hui ! Un forçat s’est évadé du dépôt.
– Non ?
– Parole. Ce matin. Tout à l’heure. L’île est en émoi, l’alarme donnée dans les ports. L’homme ne s’est pas encore embarqué, on en est sûr. Il n’a pas, non plus, traversé le pertuis à la nage. Et sais-tu qui c’est ? Devine !
– Néris, parbleu ! Du moment que tu prends ce ton !
– Tout juste ! Néris. Ah ! on n’en a pas fini avec ton lascar !… Eh bien, ça te trouble ?
– Oui, ça me trouble. Après tout, je suis toujours son avocat. Rien ne m’est indifférent de ce qui touche mes clients… Et puis, Néris…. Je ne saurais te dire… Je ne peux pas m’expliquer… Enfin…
– Enfin, il t’est très sympathique !
– Non, ce n’est pas cela. Mais il m’intéresse passionnément. Il m’intéresse depuis la première fois que je l’ai vu, à la prison de Bayonne. On m’avait désigné d’office pour le défendre. La cause ne me souriait guère…
– Je te crois ! Une baigneuse sauvagement assassinée, en pleine eau !
– Oui. Vilaine affaire, c’est vrai, dis-je rêveusement. On entendit un grand cri et on aperçut Mlle Barjot – la ravissante Mlle Barjot dont les costumes de bain faisaient sensation – qui se débattait assez loin de la rive, dans les bras d’un homme. Nul doute : elle appelait au secours. Une dizaine de baigneurs nagèrent vers elle. Il y eut, dans l’eau, une lutte homérique, à la suite de laquelle on ramena le cadavre de la jeune fille étranglée et le corps inerte d’un grand garçon à moitié mort, assommé par ses agresseurs. Il était nu ; son maillot avait dû céder au cours de la bataille. Il ne rouvrit les yeux qu’au poste de police. C’était un paysan bourru et idiot, incapable de s’expliquer. On n’a jamais su comment il avait pu se glisser parmi les baigneurs élégants. Personne ne le connaissait. Son identité n’a jamais pu être établie. J’ai fini par l’appeler Néris, en interprétant une exclamation gutturale qu’il répétait volontiers…
– Bah ! Son imbécillité lui a servi !
– Assurément. Tout autre eût été condamné à mort. On ne guillotine pas un simple d’esprit.
– Mais toi, voyons, franchement, tu n’en as rien tiré pendant tes entrevues avec lui ?
– Jamais. Rien. Il se tassait dans un coin de sa cellule, l’air farouche… Il est beau, merveilleusement fort. Ses yeux sont d’un vert bizarre. Son teint, avant l’incarcération, était celui des pêcheurs de la côte. Ah ! oui, il m’a intéressé tout de suite. Et j’ai souvent pensé à ce bestial Apollon depuis que je suis ici, sachant qu’il attendait, au dépôt des forçats, son embarquement pour la Guyane… J’avais plaidé de tout mon cœur, aux Assises, persuadé qu’il n’était pas responsable de ses actes, certain que nous avions affaire à un être… comment dirai-je ?… innocemment monstrueux…
– Allons donc !
– Oui. Ah ! je sens : tu ne peux pas me comprendre ! Nul ne peut me comprendre. Mais moi qui ai passé des heures en sa compagnie…
– Eh bien ?
– Eh bien, je le considère comme hors-la-loi… Mais tu continues à ne pas me comprendre. Ah ! comment formuler ce qu’on ne fait que ressentir confusément ?… Tiens, ce goéland qui passe dans le ciel, il est hors la loi des hommes, n’est-ce pas ? Eh bien, Néris est dans le même cas…
– Écoute ! » fit Stéphane tout à coup.
Je prêtai l’oreille. Un bruit tumultueux se rapprochait sous bois.
« Regarde ! » chuchota Stéphane, le doigt tendu.
Je vis alors, traversant la dune et courant vers la mer, un homme qui arrachait ses vêtements de forçat et les abandonnait derrière lui : Néris, rapide, souple, athlétique…
Un officier à cheval galopait à ses trousses. Deux gendarmes parurent, leurs bicyclettes à la main, à cause du sable. Puis quelques gardiens du dépôt. Une dizaine en tout.
L’officier criait au fugitif :
« Arrête ! Arrête ! »
On entendit un coup, de revolver, qui ne fut suivi d’aucun effet.
« Ne tirez pas ! clama l’officier. C’est inutile. Vous voyez bien qu’il est pris. Formons une ligne au bord de la mer. Il faudra bien qu’il sorte de là ! »
En effet, de ce côté de l’île, c’était l’Océan formidable, – l’Océan jusqu’à l’Amérique…
Cependant, Néris, nu comme un dieu, s’avançait dans la mer, à longues foulées.
« Le voilà perdu, dit Stéphane. C’est une idée de bête traquée, le bat- l’eau du cerf, hallali courant ! »
Mais quand Néris eut de l’eau à mi-corps, il plongea sous la crête écumeuse d’une lame, et…
Et nous ne devions pas le revoir.
Si loin que nos regards se portassent sur la solitude mouvante, aucune tête humaine ne reparut. Le forçat ne prit pied sur aucun point de l’île ni du littoral, où la surveillance la plus vigilante fut établie ; et les marées suivantes ne roulèrent sur les plages aucune dépouille mortelle.
Néris a-t-il coulé bas de telle sorte qu’un courant se saisit de son corps ? Cela est fort improbable. Mais on peut se livrer, sur sa disparition, aux hypothèses les plus variées.
La mienne… J’ose à peine l’exprimer.
Car depuis le début de cette affaire criminelle et insolite, ne m’étais-je pas laissé suggestionner par certaines apparences et ambiguïtés ? N’avais-je pas revêtu d’un éclat merveilleux et d’un reflet d’écailles la personnalité de cet étrange Néris ? N’avais-je enfin suivi qu’un rêve de ma subconscience en lui prêtant ce nom presque néréidien, ce nom qui, lu à l’envers, retourné comme par un miroir mystérieux, donne le mot « Siren, » trouble et suggestif comme un songe ébauché ?
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(Maurice Renard in L’Intransigeant, « Les Contes de l’Intransigeant, » quarante-sixième année, n° 16470, mardi 8 septembre 1925)