La transmission de pensée ? Oui, un tel phénomène existe, mais un malaise étrange me saisit à songer que je pourrais être le sujet où il se produit. L’idée que mon crâne ne forme pas un mur opaque à l’abri duquel se déroulent mes pensées ; qu’il suffit d’un geste, d’un regard, que dis-je ? d’un imperceptible frisson pour que celles-ci se trahissent, et qu’ainsi l’un de mes semblables peut deviner ce qui se passe en moi, – cette idée-là m’est insupportable. Je ne prétends pas qu’il y ait dans mon cas aucune originalité, et je n’insisterais pas sur cette particularité un peu ridicule, si je ne croyais pas là faire mieux comprendre dans quel trouble me jeta l’incident que je veux vous raconter.
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Dans les derniers jours du mois de septembre, je me trouvais à N…, où des devoirs de famille m’avaient appelé. J’avais longtemps balancé avant de quitter Paris. Par quel illogisme notre sensibilité nous retient-elle sur place quand la raison commande de fuir ? Mille liens invisibles nous attachent aux lieux qui nous ont vu souffrir. Ces souffrances passées, à quoi bon les décrire ? Elles nous paraissent sans égales, dans le moment que nous les éprouvons. Elles ne sont jamais nettement définies, car on peut lutter contre des maux dont on connaît la cause, et, bien souvent, en triompher : en tout cas, les ressorts de la vie s’émeuvent, dans ce contact, le déploiement de forces qu’il exige permet d’en oublier le motif, et l’on y goûte une virile consolation. Le sort nous la refuse presque toujours. On dirait qu’il s’acharne, en nous laissant notre douleur, à nous enlever tout ce qui pourrait l’ennoblir. Il y ajoute cent tracas mesquins, et tourne contre nous les plus futiles événements. L’âme, sans force contre elle-même, déforme ses désirs, ses espoirs, ses regrets, et de tout cela compose une poussière indistincte dont l’amas obscurcit le cerveau, étouffe le cœur, et laisse sur les lèvres un goût fade que rien ne peut effacer. J’en étais là, au moment où j’arrivai à N…
Une fois atteint le but de mon voyage, et ne devant quitter N… que le lendemain, j’étais sorti de la ville, seul, et m’étais aventuré assez loin dans la campagne. Trois heures de marche n’avaient pu chasser ma tristesse, qui prenait les sombres couleurs du désespoir, à mesure que le jour déclinant s’abîmait dans l’ombre. La fatigue animale, sous laquelle j’avais voulu écraser mes inquiétudes, les renforçait au contraire en affaiblissant mes facultés de résistance. J’avançais toujours, sans savoir où j’allais. Le soleil oblique dorait faiblement les éteules.
Exténué, je m’assis sur une borne. Dans le champ, sur le bord de la route, un homme remuait le sol avec une bêche. Je ne savais plus bien où je me trouvais.
« Le plus court chemin pour rentrer à N… ? »
L’homme ne répondit pas et ne releva même pas la tête. « Il est sourd, » pensai-je. De place en place, d’autres paysans travaillaient dans le champ. Un sentier le traversait ; je me levai et m’y engageai. À mesure que j’avançais, je remarquais avec quelque étonnement que tous ces hommes étaient vêtus du même costume, blouse bleue et pantalon blanc-gris de rude toile, et coiffés de ce large chapeau de paille que portent les pêcheurs. À sept ou huit cents mètres de moi, le sentier débouchait sur une route, devant un vaste bâtiment. Là, je serai renseigné. Je poursuivis donc mon chemin sans plus m’occuper des bizarres paysans en uniforme, et me replongeai dans mes sombres préoccupations. Elles sont loin aujourd’hui !
Mais je ne croyais pas alors que rien pût changer en moi quand, autour de moi, la campagne silencieuse, les peupliers au bord de la route, les hommes aux champs, tout paraissait composer un décor nécessaire, éternel. Je marchais ainsi depuis quelque temps lorsque, je ne sais pourquoi, je m’arrêtai. Un des paysans était devant moi. Comme ses compagnons, il bêchait la terre. Je reconnus alors que les instruments qu’ils employaient tous étaient de bois, et plus semblables à des jouets d’enfants qu’à des outils rustiques. Je considérai aussi, non sans stupeur, que mon voisin se bornait à exécuter le geste effleurant le sol régulièrement, méthodiquement ; il ne remuait que du vide.
Une force inexplicable me retenait là, dans l’attente. Je sentais que l’homme qui était là n’était pas pour moi un indifférent, et qu’en quelque point sa vie était mêlée à la mienne. L’habitude de la souffrance crée en nous un état propice à de telles intuitions. Je demeurais immobile, possédé du seul désir que le jardinier fantôme levât la tête et me regardât.
Il me regarda, et ce regard s’appuya sur moi, pénétra en moi, comme une lame de glace. L’homme avait des yeux bleus et brillants, assez pareils à ceux que j’ai moi-même dans la fièvre, des yeux comme en ont certains portraits, et qui restent fixés sur nous, en quelque coin de la chambre que l’on se porte pour essayer d’échapper à leur hantise. Il me regarda et, tout à coup, éclata d’un rire saccadé, en me regardant toujours. Tel était le trouble de mes sentiments que je ne pensai pas un instant à demander la cause de cette hilarité : je savais, de façon certaine, que l’on ne m’eût point répondu. Et, par un grand effort de volonté, je m’éloignai rapidement.
Je fuyais l’étrange paysan. Je me fuyais moi-même – car c’est à ce moment précis, j’en suis sûr, que pour la première fois l’idée du suicide s’arrêta dans mon esprit. Elle s’offrait à moi dépouillée de son aspect terrible, et m’apparaissait au contraire plutôt séduisante. Je n’ai rien oublié des impressions qui l’accompagnaient. Toutes mes facultés semblaient aspirer à la mort, comme les membres fatigués par une longue course désirent l’anéantissement passager du sommeil. Mais mieux encore que ces impressions, je me rappelle le raisonnement qui déterminait ma décision. Non, je ne fus point, par la suite, l’objet de ce curieux phénomène du « déjà vu, » et par lequel la conscience, à mesure qu’elle perçoit une sensation, a l’illusion de revivre un souvenir, en sorte qu’à tout instant un écho venu du passé semble accompagner ou précéder même les mots que nous proférons. Je ne me trompe pas ; c’est bien à cette minute même que je me dis : « Après tout, si la mort est un mal, c’est un mal où les autres viennent s’abîmer, et s’effacent. Mieux vaut rassembler tout mon courage contre un obstacle, que de le dépenser en cent escarmouches, sans cesse renouvelées. Gribouille n’était pas si bête, quand il se jetait dans le puits. » Oui, en dépit de ma détresse, cette association d’idées assez comique s’était formée dans mon cerveau, mais si je concevais ce qu’il y avait de grotesque à obéir aux mêmes mobiles que Gribouille, mon accablement ne s’en trouvait pas diminué, ni affaiblie ma résolution, et je murmurais encore, machinalement : « Gribouille n’était pas si bête… Gribouille n’était pas si bête… » – quand je vins à me retourner. L’homme me suivait, son effrayant regard toujours fixé sur moi ; et, sur son visage, je crus discerner je ne sais quelle expression de contentement.
Je me mis à courir ; il courut derrière moi. Mettre un terme à cette persécution, je n’y songeai pas plus que tantôt ; je ne songeais qu’à fuir. Le jour finissait. Deux nuages lourds et bas, nés aux extrémités de l’horizon, s’étendaient parallèlement au-dessus de moi, pareils à des bras gigantesques. Comme j’arrivais au terme du sentier, un coup de sifflet retentit.
Aussitôt, j’eus la certitude que l’homme ne courait plus derrière moi. Je m’arrêtai moi-même. Je le vis à trois mètres de moi, qui s’avançait d’une allure paisible. En même temps, tous les paysans que j’avais vus en traversant le champ se rapprochaient, du même pas tranquille, chacun marchait seul et silencieux ; et cette armée muette venait se rassembler de mon côté. En quelques bonds, je rejoignis la route. Le vaste bâtiment se dressait devant moi. Une grille régnait le long du chemin ; je m’y appuyai pour reprendre mes sens.
Près de la porte ouverte dans cette grille, un homme, qui faisait tourner autour de son doigt un sifflet suspendu à une chaînette, attendait le groupe des paysans. Ils entrèrent un à un, et le portier les comptait à mesure. Je levai la tête, et je lus cette inscription : Asile Sainte-Anne. Quand toute la troupe eut franchi le seuil :
« Le chemin pour rentrer à N… ? » demandai-je au gardien.
Il me l’indiqua. Un tramway d’ailleurs conduisait en ville. Je prolongeai un peu la conversation, et, au bout de quelques instants, je formulai la question qui me brûlait les lèvres :
« C’est un asile de fous, n’est-ce pas ?
– Oui ; ceux que vous venez de voir sont inoffensifs. L’après-midi, on les mène dans les champs voisins, et quelques-uns s’emploient aux travaux de la terre. Mais on prend soin de ne leur point laisser entre les mains d’instrument qui puisse être dangereux. Non que l’on redoute des batailles ; mais beaucoup d’entre eux sont enclins au suicide.
– Au suicide ? dis-je, en me maîtrisant de mon mieux, et bouleversé tout ensemble par le désir et par la crainte d’en entendre davantage.
– Oui, au suicide. C’est souvent une obsession chez les déséquilibrés. Il y a deux mois encore, un de nos pensionnaires essayait de se tuer. Ce n’était pas un fou, c’était, comment dit-on ? un neurasthénique. Il habitait un petit pavillon à part, et sa famille payait sa pension. Nous avons comme cela un certain nombre de malades, des riches pour la plupart. Celui-là avait des idées noires, et on savait qu’il était venu là, après toutes sortes de malheurs, mais jamais il n’avait parlé de se détruire. Un jour, il a grimpé sur un arbre, et s’est laissé choir du haut en bas. Il ne s’est pas tué, seulement il est resté complètement idiot. Mais le plus curieux, c’est la lettre qu’il avait adressée au directeur, avant de monter sur son arbre. Elle était non cachetée dans une de ses poches, et je fus le premier à la lire. Il expliquait très logiquement sa résolution. « Après tout, disait-il à peu près, si la mort est un mal, il guérit de tous les autres, et mieux vaut employer en une fois mon courage à me débarrasser de tous mes ennuis, qu’à continuer contre eux une lutte incessante et vaine. » Et sa lettre se terminait ainsi : « Gribouille se jetait dans un puits pour éviter de se mouiller… Gribouille n’était pas si bête ! » Drôle de type, n’est-ce pas ? Mais tiens, le voilà. C’est celui qui s’éloigne là-bas, le dernier de la bande, et qui se retourne. Pourquoi s’arrête-t-il comme cela au milieu de la cour à vous regarder ? Est-ce que vous le connaissez ?
– Non, répondis-je d’une voix que je parvenais mal à raffermir ; je ne le connais pas. »
Et malgré la distance et la nuit presque complète, je sentais toujours fixé sur moi le regard de l’homme qui m’avait suivi, qui, je n’en doutais plus maintenant, possédait l’insupportable pouvoir de connaître mes propres pensées avant moi-même, qui, peut-être, avait déjà vécu ma vie !
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(Maxime Detresle, in Gil Blas, « Les Contes de Gil Blas, » trente-quatrième année, n° 12968, samedi 17 août 1912 ; Sascha Schneider, « Hypnose, » lithographie, 1904)