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À M. DUPLESSIS DE POUZILHAC.

 
 

« Vous voulez que je vous raconte une histoire, mon cher ? C’est en demander beaucoup à un homme, enterré, depuis quarante ans, dans ce nid de province. Et puis, quelle sorte d’histoires ? Des cas criminels ? Des procès étranges ou compliqués ? Récits de destinées humaines ? Il est vrai que pour qui sait observer… »

Le vieil avocat se renversa dans son fauteuil et soupira :

« Tenez, je veux faire revivre, pour vous, 
un cas très curieux de monomanie. C’est, en
 quelque sorte, l’histoire d’un halluciné, dont la 
fin fit semblant de justifier l’insane obsession qui
 pesa sur sa vie. Mais – mon histoire est longue, et je vous prie de ne pas oublier que vous 
repartez dans une heure : interrompez-moi donc
carrément, quand vous en aurez assez – les rapides n’attendent guère… »

Je protestai de mon intérêt ; mon hôte continua :

« Connaissez-vous le baron de Sarrazin ? Il descendait d’une famille originaire du Morbihan, si je ne m’abuse, où un hameau perdu porte leur nom. Demeurés en France pendant toute la révolution, ils laissèrent un des leurs à la guerre de Vendée, et n’émigrèrent – fait curieux – qu’à la Restauration, ce qui tendrait à prouver que la reconnaissance des Bourbons ne dut pas être excessive. Ils vinrent en Autriche et achetèrent le manoir de Cleisnegg, tout près d’ici. Depuis, ce vieux bien a passé aux Frœhlich, qui, pour n’être que de fort récente noblesse, se rachètent par d’importantes industries papetières. Mais, revenons aux Sarrazin.

Je connus le baron Jean, dernier du nom. Le mal étrange a dû le prendre, lui, vers la quarantième année, peu après qu’il eut perdu son enfant. Il avait été officier de cavalerie, avait énormément voyagé et s’était marié avec une femme qui vit actuellement sur les bords de la Riviera, Dieu sait avec qui. Très peu versé en matière financière et d’un naturel dépensier, ils furent vite en difficulté, et, aussitôt, il se mit à vendre, coup sur coup, ses forêts et ses tableaux de maîtres, jusqu’au moment où, lié avec lui, je pris la direction de ses affaires.

Un soir qu’il s’attardait à bavarder dans mon étude, surpris par la pénombre, il se leva tout d’un coup – il pouvait être la demie de neuf heures – et regarda longuement dehors. Puis il se tourna vers moi :

« Décidément, je n’ai aucune envie de rentrer à Gleisnegg. Voudriez-vous m’indiquer un 
hôtel où je pourrais passer la nuit ? »

Je lui offris la chambre d’amis, qui, ce soir-là, se trouvait être libre, et il accepta avec reconnaissance.

« Vraiment ! dit-il, en dardant l’index vers l’obscurité descendue sur toute chose, vraiment ! quelle nuit sinistre. »

À mon tour, je m’approchai de la croisée.

« Je ne trouve pas, fis-je, très étonné. Le ciel resplendit d’étoiles ; il n’y a pas un nuage !

– Oui, dit-il encore, et sa voix trembla légèrement. Pas de nuages… et la lune qui nous regarde. Voyez donc ce regard cruel… »

Le baron rougit violemment et se mordit les lèvres.

« Voilà, vous allez me prendre pour un sot ou un fou, n’est-ce pas ? et pourtant, croyez-le bien, il n’y a pas de quoi rire. C’est très sérieux. Une vraie maladie. J’ai cela dans le sang, par hérédité…

– Quoi ? mon Dieu !

– Mais ce mal dont je vous parle. Cette épouvante… cette peur…

– Épouvante ? peur ?

– Oui, dit-il, et il s’éloigna précipitamment de la fenêtre. Peur de la lune ! »

Pouvez-vous concevoir cela, vous ? Un homme, un vrai colosse, escrimeur, cavalier d’élite, aviateur intrépide, d’une éducation solide, et avisé des grandes formules scientifiques, cet homme tremblait comme un lièvre devant… la lune.

Je le calmai et le retins encore quelque temps avec moi. Il m’a parlé – comme le doit un homme anxieux d’effacer une impression pénible et humiliante – de cette maladie ancestrale, dont tous ses ascendants, depuis des temps immémoriaux, avaient senti la griffe fatale. Tous, à l’en croire, avaient eu maille à partir avec l’astre cher à Artémis. Et il me citait des faits, recueillis dans une vieille chronique de famille – chronique qui n’a peut-être jamais existé ou fut emportée par sa femme, après sa mort. De ces histoires, grotesques ou tragiques, j’en ai retenu quelques-unes.

D’abord, l’arrière-grand-père du baron, le gentilhomme tué par les Bleus, en Vendée, après avoir été cerné, en compagnie d’une douzaine de ses amis, partisans du Roy, dans son château des Hayes. Il y eut vraiment, au cours de cette campagne conduite comme au Moyen Âge, des manoirs assiégés. Bientôt, les défenseurs des Hayes manquèrent de poudre et résolurent de s’enfuir. Par une nuit d’encre fouettée de rafales de pluie, ils se laissèrent glisser le long des hauts murs, et, masqués par les aulnes qui bordaient le ruisseau en contrescarpe, purent gagner la forêt toute proche. Un seul échoua : M. de Sarrazin. Lorsqu’il mit, le dernier, le pied à l’échelle, les nuages s’écartèrent brusquement et la lune vint éclairer, comme en plein jour, l’infortuné châtelain, qui fut descendu, aussitôt, par une volée de coups de fusil…

Puis Olivier de Sarrazin, qui conduisit une armée du roi, contre l’électeur hérétique du Palatinat, vers 1693. Dans la nuit qui précéda sa mort, – selon la fameuse chronique, – M. de Sarrazin, devant Metz, fit braquer sur l’astre fatal toutes les couleuvrines, bombardes et caronades de son camp, pendant que lui-même, écumant des blasphèmes, s’évertuait à lui envoyer tous les feux de ses pistolets, sans arrêt, jusqu’à l’aube… Hélas ! le lendemain, à la tombée de la nuit, alors qu’il entrait dans la ville, à la tête de ses troupes victorieuses, un dernier boulet vint, du haut des remparts, lui faire sauter la cervelle. On eût dit que la lune lui renvoyait sur la figure un des nombreux projectiles dont il l’avait gratifiée la veille, dit la chronique, et elle ajoute que ce boulet « avoit la forme d’une boule et estoit assez semblable à une pomme, sauf qu’elle eut des reflets verdastres et fut d’un minerai inconnu… »

Ah ! et ce Josselin de Sarrazin, que Simon de Montfort fit brûler vif sur la place de Carcassonne ? Voyez-vous d’ici tout le peuple grouillant autour du bûcher, en plein soleil de midi, et M. de Sarrazin, en chemise de pénitent, la corde au cou, attendant stoïquement que le bourreau y mît le feu ? Eh bien ! la chronique rapporte qu’à ce moment-là « … contre la Sainte Loi de Nostre-Seigneur Dieu, et d’eune fasson moult effrayante, la lune s’est montrée en le ciel, et ce, au grand dam de nostre bon peuple, en donnant force témoignaiges de la félicité que lui inspiroit la piètre fin du sire de Sarrazin… »

Vous remarquerez que toutes ces histoires, ragots de chronique ou élucubrées par le cerveau malade du baron, ont entre elles un rapport frappant. Malgré la haute fantaisie qui les domine, elles n’ont rien de ces récits naïfs que l’on trouve dans les très vieux bouquins, tout en gardant un certain relent de l’époque d’où elles nous viennent. Et moi, qui adore les vieux livres, qui passe tous mes loisirs à fouiller leurs pages jaunies, je crois m’y connaître un peu.

D’ailleurs, le baron affectait un petit air détaché, comme s’il eût tenu à me donner l’impression qu’il n’en croyait guère ; mais j’y discernais un souci évident de me faire comprendre que cette peur de la lune lui était transmise de génération en génération.

« Elle est en moi, elle a passé dans mon sang, dans mon cerveau, dans tous mes nerfs… »

Et il ne cessait d’y ramener mon attention qui, j’en conviens, avait été fort éveillée. Il y avait, très certainement, un maximum de plausibilité dans tout cela, puisque, plusieurs années après, la fille du sacristain de Gleisnegg me racontait l’étrange histoire d’un vieil oncle du baron Jean, se blottissant, par certaines nuits de pleine lune, sous le maître-autel de la petite église et braillant jusqu’à l’aube oraisons et litanies. Je découvris aussi, griffonnés en marge d’un feuillet d’une bible ayant appartenu à la sœur du baron, morte très jeune, ces mots tracés d’une main inhabile, et sinistres dans leur manque apparent de tout sens : « La lune rôde autour de moi. » Or, n’est-il point bizarre que cette enfant ait pu parler de l’astre comme d’un mal à l’affût ?

Bref, la crise que je relate, – car il convient d’appeler ainsi une rupture d’équilibre moral, se renouvelant à des intervalles quasi-réguliers, – cette crise, ce soir-là, dura environ deux heures. Vers onze heures, M. de Sarrazin se calma complètement, alla se mettre au lit de la meilleure grâce du monde, et, le lendemain, fut l’affable et assez insignifiant aristocrate autrichien dont vous connaissez suffisamment le type, n’est-ce pas ? Jamais petit déjeuner ne fut plus gai, et il me quitta en fredonnant un air de chasse. »
 
 

*

 
 

« À quelques jours de là, j’eus l’occasion de parler de la chose au médecin de Gleisnegg. C’était un vieillard bourru, un peu abruti par la vie champêtre, mais non sans savoir. Il excellait, certes, à guérir une pneumonie, à panser une blessure, à rebouter une entorse – mais le cas de M. de Sarrazin le laissait de marbre.

« Que voulez-vous ? me dit-il, il y a une variété infinie de monomanies plus ou moins désagréables ! Connaissez-vous l’histoire de ce brave homme qui s’imaginait être en porcelaine ? »

Et, sur une anecdote cynique de carabin, nous en restâmes là.

Au courant des mois qui suivirent, j’eus, à différentes reprises, à me présenter au château, où m’appelaient mes fonctions d’homme de loi. Je me souviens particulièrement que le baron me fit venir pour vérifier les réclamations d’un de ses gardes, blessé en service commandé. Naturellement, je lui conseillai de déférer à la demande, parfaitement légitime, mais il se montra littéralement outré, étalant une absence fâcheuse de tout instinct social, et arguant que l’homme, buveur et mal noté, eût certainement été renvoyé par lui. Enfin, lui ayant fait remarquer qu’il n’aurait aucune chance de gagner son procès, si l’on allait en justice, il voulut bien me promettre d’aviser, encore qu’il entendît demander conseil à son voisin, le capitaine de Zsoltany. Retenez bien ce nom-là, car il reviendra dans mon récit.

Je voulus prendre congé, mais il me retint vivement. Son humeur s’égaya et il se mit à me raconter, d’une façon inimitable, des histoires drolatiques de maquignons juifs ; il était plaisant d’entendre ce gentilhomme de haute lignée singer, à s’y méprendre, l’affreux jargon sud-galicien. Puis, primesautier comme toujours, il se mit à me parler héraldique.

J’ai toujours eu l’impression que ce brusque changement de thème contenait déjà le germe de l’attaque qui devait le terrasser ce soir-là, me faisant toucher du doigt la menace sournoise du mal séculaire. En effet, il tint à étaler devant moi un parchemin richement enluminé, et reproduisant le blason des Sarrazin. Il portait une lune d’argent que pourfendait, d’un coup de hache, une main revêtue d’un gantelet de fer, et j’eus aussitôt l’impression très nette que ce blason avait dû être exécuté assez récemment. Le sujet était d’une recherche et d’une exécution certainement inconnues de l’art médiéval. De toute façon, je m’empressai de garder pour moi cette réflexion saugrenue, soutenant à mon interlocuteur que c’était là le style de l’époque des croisades.

Sarrazin protesta avec vivacité, ramena la présence de l’astre à de vieux contes de fées bretons, et, à travers ses élucubrations absconses, je discernai qu’il en parlait comme d’une femme, et pas le moins du monde comme d’une planète…

Subitement, il bondit à la fenêtre, s’alarma de l’absence prolongée de la baronne qui tardait à rentrer.

« Il fait nuit, dit-il ; je n’aime pas la savoir dehors quand il fait pleine lune. Les croix des chemins font des ombres fantastiques qui irritent les chevaux… »

C’était un peu vrai. Sa fille avait perdu la vie lors d’un accident de voiture, dans une situation analogue. Je cherchai à détourner le cours de ses pensées, mais n’y réussis point. Presque sans transition, la crise se déchaîna :

« Vous n’avez donc jamais entendu les chiens hurler à la lune ? Je vous dis qu’Elle a son influence sur toutes les créatures de la terre, les jardiniers en conviennent et les paysans le jurent. »

Eh bien ! M. de Sarrazin, indubitablement lunatique, entra littéralement en transes. Les yeux fous, il parla de la lune, et je suis sûr qu’il ne comprenait rien à ses propres paroles.

« Elle nous hait ! Elle nous assassine ! Aucun de nous ne lui échappera. Mes ancêtres avaient accepté le combat. Elle les a exterminés tous, tous… »

Puis, haletant, il dévida toutes les macabres histoires glanées dans la chronique :

« Car ils savaient le mystère atroce, perdu 
dans la nuit des temps. Il le connaissait. Olivier de Sarrazin, lorsqu’il bombardait la gueuse,
 – et Melchior de Sarrazin, qui fit circuler dans 
le pays des hérauts accompagnés de crieurs et
 de fifres, faisant promettre quatre livres d’or et riches présents aux navigateurs hardis,
 pourvu qu’ils ne manquassent point d’immerger
 d’énormes rochers à l’endroit où Elle sort de
 l’Océan, chaque nuit, pour semer le malheur
 sur le monde… »

Le baron écumait et sa voix s’embrouillait au point d’être inhumaine ; de grosses gouttes de sueur coulaient de son front, et, dans ses yeux, toute lueur de raison avait disparu. Tendant son doigt tremblant vers la lune, il hurlait :

« Elle a tué mon enfant… et maintenant
 Elle me cherche… Ah !… voyez la face de Judas, 
voyez… Elle sue le meurtre, vous dis-je… »

Au moment précis où je commençais à perdre mon sang-froid, – nous étions seuls et aucun domestique n’accourait à mes appels de sonnette, – le ciel permit que la baronne rentrât enfin.

Je ne vous ai point entretenu de la baronne, n’est-ce pas ? Il me serait impossible de vous dire si je la trouvais belle ; en tout cas, il convient de dire que c’était une femme extraordinaire. Ce qui faisait un contraste saisissant, c’était une épaisse chevelure noire, avec d’immenses yeux bleus, et, plus que toute chose, sa démarche semblait une sorte de glissement à la fois félin et altier. Je n’ai jamais pu rencontrer Mme de Sarrazin sans un certain trouble de tout mon être…

Elle entra donc, et, d’un coup d’œil, se rendit compte de la situation. Avec un sang-froid dont j’avais totalement manqué, elle fit de suite tout ce qu’exigeait le moment. En premier lieu, elle ferma la croisée et baissa les stores, puis elle fit rasseoir le baron et prit ses mains tremblantes dans les siennes, après avoir essuyé la sueur sur son pauvre visage bouleversé. Et tout cela, elle le fit avec une douceur infinie, telle qu’en ont les êtres épris. Nos regards se croisèrent. Je compris que ma présence était désormais superflue. Je me levai et ne fus point retenu. »
 
 

*

 
 

« Pendant assez longtemps, je fus sans voir M. de Sarrazin. Il fit de fréquents voyages et passa un certain temps à Vienne, d’où il rapporta, sans doute, le grand télescope qu’il installa dans son cabinet de travail. Peut-être avait-il conçu le plan, dans un moment de lucidité, de détruire son hallucination familière par la contemplation de la réalité astronomique ? Mais les choses se passèrent – hélas ! – bien autrement…

Je le revis à la ville voisine, où m’appelaient les affaires. Il venait de quitter un agent d’assurances qui devait l’avoir irrité, car il montra une agitation fébrile et me pria de lui faire un bout de conduite. Nous marchions assez paisiblement, lorsqu’il s’arrêta et, broyant ma main dans la sienne, me dit sans transition aucune, après m’avoir montré, d’un geste large, le firmament radieux :

« Vous ne l’avez jamais vue de près, vous ?
 Jamais, hein ? – Il me lâcha et se mit à marteler sa poitrine. – Moi, Jean Sarrazin, je l’ai
 vue. Oui, moi. Une face patibulaire, mangée 
de vices, avec un tas de taches circulaires, qui
 lui font comme une petite vérole. Et, de haut
 en bas, parmi les bosses et les ulcères, une
 énorme balafre sanguinolente… – Il reprit ma
 main et continua ardemment : Comme un
 coup de hache… vous comprenez ? – Un rire
 dément le secoua tout entier : Maintenant,
 Elle est déserte. Crevée depuis des millions 
d’années… et Elle promène là-haut son affreuse grimace de crétin de l’Univers… »

Nous stationnions devant la sous-préfecture, et de nombreux passants se retournèrent vers cet homme bien mis, grinçant des paroles incohérentes. Mais il n’y prit garde.

« Je ne la crains plus, dit-il, non, c’est 
fini depuis que je la connais. C’est Elle, main
tenant, qui frémit devant moi. Dès qu’Elle sent mon télescope braqué sur Elle, tous les nuages qu’Elle peut rafler dans le ciel ne lui suffisent plus pour se cacher. D’autres fois, quand le ciel est sans nuages, Elle fuit éperdument, en crochets fulgurants, si vite qu’il m’est impossible de la rattraper. Et c’est toujours au même endroit qu’Elle disparaît : derrière le mur du parc du capitaine Zsoltany, mon voisin, là où les arbres sont les plus touffus. Qu’y va-t-Elle chercher ? Toujours au même endroit, vous dis-je ! Il faudra que l’on prévienne Zsoltany. Oui, il faudra qu’on le prévienne. Il s’en fiche, lui. Il passe des mois en Hongrie, et Dieu sait quand il rentrera. Mais il faudra le mettre en garde… »

Il se disposa à entrer à la sous-préfecture. Peut-être eût-il fallu le devancer, prévenir les fonctionnaires de l’état du baron – mais je n’y pensai qu’après coup. Il est d’ailleurs probable que nul ne s’aperçut de quoi que ce fût ; en me quittant, il avait repris son sang-froid et raisonnait comme vous et moi.

Mais ce fut la dernière fois que je le vis. Peu de jours après, c’était la catastrophe. »
 
 

*

 
 

« J’essaierai de reconstruire et de coordonner les événements qui déterminèrent le drame. Mais je ne puis, naturellement, me porter garant de tous les détails de cette malheureuse affaire. À mon avis, voici ce qui a dû se passer :

Il est neuf heures du soir. M. de Sarrazin, installé au balcon de son cabinet de travail, a braqué son télescope sur le ciel noir, attendant patiemment que les nuages se soient dissipés. Une peur l’a saisi et le tient tout entier. Dans son cerveau affolé, mille inquiétudes prennent naissance. Il voit, mentalement, défiler tous ces ancêtres que la lune a vaincus. Elle le craint, il est vrai – mais Elle est si pleine d’astuce ! Peut-être a-t-Elle déjà perpétré le crime qui doit terrasser le dernier des Sarrazin ?

Et les nuages, lentement, se fondent au firmament. La lutte sans merci se déclenche. Maintenant, dans le champ du télescope, la sinistre face de bourreau grimace son hideux sourire.

C’est le jeu habituel de tous les soirs de veillée. Devant l’œil braqué sur Elle, la face pâlit affreusement. Comme toujours, Elle n’ose braver le baron et, après quelques soubresauts désespérés, la voici qui se met à fuir, en bonds gigantesques. Elle disparaît. Derrière le parc du capitaine, où les arbres sont les plus touffus. Elle a disparu.

Haletant, M. de Sarrazin, cette fois-ci, veut poursuivre sa victoire, l’achever… Il faut qu’Elle livre son secret, qu’il sache ce qui la ramène toujours dans le parc de M. de Zsoltany. Fébrilement, il fouille l’obscurité, promène son télescope sur les murs du parc et il sent en lui l’âme de ce lieutenant du Roy qui envoyait à l’Ennemie les bordées de son artillerie.

Ah ! une lumière entre les arbres… Elle ose ?…

Non. Ce n’est qu’une fenêtre éclairée. M. de Sarrazin, brusquement, songe que le capitaine est dans ses terres, en Hongrie, que la maison est vide d’habitants… Est-il revenu ?

Très distinctement, le baron reconnaît M. de Zsoltany. Il n’est pas seul. Une femme est avec lui, contre lui, et la lune baigne doucement ses épaules nacrées.

Et la lune rit. Rit d’un rire souffletant, haineux, inextinguible, en louchant vers la fenêtre éclairée…

Je ne sais si le baron Jean reconnut la femme, ou s’il devina la vérité. Il poussa un cri terrible, renversa sa table de travail, et se précipita dehors…

Non. Ce n’est pas ainsi que la chose a dû se passer. Il a quitté la maison, très calme, après avoir décroché sa cravache.

J’ignore comment il franchit le mur du parc. Le valet de chambre du capitaine ne l’a certainement pas vu. C’est cet homme, du reste, qui me révéla l’horrible tableau qui s’était offert à ses yeux, lorsque, alerté par la détonation, il se fut précipité chez son maître :

Évanouie, la baronne gisait dans les bras du capitaine, dont la main se crispait sur la crosse d’un revolver. Et sa figure, comme l’astre abhorré, était fendue par un terrible coup de cravache…

Quant au baron, il venait d’expirer, la face contre terre. La balle avait pénétré dans le cou et, à côté de lui, la cravache sanguinolente gardait un aspect de reptile venimeux…

Dehors, sans plus rire, la lune étalait dans le ciel sa splendeur argentée. »
 
 

*

 
 

« Voici l’histoire du baron Jean de Sarrazin. Faites-en ce qu’il vous plaira, je vous la donne. Je ne crois pas qu’on se souvienne de l’affaire dans la capitale, car l’infortuné n’a joué aucun rôle en société, ni dans la politique. Une seule fois, avant sa mort, son nom eut les honneurs de la publicité. En 1908, lorsqu’il chevaucha entre un Harrach et un d’Ungnad-Weissenwolf, parmi les seigneurs venus rendre hommage à leur vieil empereur. »
 

Vienne, janvier 1926.
 
 

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(Leo Perutz, traduit et illustré par Benno Vigny, in Septimanie, revue d’art, n° 28, 25 février 1926. Il s’agit de la première traduction française de « Der Mond lacht » [1914]. Cette nouvelle a été traduite sous le titre « La Lune rit, » par Hugo Richter, in L’Autriche fantastique, Verviers : éd. Jean Gyovy, André Gérard/Marabout, 1976 ; elle a été reprise dans (À Suivre) n° 4, mai 1978. La dernière traduction en date est celle de Guislain Riccardi, in Seigneur, ayez pitié de moi ! Paris, Albin Michel, 1989 ; reprise dans La Fiancée du diable, Paris : Jean-Jacques Pollet, 1994)

 
 
 
PERUTZ
 

Leo Perutz, c. 1950