Charles Baudelaire - Georges Rochegrosse et Eugène Decisy
 

Rien n’est curieux comme d’assister, d’après des notes retrouvées par hasard, au travail de composition d’un écrivain illustre, de suivre les tâtonnements de sa pensée, de se rendre compte, au moyen de notes rapides jetées par lui sur le papier, de ses projets et de ses rêves…

Quel artiste peut jamais donner, quelle que soit l’ampleur de son œuvre, la somme totale de ce qu’il eût souhaité d’exécuter ? Balzac, acharné sur son gigantesque labeur, ne suppliait-il pas, à son lit de mort, son médecin de lui accorder encore six mois, ou six semaines au moins, pour tracer seulement le plan des vastes choses auxquelles il avait songé !

Le grand poète Baudelaire, lui, n’eut pas la fièvre de productivité d’un Balzac. Des années de « fainéantise, » comme il disait, succédaient à des années de travail. On sait ce qu’il faut entendre par ce mot de fainéantise : c’est-à-dire un besoin de méditation, de contemplation, joint à une lassitude raffinée de la vie, entretenue par un état maladif. « J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur, » a écrit Baudelaire dans un des feuillets de son journal intime. Si les Fleurs du Mal dominent tout son œuvre, comment oublier, toutefois, que Baudelaire a abordé les travaux les plus divers, qu’il a été un critique d’art admirable, un traducteur merveilleux, qu’il a écrit un nombre considérable d’études littéraires et que, en même temps qu’il donnait ses Paradis artificiels, il faisait jusqu’à du journalisme politique ! Étrange paresseux, – comme d’absurdes légendes voudraient le représenter,  – que ce génial écrivain dont l’esprit était toujours en éveil, et jusqu’à le tuer !

S’il avait eu toute sa liberté, si sa santé n’avait pas été ainsi profondément ébranlée, combien d’autres volumes il eût laissés !

Nous pouvons du moins, grâce à un travail d’une haute importance documentaire de M. Eugène Crépet, nous faire une idée de tout ce qu’il méditait.

M. Crépet a eu la bonne fortune d’acquérir à la vente de Poulet-Malassis, l’original et lettré libraire que l’on sait, des liasses de manuscrits ébauchés de Baudelaire, contenant des indications qu’il a mises en œuvre d’une façon très intéressante, et elles ne pouvaient tomber en de meilleures mains que les siennes. En dépouillant ce monceau de notes rapides, d’ébauches encore vagues, de feuillets où Baudelaire jetait sa pensée toute chaude, il est arrivé à dresser une liste considérable d’œuvres projetées.

À la vérité, sur la plupart d’entre elles, les renseignements précis font défaut. Nous n’en avons que les titres, souvent bizarres et qui ne devaient pas être assurément définitifs. Quelques-uns de ces titres seulement sont accompagnés de brefs commentaires.

Il y a là, par exemple, la trace de vingt-deux romans dont l’idée avait servi à Baudelaire, et qui, presque tous, semblaient devoir être des études fantastiques d’une psychologie compliquée. Voici quelques-uns de ces titres : L’Autel de la volonté, le Portrait impossible, Un Homme en loterie, l’Amour du Rouge, les Monstres, la Fin du monde, l’Holocauste involontaire.

Sur les papiers de Baudelaire, M. Crépet n’a relevé parfois qu’un projet réduit à quelques mots, et même sans titre. Il s’éprend, par exemple, de ce sujet : un homme qui voit dans sa maîtresse un défaut, un vice imaginaire, et qui en a l’obsession, ou bien, c’est une justification de la peine de mort, l’aventure d’un criminel qui, manqué par le bourreau, délivré par le peuple, retourne de lui-même au supplice. Ailleurs, il rêve de montrer quelle puissance sensuelle un artiste peut éprouver dans la société des fous, ou s’expliquer la joie de l’amitié envers un être déchu. Ailleurs, dans la Maîtresse vierge, il songe à développer cette thèse : « La femme dont on ne jouit pas est celle que l’on aime. » Je cite, ici, les quelques lignes qui suivent cette déclaration, contenant le germe du roman qui l’avait séduit :
 

Délicatesse esthétique, hommage idolâtrique des blasés. – Ce qui rend la maîtresse plus chère, c’est la débauche avec d’autres femmes. – Ce qu’elle perd en puissances sensuelles, elle le gagne en adoration. La conscience d’avoir besoin du pardon rend l’homme plus aimable.
 

Puis ce sont de plus courtes indications encore : « Faire un roman sur les derniers hommes ; – les mêmes vices qu’autrefois ; distances immenses ; – de la guerre, des mariages, de la politique parmi les derniers hommes. » Il revient pourtant sur ce sujet, qui semble le tenter particulièrement. Sur un feuillet détaché, M. Crépet a retrouvé ces mots, qui se rapportent au même projet : « Les dernières palpitations du monde ; luttes, rivalités. La haine. Le goût de la destruction et de la propriété. Les amours, dans la décrépitude de l’humanité. Chaque souverain n’a plus que cinquante hommes armés. »

Le théâtre séduisait aussi Baudelaire. Longtemps il avait songé à un drame, L’Ivrogne, développement de la pièce de vers des Fleur du Mal : le Vin de l’assassin. Il en parla à Hostein, alors directeur de la Gaîté, et au comédien Tisserand. Mais il n’écrivit rien de la pièce. Puis il s’enthousiasma pour un autre drame, Le Marquis du 1er houzards, dont il a au moins laissé le scénario, indiquant qu’il tenait à une mise en scène compliquée, exacte, originale. C’était – ou plutôt ce devait être – l’histoire d’un fils d’émigré s’éprenant, presque malgré lui, de la figure de empereur, devenant un des colonels de la grande armée, et sacrifiant héroïquement à ses convictions nouvelles l’amour d’une femme. Un tableau devait représenter la bataille de Wagram ; un autre, qui eût, certes, été grandiose, aurait montré les troupes envoyées contre Napoléon, à son retour de l’île d’Elbe, se sentant tout à coup ébranlées en apercevant leur ancien chef et se mêlant aux soldats qui l’accompagnaient.

Il existe encore la trace d’un troisième drame, La Fin de Don Juan (sujet qui avait aussi tenté Flaubert) mais Baudelaire s’était borné à indiquer les personnages. On y voyait le fils de Don Juan, rôle travesti, une Statue « fantastique, grotesque et violente, à la manière anglaise, » l’Ombre de Catilina et un Ange « s’intéressant à Don Juan. »

Baudelaire, qui haïssait la Belgique, où il avait étrangement souffert, rêvait aussi un travail caustique et même féroce sur ce pays, la Belgique vraie. Les phrases ne sont là qu’ébauchées, les verbes à l’infinitif ou sous-entendus. On peut imaginer, d’après les indications qui sont demeurées, que la satire eût été cruelle.

Mais ce que M. Crépet a recueilli de plus précieux, dans ces notes de Baudelaire, ce sont des pensées, jetées au hasard, hardies, troublantes, paradoxales, contenant la genèse de travaux de toute sorte, études critiques, poésies, fantaisies littéraires ou philosophiques : – « Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire. – Je comprends que l’on déserte une cause pour savoir ce qu’on éprouvera à en servir une autre. – Être un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux – Ne pouvant pas supprimer l’amour, l’Église a voulu au moins la désinfecter, et elle a fait le mariage – Qu’est-ce que l’amour ? Le besoin de sortir de soi ? – Ce qu’il y a d’ennuyeux dans l’amour c’est que c’est un crime où on ne peut pas se passer de complice. – Défions-nous du bon sens, du cœur, de l’inspiration et de l’évidence. »

J’ai cité ces quelques pensées, au milieu d’une centaine, presque au hasard. C’est, dans toutes, la même furie contre le banal, le convenu, ce qui est réputé l’ordinaire raison, – toujours, bien entendu, à un point de vue purement littéraire. Que d’œuvres singulières fussent sorties, sans doute, de ces ébauches ! Mais ce grand novateur est mort à quarante-six ans et ses dernières années n’ont été qu’une longue agonie !
 
 

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(Paul Ginisty, « La Vie littéraire, » in Gil Blas, neuvième année, n° 2758, mardi 7 juin 1887 ; portrait de Charles Baudelaire par Georges Rochegrosse in Les Fleurs du Mal, Paris : Librairie des Amateurs, A. Ferroud, 1917)