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Histoire Naturelle De La Conscience, Depuis Son Sommeil Dans Les Entrailles Des Rochers Jusqu’à Son Réveil Dans L’humanité.

 
 

Il est des gens qui ne connaissent pas de plus grand plaisir que de se mettre à la fenêtre, et de considérer les passants. La variété des costumes, la bizarrerie des tournures, l’air affairé ou la nonchalance de la démarche des allants et des venants les amusent on ne peut plus, et il leur arrive quelquefois de consacrer des heures entières à ce divertissement facile. Je me procure une distraction du même genre, quand, ouvrant les brochures et les journaux qui s’entassent sur ma table, je regarde passer les idées, les unes bruyantes et criardes, les autres prétentieuses et guindées, tantôt se faisant force politesses, tantôt se rudoyant et se heurtant comme des spadassins qui ferraillent ensemble, plutôt que de céder le pas l’un à l’autre. Souvent, ce ne sont que des travers d’esprit que je rencontre ; mais d’autres fois c’est d’un cœur malade qu’émanent de pauvres systèmes qui s’agitent avec fracas. Le spectacle alors est fort triste ; et quand on se rappelle que les erreurs qui se trouvent dans les livres circulent dans le monde, que chacune est prise pour la vérité par un certain nombre de nos semblables, on s’afflige profondément de ces méprises déplorables. Il est utile peut-être de les signaler, comme sur les cartes maritimes on marque les rochers contre lesquels des vaisseaux se sont brisés, afin de prévenir d’autres naufrages. C’est à ce titre que nous allons analyser quelques vues développées par M. Michel Nicolas, dans la Revue de la Gironde.

L’auteur a pris pour épigraphe ces mots de Kant : « L’ensemble de l’univers est organisé dans un but, en sorte que toute partie, bien que soumise à une loi et à une destinée propre, est un moyen de la tendance universelle. » Son article est intitulé : L’Humanité, et il se demande, à propos de l’humanité : « D’où vient-elle ? – Qu’est-elle ? – Où va-t-elle ? » La Bible a répondu depuis longtemps à ces questions importantes ; M. Michel Nicolas y répond à son tour, mais d’une autre manière.

« D’où vient l’humanité ? Elle nous apparaît agissant sur la terre. Mais il fut un temps où elle n’était pas encore. Bien des époques ont existé avant elle ; mais la science ne connaît jusqu’à présent que les cinq jours qui ont lui avant celui que nous voyons luire. Ces cinq phases nous disent les transformations successives à travers lesquelles a monté l’organisme depuis la matière brute jusques à l’homme. À mesure que l’on descend cette série de créations, on retrouve une plus grande force matérielle, une puissance d’organisation plus roide, plus inerte, plus compacte ; à mesure que l’on remonte, on trouve une organisation plus souple, plus active et plus parfaite. Ces développements progressifs ne sont rien autre chose que les développements de la conscience. Dans les flancs des granits, dans les dures entrailles des rochers qui forment les terrains primitifs, elle dormait d’un lourd et paisible sommeil ; elle était pétrifiée et inerte comme le marbre qui la cachait dans son sein. Plus tard, quand la vie végétale, commençant dans des lichens et des fougères, et se montrant ensuite dans d’immenses arbres, eût revêtu de la pâle verdure de son feuillage la couche molle et chaude des débris de la création antérieure, le pesant sommeil de la conscience s’allégea, et dans un corps plus souple elle dormit plus légèrement. Alors la conscience sommeillait dans les végétaux ; elle s’agita dans leurs mouvements, dans leurs balancements. Plus tard encore, quand, de convulsions en convulsions, la terre fut passée à un état organique, la conscience, dans ces révolutions nouvelles, éprouva de nouvelles modifications ; son sommeil devint plus agité, des songes bizarres et fantastiques vinrent l’animer, qui dans les yeux mobiles et étincelants des carnassiers se manifestaient sombres et terribles, tandis que, doux et fantasques, ils se révélaient dans les brillants éclats du chant des oiseaux. Tout annonçait que le réveil approchait, et bientôt en effet une épouvantable tourmente s’abattit sur la terre, en laboura le sein en tous sens ; les mers déplacées en balayèrent la face ; l’air brisa tous ses habitants dans ses rapides tourbillons. Le calme succède enfin à l’orage, et, sur la scène rajeunie du monde, apparaît l’homme, et en lui la conscience se réveilla. Voilà d’où vient l’humanité. »

Je me représente mon lecteur qui ouvre de grands yeux, qui se demande s’il a compris ma pensée, ou plutôt la pensée de M. Michel Nicolas, et qui désire de tout son cœur que je lui explique cette explication. Je ne me suis pas engagé à autre chose qu’à analyser. Si tout cela paraît inintelligible ou extravagant, ce n’est pas ma faute. Prenez-vous-en à l’auteur, ou mieux encore, au public qui se contente de ces belles choses. Mais voyons, ce qui suit nous fera peut-être comprendre ce qui précède. Nous savons, ou ne savons pas, n’importe, d’où vient l’humanité ; écoutons du moins ce qu’elle est.

« Évidemment, l’humanité n’est pas le dernier terme de la création, le dernier pas de la marche que fait le monde vers l’infinie perfection. Comme les créations précédentes, elle n’est et ne peut être qu’un intermédiaire entre ce qui est venu avant elle et ce qui lui succédera, qu’un moment, qu’un degré du développement éternel de la conscience infinie : loin, bien loin du terme, elle allonge les bras pour lier le passé et l’avenir. »

Comprenez-vous ? – Pas tout à fait. – Eh bien ! moi non plus. Écoutons encore.

« Le sentiment de son éloignement du but est donc ce que l’humanité éprouve le plus fortement en elle. Elle sent qu’elle n’est pas une avec Dieu, qu’elle ne le réalise pas complètement, par conséquent qu’elle est prise dans le mal et le péché. Séparation de Dieu et sentiment de cette séparation, voilà le premier caractère de l’humanité. Elle est séparée de Dieu, puisqu’elle est créée ; elle a sentiment de cette séparation, puisqu’elle a conscience. L’humanité a donc donné au monde la conscience de sa séparation de Dieu, ou, si vous aimez mieux, le monde, après avoir vécu plongé dans un sommeil profond, agité seulement par quelques rêves, arrive enfin à avoir conscience de son état, et c’est comme humanité qu’il a ce sentiment, parce que c’est alors seulement que sa conscience se réveilla et devint active. »

La conscience du monde, vous l’entendez. Voici qui est plus clair encore :

« La séparation du divin et de l’humain n’est pas formelle ; et en effet elle ne peut être absolue. L’humain n’est que la forme sous laquelle se montre le divin, et la distinction qui existe entre eux provient seulement de ce que cette forme n’est pas adéquate à son contenu, mais lui est inférieure et inégale. Au fond, entre l’humain et le divin, il n’y a pas différence qualitative, mais simplement quantitative. C’est cette différence quantitative qui sépare encore formellement le divin et l’humain ; mais la tendance générale est de faire disparaître même cette différence quantitative ; c’est-à-dire l’humain tend sans cesse à égaler le divin, ou, pour mieux dire, l’humanité est un moment de cette marche éternelle vers l’absolue identité avec l’idée divine. La fonction de l’humanité a ainsi un double côté : l’un qui détermine sa position vis à-vis de ce qui l’a précédée ; et l’autre par rapport avec ce qui doit la suivre. Le premier est exprimé par le sentiment de sa séparation de Dieu ; le second par sa tendance à opérer la réunion complète du divin et de l’humain. L’homme, le microcosme, l’image concrète de l’humanité, est en quelque sorte un être à double côté, dont l’un se rattache aux créations passées, l’autre aux créations futures. »

Il ne nous reste plus qu’à apprendre où va l’humanité :

« La conscience s’est dégagée de plus en plus de la force matérielle ; d’abord retenue captive et endormie dans son sein, elle s’est agitée jusqu’au moment où, libre et active, elle a connu qu’elle était bien encore prise dans la matière, mais qu’elle pouvait, s’élevant au-dessus d’elle, la dominer et la modifier. Où s’arrêtera cette marche ascendante de la conscience ? à l’humanité ? Ce n’est pas croyable ; car en elle la conscience en est seulement à se connaître, mais imparfaite, mais aspirant à un état plus haut et tendant vers l’absolu. On peut représenter l’idée divine sous la forme mathématique d’une progression croissante et infinie, dont le premier terme, le zéro, est la création première, et dont le dernier terme est la perfection absolue, Dieu. Dieu est le nombre élevé à l’infini, et la conscience, partant du premier terme, passe par tous les termes intermédiaires pour arriver enfin à l’absolu. L’humanité est un certain terme de cette progression, terme dont nous ne pouvons pas préciser le rang, parce que nous ne connaissons pas combien de termes ont passé depuis la création première. Quand l’humanité aura rempli le terme qu’elle représente, sa tâche sera finie ; elle disparaîtra pour faire place au terme suivant, comme la création précédente a disparu devant nous. La manifestation du divin dans l’humain, telle est la tâche de l’humanité. Cette tâche est infinie ; elle ouvre une carrière immense à l’avenir et à l’activité des sociétés humaines, car nous sommes encore bien loin du but. Mais, dans l’histoire, il a paru un homme qui a été l’idéal de l’homme complet, l’homme modèle, l’homme Dieu. Quand tous les hommes seront des Jésus-Christ, ils auront atteint le but, et alors, pour me servir des expressions chrétiennes, alors le règne de Dieu sera étendu sur toute la terre, c’est-à-dire alors la conscience sera arrivée au moment suivant de son développement ; l’humanité aura disparu ; une création plus parfaite, plus divine commencera, qui réfléchira Dieu à un plus haut degré que l’homme, comme l’homme le réfléchit à un plus haut degré que les grands vertébrés de l’époque précédente. »

Je voudrais bien savoir où M. Michel Nicolas a appris tout cela. Il renferme hardiment en une douzaine de pages la Genèse et l’Apocalypse de son panthéisme, et il veut que l’humanité se serve de ces rêves de son imagination comme d’une boussole pour se diriger – où ? – vers l’abîme où elle doit s’anéantir ! Pauvre humanité, qu’on ne peut diviniser, qu’en la déshumanisant ! Le sort qu’on lui fait me rappelle celui de ce malheureux aliéné, qui se crut tout à coup devenu empereur de la Chine, et qui n’obtint qu’une loge à Bicêtre, au lieu des vastes domaines pour lesquels il voulait abandonner sa maison. Qu’on nous laisse ce que nous sommes, des êtres faibles, ayant chacun une tâche à remplir, et individuellement responsables aux yeux de ce Dieu qu’on essaie de rapetisser, pour mieux nous grandir. Notre véritable grandeur se trouve justement dans ce qu’on efface, dans ce qu’on veut nous ôter. L’éditeur de la Gironde l’a bien senti, et après avoir inséré les rêveries de M. Michel Nicolas, il lui demande poliment ce que, dans son système, devient la moralité. Dans ce système, nous voyons bien la conscience des marbres et des granits, la conscience des lichens et des arbres, la conscience des carnassiers et des oiseaux, voire même la conscience de l’humanité ; mais la conscience de l’homme, où est-elle ? Comme le tigre dévore ses petits, je crains fort que la conscience humanitaire ne laisse pas vivre de toute sa vie la conscience de chaque homme.
 
 

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(« Panthéisme moderne, » in Le Semeur, journal religieux, politique, philosophique et littéraire, tome V, n° 22, mercredi 1er juin 1836 ; illustration : Vincenzo Marano, variation sur l’emblème I de l’Atalanta Fugiens [1617] de Michael Maier)

 
 
 
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(Michel Nicolas, « L’Humanité, » in La Gironde, revue de Bordeaux, quatrième année, deuxième série, troisième livraison, mars 1836)