« Messieurs et vénérés collègues, dit le président, malgré la loi sacro-sainte, que nous nous sommes imposée, de n’être jamais étonnés devant rien, vous êtes étonnés, je le vois, d’avoir été convoqués ici personnellement, et de m’entendre discourir en vieux langage articulé, alors que, depuis trente siècles déjà, les délibérations de la Polytechnique et Souveraine Assemblée se font par téléphone et au moyen de formules algébriques.
Croyez bien que, pour déroger à d’aussi antiques et raisonnables habitudes, il m’a fallu de tout-puissants motifs. Je vais vous les exposer de mon mieux.
Voici trente siècles, vous le savez, que l’ère des découvertes est close, toutes les cause positives et connaissables formant désormais comme un clavier sans lacune, si j’ose m’exprimer ainsi, sous la main sûre et ingénieuse des virtuoses de l’application. Subtiliser les analyses, raffiner les chimies, perfectionner les machines, obtenir de la nature tout son rendement et le meilleur rendement, c’est à quoi s’occupe exclusivement la Science Suprême dont nous sommes les fidèles dépositaires.
Elle s’en acquitte au contentement général, nous pouvons le dire, avec un légitime orgueil, d’autant qu’elle a eu la modestie préalable de proclamer la définitive abolition des mystères, et par conséquent l’impossibilité absolue de nouvelles inventions.
Et c’est bien pourquoi, depuis trente siècles, les délibérations de la Polytechnique et Souveraine Assemblée se font par téléphone et au moyen de formules algébriques.
Est-il besoin de plus, en effet, pour échanger quelques idées, ou plutôt quelques chiffres, touchant de menus progrès tels que ceux réalisés dernièrement, par exemple, dans la composition de l’Élixir cérébreux, dans l’automatisme du Phonographoscope interastral, dans la polarisation double-inductive et rétroversive des courants d’éther nébulosiforme qui alimentent la Dynamopanspermique de l’Infantogène ? Évidemment non.
Je ne vous aurais donc pas, messieurs et vénérés collègues, convoqués ici personnellement, s’il s’était agi d’une de ces applications de science courante auxquelles suffit le colloque téléphonoalgébrique. Je vous respecte et me respecte trop pour avoir eu même l’idée d’une semblable gaminerie.
Mais, en vérité, je ne pouvais pas ne pas déroger à nos antiques et raisonnables habitudes, étant donnée la prodigieuse communication que j’ai à vous faire aujourd’hui.
Messieurs, entre notre positive et omnisciente époque, trente siècles après qu’on a proclamé solennellement la définitive abolition des mystères, et par conséquent l’impossibilité absolue de nouvelles inventions, un homme s’est trouvé, un fou sans nul doute, peut-être un criminel, en tous cas un anthropoïde constituant un cas tératologique, bref, un monstre, qui prétend au titre d’inventeur et dont les étranges découvertes sont, en effet, inexplicables à nos calculs comme si elles recelaient du mystère.
Cet anormal individu a l’audace d’affirmer qu’il est capable de se nourrir sans avoir recours aux procédés de notre chimie ; qu’il sait produire une substance alimentaire et une boisson supérieures à notre Élixir cérébreux, et qu’il n’a besoin ni du Phonographoscope interastral pour dialoguer avec les étoiles, ni de la Dynamopanspermique pour subvenir aux nécessités de la procréation animale.
Je dois reconnaître, d’ailleurs, en toute loyauté, qu’il étale son insolente affirmation de preuves matérielles réellement irréfutables.
Loin du laboratoire officiel où se distille l’Élixir cérébreux, loin de l’observatoire central où s’enregistrent les interastrales informations du Phonographoscope universel, loin de l’usine brevetée où fonctionne l’Infantogène, il est resté pendant vingt ans dans l’île déserte que nous conservons à cet état comme spécimen de l’antique terre sauvage ; et là, il a vécu grâce à ses inventions ; et là, il s’est entretenu avec les étoiles dans le seul langage (dit-il) qui leur convient ; et là, enfin, il a construit de rien (telle est son expression) des espèces d’homunculi qui, ma foi, ressemblent assez à des effigies humaines.
Mais peut-être, objecterez-vous, messieurs et vénérés collègues, que nous avons affaire à un effronté charlatan, lequel a simplement imaginé quelques applications inédites des chimies et mécaniques en vogue, et nous offre les résultats de ces applications sans nous en dévoiler le processus.
Par malheur, l’objection tombe d’elle-même quand on sait (et j’ai l’honneur de vous le certifier pertinemment) que le personnage en question est un de ces tristes sires, ataviques reliquats de l’humanité passée, conservés eux aussi comme spécimens de ce qu’ont pu être nos prédécesseurs sur la terre. Il reproduit, trop fidèlement, hélas ! le type disparu (contenez, je vous prie, une hilarité bien légitime), le type disparu, dis-je, du Poète. Cela connu, vous voyez que nous n’avons à craindre ici aucune supercherie scientifique.
Ce que nous avons à craindre est autrement grave. Il y va des bases mêmes de la Science, que ce misérable prétend tout bonnement à saper. Car cette substance et cette boisson, par quoi il veut remplacer l’Élixir cérébreux, ce langage irréductible à l’algèbre et au moyen duquel il communique avec les astres, cet art qu’il possède de procréer sans l’aide de la Dynamopanspermique, il a l’outrecuidance de déclarer que tout cela n’est absolument pas de notre domaine. Ses produits merveilleux et infâmes, il se vante de ce qu’ils ne doivent rien à la Science. Quand on lui demande comment il les obtient, il répond abominablement qu’il ne sait pas. En d’autres termes, il confesse qu’il y a dans ces choses, et même dans toutes les choses, du Mystère. Vous avez bien entendu, messieurs et vénérés collègues, je répète son blasphématoire vocable : du Mystère !
Depuis si longtemps, messieurs et vénérés collègues, que la glorieuse Humanité Scientifique, Industrielle et Mécanique, a pris la sage habitude de converser uniquement par téléphone et algébriquement, j’ignore si je me suis fait comprendre en employant les surannés procédés oratoires de l’antique langage articulé. J’ose espérer que oui, et que vous voudrez bien me le prouver en votant avec moi, à l’unanimité, contre cet inventeur, ce révolutionnaire, ce sacrilège, le seul châtiment que mérite son épouvantable crime, j’ai nommé la peine de mort. »
Ayant ainsi parlé, l’illustre président de la Polytechnique et Souveraine Assemblée se rassit, en se voilant la face, tandis que tous les membres répondaient oui, d’une voix enrouée par la longue désuétude de la parole.
On introduisit alors, avec horreur, le monstrueux coupable.
C’était un pauvre être, pareil à l’Homme disparu des très anciens temps. Il n’avait point, comme les Terrestres ses contemporains, un crâne chauve et énorme sur un corps tout ratatiné, réduit à sa plus simple expression. Il avait, au contraire, une haute et large stature, une tête petite aux cheveux touffus.
Nous autres, gens d’aujourd’hui, nous l’eussions trouvé beau. Les gens d’alors le trouvèrent hideux.
Aussi, sans aucune pitié, au lieu de le foudroyer d’un coup, ils le tuèrent lentement, par un système raffiné d’acupuncture électrique.
Et c’est ainsi, en l’an onze mille septante-trois (vieux style) de l’Humanité régénérée par la science positive, à l’époque de béatitude où florissaient l’Élixir cérébreux, le Phonographoscope interastral et la Dynamopanspermique de l’Infantogène, c’est ainsi que mourut le dernier inventeur, celui qui, par atavisme, avait découvert à nouveau le pain, le vin, la poésie lyrique, et l’art de faire des enfants en couchant avec sa femme.
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(Ce « Conte futur » de Jean Richepin, paru dans Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, sixième année, n° 1574, lundi 18 janvier 1897, est la seconde version du texte « Le Dernier Inventeur, » publié dans Gil Blas, onzième année, n° 3570, mardi 27 août 1889, puis trente-sixième année, n°18472, « La Galerie de Gil Blas, » vendredi 9 janvier 1914. Contrairement au « Dernier Inventeur, » réédité dans le Bulletin des Amateurs d’anticipation ancienne et de littérature fantastique, n° 17, en avril 1997, cette version n’avait encore jamais été reproduite. Sur le même thème, les lecteurs pourront consulter « Le Monstre, saynète pour le siècle XXXe, » publiée ici-même. Illustrations de A. Rummel, « Der Zauberspiegel » [Le Miroir magique], in Jugend, n° 38, 1897, et de Mahendra Singh pour Cocktails de D. A. Powell, 2009)