« Soudain, une pierre qui roule, un cri !… La pioche mettait à découvert un crâne bestial, bombé déjà, extraordinaire, dont les orbites vides s’emplirent pour moi d’un regard infini, plongeant à travers des myriades de siècles : L’ancêtre, l’ancêtre qui ressuscitait ! »

( « Le Savant fanatique, » d’un jeune auteur, 1907)

 

« Les abbés Bouyssonie et Bardon viennent de découvrir un homme-singe. »

(Tous les journaux, 1908.)

 
 

Enfin, le voilà reçu officiellement sous la coupole. Qui ça ? Le « pithécanthrope, » parbleu ! La presse a négligé de nous dire de quelle langue s’est servi le récipiendaire pour répondre au discours d’installation que lui adressa M. Edmond Perrier : ne froissons aucune nationalité et mettons que ce soit l’espéranto.

Tout de même, j’en éprouve un petit chatouillis de satisfaction, ayant fort prôné sa candidature ; car je me vante aujourd’hui d’avoir, pour la première fois de sa vie – ou de sa survie, si vous préférez – mené ce grand-papa au théâtre.

Aussi avec quelle émotion je pris hier le chemin du Muséum, c’est ce que je vous laisse à imaginer. Lorsque, muni d’une introduction de M. Perrier, je sonnai à la porte du laboratoire de M. Boule, savez-vous qui venait d’en sortir ? Le président du Conseil lui-même, à qui rien d’humain, ni de préhumain, n’est étranger ; entre une audience et une interpellation, il s’en était couru comme moi déposer sa carte chez l’Ancêtre.

« Est-il vrai !… m’écriai-je, brûlant toute politesse à mon hôte dans le premier feu de mon impatience, le missing link est enfin trouvé ?

– Vous m’abordez, me répondit M. Boule, non sans un sourire malicieux, dans les mêmes termes que M. Clemenceau ; il s’est campé là devant le fossile en s’exclamant : « Ainsi, ça y est, ce n’est plus un mythe !… » Et avec une courtoisie exquise, en passe de devenir préhistorique, le directeur du laboratoire me présenta le nouveau pensionnaire.

C’est un crâne pétrifié que revêt une chaude patine de rouille sur fond d’ivoire, et cette bigarrure lui prête un aspect de vivacité sous les stigmates de son long séjour au sein de la strate. Homme ou brute ? On ne peut décider, c’est la perfection de l’équivoque : les menus insignes de la race simienne dont il s’ornemente, sont indiscutables et, néanmoins, – pour vous citer le mot d’un autre savant, M. Manouvrier, que je suis allé consulter aussi sur son perchoir, dans les combles du musée Dupuytren où il collectionne nos portraits de famille, – et néanmoins « c’est un vrai cerveau de Parisien ! » Clemenceau lui-même s’y est reconnu, et il s’y connaît, je pense. Bref, ce parent pauvre qui nous revient du fond de sa province après un exil de cinquante mille ans, se sent très à l’aise parmi notre luxe électrique ; ce vieux de la vieille, impose le respect de sa calvitie : toi, mon lecteur, dans quelques années, tu feras une figure aussi sommaire, et je voudrais t’y voir dans cinquante mille !

Enfin, pour achever de vous le dépeindre, je note ce hasard qui est symbolique ; les premiers coups de pioche des bons abbés qui l’exhumèrent l’ont marqué au front comme d’un signe d’honneur, à l’endroit même où s’ébaucha la pensée humaine…

« Estimez-vous que cette découverte, demandai-je au savant paléontologue, corrobore ou non la théorie du transformisme en ce qui concerne l’origine de l’homme ? »
 
 
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Pour toute réponse, M. Boule aligna devant moi six crânes, dans l’ordre même où je les exposai au foyer du théâtre Antoine : celui d’un chimpanzé en tête de file, puis par progression de mérite, c’est-à-dire à raison de leur développement, les crânes de Java, du Néandertal, celui-ci de la Chapelle-aux-Saints, celui d’un Australien actuel, et enfin le chef de l’Homo sapiens. De bout en bout, sans solution de continuité, la chaîne se tenait, et mon regard glissait d’un crâne à l’autre sans heurt ni surprise, sans même le soupçon que chacun de ces légers intervalles était un abîme millénaire !

Il apparaît donc que la preuve est faite, autant qu’elle se peut en pareille matière, à savoir par voie de rapprochement logique et de présomption impérieuses : l’acte de naissance de l’humanité a été signé dans une forêt vierge de l’âge quaternaire par la main velue d’un anthropoïde. Du jour où Darwin prophétisa ce missing link, comme Le Verrier la planète Neptune, les orthodoxes hurlèrent en chœur : « Montrez-le nous !… » Or, à chaque fois qu’on le leur montre, ils le récusent : « Ce n’est qu’un fragment, » ou bien encore : « un dégénéré ! » L’année dernière, d’excellents confrères de la presse fossile, et notamment M. Paul Souday, m’accablaient de leur meilleur sourire : « Ce jeune auteur se la baille belle ! Il assoit sur une fable la donnée sociale de sa pièce ! Jamais, jamais on n’a découvert le missing link… » Qu’en dites-vous, cette fois, mon cher confrère ? J’eus l’avantage de vous faire connaître le pithécanthrope d’Eugène Dubois, que vous ignoriez.

Ouïtes-vous parler du pithécanthrope de la Chapelle-aux-Saints ? Celui-ci est de beaucoup plus remarquable, étant le premier qui ait consenti de nous montrer sa face au lieu de nous tirer une révérence à la dérobée, en nous jetant au nez sa calotte crânienne. Et combien probant son témoignage, quand on considère que ce dernier venu a comblé un vide, non au point de départ, mais au terminus de la descendance, à proximité immédiate de l’homme ! Nous logeons maintenant sur le même palier ! Ainsi, mes bons amis de l’orthodoxie, vous n’avez plus qu’une échappatoire, c’est d’exiger, avant de vous rendre, qu’on déterre sous la crypte de Notre-Dame un pithécanthrope prévoyant, qui tienne entre ses doigts de squelette un parchemin avec cette mention : « C’est moi qui suis le missing link, le fils du singe et le père de l’homme. »
 
 
MON SINGE IMAGEB
 

Reste, il est vrai, une objection de tout autre ordre, et je vous la souffle : elle m’a été faite il y a fort peu de temps par la Semaine religieuse de Genève, un des grands organes du protestantisme ; c’est à savoir qu’on a relevé des traces de l’homme très antérieures au pithécanthrope. Rien de plus exact. On n’oublie qu’un point, et je traduis ici la pensée des savants que j’ai consultés, c’est que, lorsque cet homme ressuscitera, lui qui déjà se taillait des armes et des outils qui ont survécu à ses ossements, il se trouvera être plus singe encore que le pithécanthrope ! Méfiez-vous donc de ce suprême espoir en l’inconnu : c’est le pavé de l’ours que vous suspendez au-dessus de vos têtes. Et puis, Messieurs, réfugiez-vous dans la symbolique de l’abbé Loisy qui permet de tout interpréter, mais soyez beaux joueurs en face de la science : votre dernière carte est perdue, car il faut convenir que ces deux braves abbés de la Corrèze, qui ont découvert un pithécanthrope dans une chapelle où trônaient des saints, viennent de jouer là un tour de singe à l’orthodoxie de Pie X, aussi bien qu’à celle de Calvin !

Or, tandis que M. Boule se détournait pour aller me chercher son rapport qui paraît en même temps que ces lignes, je saisis à pleines mains le crâne de l’Ancêtre et je lui dis :
 
 

Litanies au pithécanthrope.

 
 

« Toi qui me tends un miroir sordide, je t’avoue pour père ; je me regarde en face dans ta face ;

Ne va pas croire que je tire vanité de voir plonger mon origine jusqu’à ta bassesse ; mais j’y gagne la fierté d’être monté vers un peu de noblesse par tes propres forces: tu es beau déjà de ton effort vers moi ;

L’Esprit n’a point créé dans sa sagesse dès le commencement, il se cherche à travers l’évolution : en est-ce moins l’Esprit, s’il se trouve ?

Ainsi la déchéance n’est plus au bas, mais au haut de l’échelle en cas de culbute : tu nous es ensemble un encouragement à nous surmonter à l’infini, et un avertissement à ne pas succomber au poids du passé ; nous savons maintenant où nous retomberions !

En vérité, tu fus l’animal religieux, le singe mystique, toi qui portais un mufle de bête et qui cependant mourais à genoux, dans la pose rituelle où l’on t’a retrouvé ;

Et je me penche vers toi pour communier dans ta religion qui, pas plus que ta race, ne t’a trompé, mais s’est dépassée ; car ma raison la plus lumineuse, comme ta confuse imagination, est étreinte d’angoisse devant un mystère qui s’est agrandi en se reculant ;

Ton âge sans doute ignora le baiser ; si j’avais pu, par anachronisme, te tomber jadis sous la patte, je n’aurais éprouvé que ta morsure pour tout embrassement, ô ancêtre ;

C’est pourquoi je veux te rendre, en piété meilleure, ce que tu as fait pour moi en efforts obscurs… »
 

Et, portant à mes lèvres le crâne bestial, j’y mis un baiser religieusement.
 
 

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(Paul-Hyacinthe Loyson, in Comœdia, troisième année, n° 460, samedi 2 janvier 1909 ; les deux illustrations sont extraites de l’article)