Vous pensez bien que, depuis que les journaux ont annoncé le legs de M. Xavier Marmier à ses amis les bouquinistes des quais de Paris, ces braves gens ont été interviewés de cent façons par leurs clients habituels : du pont Royal au pont Saint-Michel ç’a été l’événement de la quinzaine, et toute la corporation en a pris une importance extraordinaire. On était un peu ingrat, jusqu’ici, pour ces modestes étalagistes : les profanes, les boulevardiers, les gens de l’autre côté de l’eau en parlaient avec un singulier dédain, et dame ! l’incident était bien fait pour chatouiller agréablement leur amour-propre.
Pour ma part, je reconnais que jamais je n’ai perdu mon temps chaque fois que je me suis attardé à lier conversation avec eux. J’en sais un surtout, un vieux, très vieux, dont les boîtes s’alignent sur un parapet désert, là-bas, tout à l’extrémité de Paris, aux environs du pont de la Tournelle : comme il n’a pas grande clientèle, il passe ses journées à lire, assis sur un escabeau, l’été à l’ombre des platanes, l’hiver enveloppé dans un vaste caban, les deux pieds sur une chaufferette. Je ne serais pas étonné qu’il se soit éloigné ainsi de la région où prospèrent ses confrères afin de n’être point dérangé dans ses lectures ; j’ai remarqué, en outre, que, lorsqu’on lui achète un livre, il éprouve un déplaisir visible, comme si on lui volait quelque chose : il ne tient pas à vendre, mais il aime causer ; les gens du quartier l’appellent le père Claude, sans que personne puisse dire si c’est son nom, son prénom ou son surnom.
L’autre jour j’avisai dans une de ses boîtes une plaquette de l’époque romantique, imprimée sur papier gris avec ces caractères qu’on appelait dédaigneusement têtes de clous. C’étaient des Rhapsodies de Petrus Borel. Tandis que je feuilletais cette brochure, le bouquiniste s’était levé de son siège et était venu jeter un regard inquiet et jaloux sur ma trouvaille.
« Ça ne vaut pas grand-chose, allez, » me dit-il.
Je ne soufflai mot, sachant par expérience qu’il y avait tout intérêt à le laisser monologuer.
« Ça ne vaut même rien du tout : ces vers-là ont fait bien du bruit dans leur temps, mais qui est-ce qui les lirait aujourd’hui ? Personne. Si leur auteur les avait tout simplement signés de son nom, Pierre Borel d’Hauterive, ils auraient passé inaperçus ; mais, voyez-vous, on était alors au beau temps du romantisme, – la date est de 1835, n’est-ce pas ? – et il était de mode d’effarer les bourgeois. Petrus Borel, ça vous avait une saveur moyenâgeuse qui piquait la curiosité. C’était l’époque où Auguste Maquet signait Augustus Mac-Keat… Ce Borel, c’était un grand diable, à l’air hautain et noble ; il était d’ailleurs d’illustre famille : une barbe fine, soyeuse, touffue, parfumée au benjoin, soignée comme une barbe de sultan, encadrait son visage pâle. Une barbe ! cela vous semble bien simple aujourd’hui, mais alors il n’y en avait que deux en France : la barbe d’Eugène Devéria et la barbe de Petrus Borel.
– Vous l’avez donc connu, père Claude ?
– Voilà cinquante-cinq ans, monsieur, que je vis sur les quais ; c’est vrai, j’étais gamin alors et je n’y venais que pour accompagner mon père, car chez nous on est bouquiniste de père en fils depuis Thermidor ; mais je me souviens toujours que chaque fois que M. Borel passait, suivi de sa troupe, admiré de tous, fier de son génie, le coin de son manteau jeté sur l’épaule, traînant derrière lui son ombre sur laquelle il n’aurait pas fallu marcher, mon père me disait : « Tu vois bien cet homme ; méfie-toi, c’est un loup-garou. »
– Un loup-garou !
– Dame ! M. Borel le disait lui-même à qui voulait l’entendre : vous voyez bien que ses Rhapsodies sont signées Petrus Borel le lycanthrope et vous n’ignorez pas que la lycanthropie, c’est la maladie de ceux qui se croient changés en loups.
– Et ça arrive ?
– Il y a des familles où il se trouve toujours quelqu’un qui devient loup-garou. C’est du reste le moment des loups-garous, tenez ; depuis la Toussaint jusqu’à Noël, pendant l’avent, ils errent dans les campagnes et font leurs mauvais coups. Passé Noël, on n’en voit plus.
– Allons, père Claude, vous ne croyez pas à cette fantasmagorie qu’un homme puisse devenir loup ? »
Le bouquiniste me regarda du coin de ses lunettes, et, se dirigeant vers l’une des boîtes de son étalage, hermétiquement close par une forte bâche vernie :
« Attendez, attendez, » grommela-t-il.
Et, tout en parlant, il roulait la toile cirée.
« Par exemple, ceux-ci ne sont pas à vendre ; c’est la bibliothèque du père Claude, voyez-vous : il n’y a pas d’offres à faire, c’est entendu, n’est-ce pas ? »
Il prit, dans une rangée de vieux livres, reliés de cuir jadis doré, un petit volume couvert de parchemin et l’ouvrit avec mille précautions.
« Tenez, voici le Discours des Sorciers, publié en 1605 par Henry Boguet, grand juge de la terre de Saint-Oyan-de-Joux ; c’est un bouquin qui ne court pas les étalages : voyons un peu… »
Assujettissant ses lunettes, le Père Claude feuilleta quelques pages, puis il lut : « La dispute est grande de savoir si les hommes peuvent être changés en bestes : les uns ont tenu l’affirmative, les autre la négative… Dans l’église des Jacobins de Poligny étaient les portraits de Michel Udon, Philibert Montot et Gros Pierre, loups-garous brûlés en 1521 ; Gilbert Garnier, brûlé en 1573, a avoué qu’il s’était mis en loup plusieurs fois… Jacques Bocquet, Claude Jeanguillaume, Georges Candillon ont confessé que, pour se mettre en loups, ils se frottaient premièrement d’une graisse, et puis Satan les affublait d’une peau de loup qui les couvrait par tout le corps : les habillements des enfants qu’ils reconnaissent avoir tués et mangés se sont trouvés par les champs tout entiers et sans déchirure quelconque, tellement qu’ils semblaient bien que c’était une personne qui les eût devestus… ces trois loups-garous ont été brûlés en 1594 : on trouva que leur peau, qui semblait être un peu humaine et naturelle, n’était autre que la dépouille d’un loup, qu’ils portaient le poil en dedans… » Vous entendez, le poil en dedans… « Pour se remettre en leur état ordinaire, ils se vautraient dans la rosée ou bien se lavaient à l’eau. »
– Qu’est-ce que ce grimoire ?
– Attendez. « Ceux qui pensent que les hommes ne se peuvent ainsi changer en bestes, peuvent vérifier cependant la transmutation qui se fait de tous les genres des herbes et plantes en diverses espèces de vers et de serpents : ainsi voyons-nous que les cheveux d’une femme cachés dans du fumier se convertissent en couleuvres, comme fait semblablement une verge ou une baguette pourrie. En la ville de Darien, province du nouveau monde, les gouttes d’eau, en été, se convertissent en petites grenouilles vertes. » Avez-vous lu le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, 2 volumes in-8°, Paris, 1818, chez Mongie ?
– Jamais.
– La Lettre pour les sorciers de Cyrano de Bergerac ?
– Pas davantage.
– La Démonomanie des sorciers de Bodin, joli volume imprimé en 1580 ?
– Non plus.
– Le Discours de la Lycanthropie de Beauvoys de Chauvincourt, 1599 ?
– J’avoue que…
– Vous avez tort ; ce sont des livres où il y a de bonnes choses, remplis de faits curieux et prouvés, vous entendez ? prouvés ; il est hors de doute, par exemple, qu’en 1588, dans un village distant de deux lieues d’Apchon, dans les montagnes d’Auvergne, un gentilhomme étant, le soir à sa fenêtre, aperçut un chasseur de sa connaissance et le pria de lui rapporter de sa chasse. Le chasseur en fit promesse, et, s’étant avancé dans la plaine, il vit devant lui un loup qui venait à sa rencontre. Il lui lâcha un coup d’arquebuse et le manqua. Le loup se jeta aussitôt sur lui et l’attaqua fort vivement. Mais l’autre, en se défendant, lui ayant coupé la patte droite avec son couteau de chasse, le loup estropié s’enfuit et ne revint plus. Et, comme la nuit approchait, le chasseur gagna la maison de son ami, qui lui demanda s’il avait fait bonne chasse. Il tira aussitôt de sa gibecière la patte qu’il avait coupée, mais il fut bien étonné de voir cette patte convertie en main de femme, et, à l’un des doigts, un anneau d’or que le gentilhomme reconnut être celui de son épouse. Il alla aussitôt la trouver. Elle était auprès du feu et cachait son bras droit sous son tablier. Comme elle refusait de l’en tirer, il lui montra la main que le chasseur avait rapportée ; et cette malheureuse, tout éperdue, lui avoua que c’était elle, en effet, qui l’avait poursuivi sous la figure d’un loup-garou, ce qui se vérifia encore en confrontant la main avec le bras dont elle faisait partie. Le mari livra sa femme à la justice et elle fut brûlée, comme bien vous pensez.
– Je commence à soupçonner, père Claude, que vous vous amusez à mes dépens : il est impossible qu’à notre époque un homme sensé croie à ces enfantillages. »
Comme s’il hésitait, il me fixa de ses petits yeux malicieux, et, tout à coup :
« Voulez-vous en voir ? me dit-il.
– Voir quoi ? des loups-garous ? Certes !
– Oh ! vous n’avez pas à aller bien loin : tenez, vous apercevez ce clocher là-bas, au-dessus des arbres du jardin des Plantes ? »
Et il me montrait du doigt le dôme de la Salpêtrière.
« Eh bien ! c’est là qu’on les enferme aujourd’hui : on ne les brûle plus, on les douche. Il y a là des alcooliques qui se croient devenus serpents et qui rampent sur le ventre ; des femmes qui se figurent être chiens et qui aboient toute la journée, – comme le fils du grand Condé qui ne se guérit jamais de cette maladie ; – des hommes qui hurlent à la lune et qui, si on les lâchait par la ville, se mettraient à galoper dans les rues comme des loups enragés… et les lycanthropes du moyen âge paraissent à nos esprits forts une chose impossible ! Mais leur mal étrange est resté aussi mystérieux, aussi indéfinissable, aussi invincible qu’il fut jamais ; les savants lui ont donné un nom pour faire croire qu’ils y comprennent quelque chose… mais je ne crois pas aux savants, moi, et je crois aux loups-garous… Ainsi !… »
Le père Claude haussa les épaules d’un air de bravade, referma sa bibliothèque et ajouta en manière de conclusion :
« Voyez-vous, notre vieux Montaigne a donné la solution de toutes choses le jour où il a écrit son fameux Que sais-je ? »
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(G. Lenotre, « Variété, » in Le Monde illustré, journal hebdomadaire, trente-sixième année, n° 1857, 29 octobre 1892)