Et puis, après tout, ces gens-là, ils commençaient à m’agacer !
D’abord, c’étaient leurs prétentions, aussi bien à mon sujet, qui ne leur en demandait pas tant, qu’au leur propre. Ils m’avaient cru longtemps le centre de l’univers entier, qu’ils s’imaginaient tournant autour de moi. Puis d’autres s’étaient avisés de découvrir que je n’étais le centre de rien, qu’au contraire j’étais en état d’infériorité vis-à-vis non seulement du Soleil, mais de presque toutes les planètes. Avec mon unique satellite, quelle figure faisais-je en face de Jupiter, qui en a quatre, de Saturne, huit, et d’Uranus, dix ? Leur orgueil, pourtant, ne désarmait pas, et, à défaut de moi, ils continuaient de se considérer, eux, comme le centre persistant de l’univers, parce qu’ils estimaient qu’eux seuls fussent doués de la faculté de comprendre. Même ceux qui se faisaient gloire d’être des incrédules, comme ils disaient, ne pouvaient se débarrasser de la conception que leurs ancêtres avaient puisée dans un livre, ancien pour eux, qu’ils appelaient la Bible. Entre eux, ils parlaient gloire et éternité, proclamant que tels et tels étaient assurés de l’une et de l’autre, et leur élevant des monuments qu’ils jugeaient indestructibles. Moi, qui savais que d’autres races avaient disparu d’autres planètes et d’autres astres, eux-mêmes disparus ou bouleversés, j’en riais sous cape. De temps en temps je ne pouvais m’empêcher d’éclater : c’était plus fort que moi. Ma forte gaieté fusant par la bouche d’un de mes volcans, je leur lâchais sur la tête un déluge de feu, de cendres et de fumée, ou bien je secouais une de leurs taupinières, qu’ils appelaient des villes. Rien n’y faisait. Ils se croyaient en sûreté avec moi et sur moi, comme lorsqu’ils s’embarquaient sur une de leurs coques de noix, qu’ils appelaient « grands vaisseaux, » et qui devaient les conduire à un port de tout repos. Pour eux, le port où je les menais, moi, c’était la gloire pour l’éternité. Pauvres gens ! Bien entendu, je n’oubliais pas de secouer non plus leurs coques de noix. Un souffle un peu plus fort que de coutume sur mes eaux, et le tour était joué. Je faisais aussi appel à d’autres de mes éléments qu’ils croyaient avoir domptés. Il suffisait d’un petit crépitement, d’une explosion imperceptible, d’une détonation de rien pour que mes gens, réduits à l’état de cadavres, entrassent dans leur éternité, sinon dans la gloire. Rien n’y faisait ; et l’orgueil de leurs successeurs n’allait que croissant.
Ensuite, ils m’agaçaient l’épiderme avec leurs travaux. Ce n’est point qu’ils l’aient fait sur tous mes points sensibles. Il me restait des rocs irréductibles, des forêts vierges, quelques îles inabordables, des fleuves non souillés, et des coins de mes océans qu’aucune de leurs coques de noix n’avait sillonnées. Mais leurs instruments agricoles ne cessaient pas de m’égratigner, ni leurs outils, ni leurs machines de me blesser pour tracer des routes à ma surface et pour creuser des puits dans ce qu’ils appelaient mes profondeurs. Loin de mon centre, où couvait le feu redoutable, lorsqu’ils étaient descendus de quelques misérables kilomètres dans ma direction, ils croyaient avoir fait un miracle, et s’épongeaient le front, de satisfaction autant que de fatigue.
Les pauvres gens ! Après celle de concurrencer les termites, la manie leur vint de rivaliser avec les moineaux. À grand renfort d’acier, de toile et d’essence, dans mon atmosphère, ils s’élevèrent de quelques kilomètres, et, redescendus, ils criaient qu’ils étaient montés très haut. Ensuite, la manie leur vint de concurrencer mes éléments. Non contents de communiquer entre eux au moyen de mon électricité, ils voulurent se transporter individuellement à des vitesses, dirai-je, approchantes ? Faut-il que je prédise qu’ils n’y réussirent pas et que plus d’un paya de sa vie ses essais inconsidérés ? Je les en punissais au hasard de mes caprices. Ils ne s’en apercevaient pas et recommençaient toujours. Les pauvres gens ! Pauvres gens ? Oui, sans doute, mais braves aussi, et qui n’eurent que le tort de ne point soupçonner que la transformation d’eux-mêmes eût été plus souhaitable. La belle affaire, je vous le dis, que d’aller à une vitesse de cinq cents lieues à l’heure ! Que faisaient-ils d’autre que ceux de mes écureuils qu’ils emprisonnaient dans des cages ?
Ils m’agaçaient, enfin, avec leur ridicule manie de toujours s’entre-détruire. Ceux mêmes qui leur prêchaient la concorde étaient divisés par des rivalités puériles et, dans leur vie privée, donnaient l’exemple de la haine. Ce que les autres devaient dire, et faire, je vous le laisse à penser ! Ils perfectionnèrent de plus en plus les moyens de s’entretuer à distance. Au corps à corps succéda l’éloignement de plus en plus redoutable. La guerre à ma surface disparut, remplacée par des batailles dans mon atmosphère. Puis les villes durent se réfugier dans mes entrailles, menacées qu’elles étaient à tout instant d’être pulvérisées par des tonnes d’explosifs de plus en plus formidables. Lorsque je vis venir l’instant où il allait suffire à deux individus quelconques d’appuyer chacun sur un bouton pour faire sauter deux de mes continents, alors qu’à une infinie distance l’un de l’autre deux groupes de peuples souterrains étaient en haleine, je n’y tins plus. J’aimai mieux prendre les devants et me détruire de moi-même. J’éclatai. Sous l’action de mon feu central, mes océans et mes fleuves se volatilisèrent comme une casserolée d’eau sur un poêle rouge. Je secouai tout pêle-mêle, villes et cimetières, vivants et morts, les archives, les paperasses, les bibliothèques, les statues, les machines, la ferraille, la pierre, l’arbre, et je ne portai plus un seul être vivant qui se rappelât un seul des noms de leurs fameux grands hommes ! Il y eut dans le système solaire un petit frémissement, comme lorsqu’un gamin jetait un caillou dans un de mes étangs. Ce fut tout.
Depuis, débarrassée de ma vermine, je me promène, à ma fantaisie de comète, dans les espaces d’où je découvre, tantôt de loin, tantôt de près, des planètes et des astres où n’auraient pu vivre mes pauvres gens, où d’autres vivent qui sont constitués autrement, qui n’ont besoin ni de respirer, ni de boire, ni de manger. Pourtant, je ne crois pas qu’entre eux l’harmonie règne davantage. Eux aussi s’acharnent à s’entre-détruire. Eux aussi s’élèvent des monuments et croient à la gloire. Eux aussi font ce qu’ils appellent des découvertes. Dans l’espace qui n’a point de limites, dans le temps qui n’en a pas non plus, tous les êtres vivants se ressemblent et continueront de se ressembler.
Au fond, j’aurais peut-être mieux fait de me tenir tranquille. Mais pourquoi mes hommes n’ont-ils pas commencé ?
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(Henri Bachelin, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, trente-septième année, n° 13322, jeudi 9 septembre 1920)