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Si je dis que le nom de Gérard de Nerval s’est trouvé à la fin du précédent chapitre par un pur effet du hasard, évidemment on ne me croira pas. Je n’ai donc rien de mieux à faire que de tirer parti sans préambule d’une si utile recrue.

Et pourtant ce n’est pas sans quelque scrupule que j’ose ramener ce doux et timide excentrique sur le théâtre de la vie, quitté par lui si délibérément ; mais d’autres l’y ont traîné, avec une violence si prématurée et si gauche, que l’à-propos semble encore assuré, et la convenance facile, à quiconque vient après eux.

Gérard de Nerval était au meilleur point de sa vie et de sa carrière à l’époque où on put le voir fréquenter le café Valois. Une série d’articles fort remarqués dans une revue influente l’avaient tout récemment mis en pleine lumière. Jouissant à la fois des premières faveurs de la gloire et de celles de la fortune, il se hâtait, sans bruit, sans étalage, en véritable homme de goût, d’épuiser cette double chance ; devinant trop bien que l’embellie serait passagère, il mangeait, comme on dit, son blé et ses lauriers en herbe. Ses chefs-d’œuvre, en effet, écrits dans sa maturité, sont d’un art bien plus achevé que les Amours de Vienne ; mais il venait dans ces esquisses de donner sa note, sa vraie, sa seule note, et on lui tenait compte de ce qu’elle avait de personnel et d’imprévu, sinon encore de parfait.

Les délicats, les difficiles, ces volages, – Gérard n’eut jamais un autre public, – n’aiment guère que les prémices. L’auteur dont ils ont eu la fleur, ils le classent dans leur esprit ; ils le vantent partout, pendant vingt-quatre heures, comme une trouvaille à eux personnelle et qui sourit à leur fatuité ; et puis, la main tournée, il n’en est plus question. Ah ! c’est beaucoup d’avoir un jour ! disent-ils comme la chanson ; tant pis pour qui trouve ce lot insuffisant ; passé ce jour, leur admiration, si elle résiste, est muette comme la tombe. Leur estime est un gouffre qui n’absorbe que peu de chose, et d’où rien ne sort. Écrivez Léo Burckart, le Voyage en Orient, Sylvie et autres merveilles d’humour et de naïveté reconquise, qu’importe à ces curieux satisfaits ? « Du Gérard, disent-ils, j’en ai. » Et ils n’en liront pas un mot ; à peine sauront-ils que cela existe. Casé dans leur collection, ils ne changeront rien à votre étiquette ; ils n’y ajouteront pas un seul de vos titres nouveaux ; pour eux, et pour qui les croit sur parole, vous ne serez jamais que l’auteur des Amours de Vienne. C’est beaucoup, répétera-t-on, et je suis bien de cet avis ; mais le malheur des écrivains de cette noble race, c’est qu’une fois en possession de l’estime calme et discrète qui répondit à leurs débuts et parut combler tous leurs vœux, ils se blasent sur leur bonheur, et, sans cesser de travailler uniquement pour leurs pareils, ils vont peu à peu s’attristant de n’avoir point de part aux engouements vulgaires, aux acclamations de la foule. Fleurs modestes qu’importune et ronge en secret l’éclat des lis et des pavots, ils ne tardent pas à s’ennuyer de leur rôle de violettes, jusque dans le sein trop avare qui les choie, les berce… et les cache.

Ce sentiment, qui chez les meilleurs, et certes Gérard en était, n’a rien de commun avec l’envie, il leur est infligé par la subtilité d’esprit qui est leur don et leur supplice. Ne savent-ils pas, en effet, que les œuvres absolument supérieures ont, comme certains hiéroglyphes, un sens populaire et un sens caché ; que le vrai caractère et la mission du génie sont d’agir par certains côtés sur l’élite, et par d’autres sur le grand nombre ?… Le génie ! en être si près et si loin ! quelle torture pour ces lyriques dont la valeur est tout entière dans le sentiment à la fois naïf et quintessencié de leur moi ! Quel poison lent ! quelle cause de mort certaine et trop souvent désespérée pour ces poètes subjectifs ! à moins qu’une religion plus haute que celle de l’art ou du moi ne vienne à propos absorber leur activité en l’appliquant à la seule vraie fin de l’homme.

Ces réflexions anticipées seraient absolument hors de propos, si l’événement douloureux qui me les suggère en partie n’avait été pour moi la clef d’un caractère difficilement pénétrable, ou plutôt la confirmation du jugement que j’avais porté de ce caractère et qu’il me reste à exposer ici.

À quiconque l’a vu sans suite, et à la plupart de ceux qui ont vécu dans sa société habituelle, Gérard Nerval a laissé pour souvenir quelque chose de doux et de léger comme un parfum. Je ne parle pas de sa probité, de son désintéressement, ni même de sa délicatesse, la moindre de ses qualités sociales : exquis en tout, rien n’égalait la douceur de son caractère, la grâce, la distinction, l’ornement choisi mais singulier de son esprit ; sa bienveillance, un peu trop égale ; sa modestie, ou plutôt son silence sur sa personne, sur ses ouvrages ; la sûreté de ses rapports, sûreté telle, que, dans sa folie même, il ne lui échappa jamais un mot compromettant pour qui que ce fût au monde ; et il connaissait bien du monde !

Laborieux, serviable, utile même dans la mesure de ses forces, aimable surtout, ses amis, ses confrères, ses contemporains, la société en un mot, n’ont eu à lui reprocher que sa mort, si toutefois il se l’est donnée, comme je le crains, dans le moment le plus lucide qu’il ait eu dans toute sa vie.

Pour moi, cela ne fait nul doute, Gérard avait rêvé un rôle littéraire plus éclatant que celui qu’il lui fut donné de remplir. Ses excursions dans le drame n’ont pas eu pour mobile unique, dans les commencements surtout, le désir légitime d’améliorer sa fortune ; s’il est vrai qu’il écrivit le libretto de Piquillo en vue de se rapprocher d’une cantatrice aussi aimable que légère, il ne l’est pas moins, à mon sens, qu’avec le beau drame de Léo Burckart il compta prendre rang parmi les royautés plus ou moins légitimes du théâtre français moderne.

Là, comme auprès de la belle Jenny Colon, il n’obtint qu’un succès d’estime : la popularité le dédaigna comme trop littéraire ; la comédienne était allée plus loin : elle avait daigné lui offrir sa main. « Vous me comblez, » dit Gérard en se retirant.

Une telle offre dépassait, en effet, ses espérances, jusqu’à ne lui en laisser aucune.

De ce double coup, il resta mortellement atteint dans son cœur et dans son esprit. Telle est, du moins, l’opinion que m’ont laissée des relations intermittentes, mais très intimes avec lui. Ce qui pourra ôter quelque crédit à cette opinion auprès de la plupart de ceux qui ont connu superficiellement Gérard de Nerval, c’est l’extraordinaire indulgence qu’il montrait à l’égard des écrivains contemporains les moins goûtés de leurs confrères. Parmi ceux mêmes qui l’ont vu avec suite et étudié avec intérêt, le plus petit nombre, j’imagine, a dû pénétrer quels profonds dédains recouvrait cette bienveillance imperturbable.

Un même mélange de hauteur, de prudence et de politesse l’empêchait de parler de lui ; sa plume heureusement était moins retenue sur ce chapitre intéressant ; mais il était si maître de sa plume ! Il savait si bien, dans un livre, se sacrifier, s’immoler avec tous les honneurs de la guerre ! Au temps où il eut à lutter contre les nécessités les plus infimes, les plus cruelles de la vie, son abord souriant, sa conversation toujours enjouée, jamais distraite, n’en laissaient rien transpirer au-dehors.

Dans les dernières années de sa vie, lorsque sa pauvreté éclatait malgré lui dans l’insuffisance et l’étrangeté de son costume, il savait encore donner à ces apparences navrantes la couleur du caprice ou de la négligence ; non pas qu’il rougît de sa pauvreté : loin de là, il en était fier, et à bon droit ; mais parce qu’il n’ignorait point qu’un homme d’esprit et bien né ne se plaint jamais du sort, ni des hommes, ni des femmes bien entendu, trois choses identiques ou qui se valent tout au moins.

Mais je crains de m’appesantir sur cette idéale figure ; il est temps de la rattacher, ne fût-ce que par un cheveu, à la galerie que j’esquisse.

Gérard de Nerval ne se mêla point d’abord à la société toute spéciale qui faisait le fond du café Valois. On ne le voyait point le soir, mais bien entre onze heures et midi, prenant, seul et plongé dans la lecture des revues, un déjeuner simple mais fin. Les seuls habitués qu’il parût connaître étaient Soulié, non pas le romancier fécond dont la seule vue l’eût fait fuir, – sans dire pourquoi, – mais un journaliste, aujourd’hui oublié, que l’on appelait le vieux Soulié de la Quotidienne ; Merle, dont l’esprit charmant et les manières distinguées l’avaient d’ abord attiré au café Valois, et, enfin, un jeune employé que je nommerai seulement Robert, pour des raisons qu’on approuvera, j’en suis sûr.

C’est à ce dernier que je dus la fête d’être présenté à Gérard de Nerval, auprès de qui je déjeunais depuis six mois, mourant d’envie de le connaître, mais dissimulant cette envie avec toute la morgue d’une jeunesse très timide. Il se livra plus promptement que je ne l’aurais espéré ; et, du premier jour, je fus tout à lui, quoique un peu humilié de me voir à un tel degré dépassé dans ce qu’aujourd’hui j’ose appeler le paradoxe. On en jugera par un trait.

La conversation était tombée, je ne sais plus comment, sur l’entomologie. Gérard, comme de juste, en avait une à lui. Il ne tarissait pas sur la merveilleuse structure et les talents non moins merveilleux de ces petits industriels, types inconscients de nos métiers et de nos arts ; il en nommait et en décrivait de prodigieux, dont je n’avais jamais ouï parler, et que, je dois le dire, je n’ai trouvés depuis dans aucune nomenclature.

« Eh bien, monsieur, dit-il enfin, ce même cyclophore, qui offre réunis dans une de ses trompes tous les instruments du tourneur, et dans l’ autre ceux du lampiste, j’en ai fait un, moi qui vous parle, et vous ne devineriez jamais avec quoi : avec mes doigts, tout simplement.

– Mais la matière ? dit Robert prenant la chose au sérieux avec sa simplicité ordinaire.

– La matière ? Oh ! mon Dieu ! rien qu’un peu de peluche prise au fond d’une de mes poches. Oui, monsieur, poursuivit-il en me regardant fixement, de la peluche, et je l’ai fait en moins de dix minutes, sur le boulevard, en causant avec Méry, qui l’a vu et vous le dira. »

Je m’inclinai devant ce témoignage.

« Et qu’est-il devenu ? s’écria l’innocent Robert.

– Ce qu’il est devenu ? Je le portais à Geoffroy Saint-Hilaire, quand tout à coup il s’envola. Et, depuis, je n’ai jamais pu en refaire un autre. »

L’idée de la folie était si loin de moi que je vis là une simple boutade, dont je ris de bon cœur, au grand scandale de Robert. Gérard n’en parut nullement blessé. Sa conversation, une vraie pluie d’étoiles, bien que les météores de cette force n’y fussent que très clairsemés, aurait dû m’alarmer pourtant ; mais la jeunesse de l’époque était montée à un tel diapason, et les vieillards que j’avais fréquentés étaient eux-mêmes si exaltés en sens inverse, que Gérard me parut en somme plus raisonnable que beaucoup d’autres, et amusant comme pas un.

Son érudition était aussi vaste qu’étrange ; indigeste, dirait un cuistre ; rare est le terme le plus séant. Nul homme n’avait mis aussi bien que lui en pratique ce conseil d’ un ministre qui engageait ses publicistes à ne jamais développer que le côté inutile des questions.

La prodigieuse mémoire de Gérard de Nerval était un répertoire, je suis loin de dire complet, mais à coup sûr immense, des singularités humaines, et principalement des bizarreries historiques et littéraires.

S’il ignorait le nom de la plupart des souverains du monde civilisé, il possédait en revanche, sur le bout du doigt, tout l’arbre généalogique du prétendant actuel du royaume d’Abyssinie, dont la lignée remonte aux amours légitimes de Salomon et de Madeka, reine de Saba. La cause de ce jeune prince, détrôné, je crois, par son frère, avait en Gérard de Nerval un avocat aussi passionné que disert. Assez peu royaliste en France, il était ultra en Abyssinie.

Les pays lointains, les temps reculés, antéhistoriques, attiraient son esprit par d’irrésistibles appels ; il possédait toutes les données problématiques et, le plus souvent, imaginaires, qui ont eu cours, en divers temps, sur les origines humaines. Ces hypothèses, pour la plupart orientales, avaient pour lui une authenticité qu’il déniait parfois, non sans raison, à l’histoire proprement dite. Ainsi, pour lui, Charlemagne n’était qu’un mythe ; il ne parlait qu’en souriant du docte maître d’Alexandre ; mais Samboscer, le précepteur d’Adam, figurait souvent dans ses causeries comme un personnage réel. Les Décades perdues de Tite-Live, les Commentaires également perdus de Sylla, tout ce qui nous manque en un mot des auteurs anciens, lui paraissait peu regrettable ; mais il ne se consolait pas de la perte du livre des livres, le fameux Abistek, reçu directement du ciel par Abraham.

Les hérésiarques, les thaumaturges, les visionnaires et utopistes de toute sorte lui inspiraient une sympathie curieuse, mais en raison surtout de leur antiquité. Il apprenait avec étonnement que vous n’aviez jamais lu Origène ni Apollonius de Tyanes ; que vous n’étiez pas en état de faire la distinction d’Hillel l’Ancien et d’Hillel le Saint ; que vous ignoriez jusqu’au nom d’Asclépiodote ou de Wigbode. Les formules suivantes ne tarissaient pas dans sa bouche :

« Vous avez lu dans Maïmonides… – Vous vous rappelez ce passage de Bhavabouti… – Il faut n’avoir jamais lu les Préadamites de Lapeyrère, etc., etc. »
 
 

*

 
 

Si j’ai pu donner une idée approximative de la société habituelle du café Valois, on se figurera aisément l’effet que dut y produire Gérard de Nerval, quand je fus parvenu à rompre la glace entre lui et mes vieux amis. Ses formes polies, sa mesure parfaite dans la discussion, son imperturbable sérénité, écartaient le soupçon qu’il pût se moquer de son auditoire ; restait la question de folie, que chacun eut bientôt résolue in petto, et qui arrangea tout à la satisfaction générale.

Du jour où il fut prouvé pour Gérard qu’il avait affaire à des gens fort aimables, mais complètement privés de raison, et où ceux-ci, de leur côté, n’eurent plus aucun doute sur l’insanité mentale de Gérard, ce fut entre eux comme un assaut d’égards et de concessions réciproques. Les rapports devinrent charmants. Lorsque Gérard enfourchait un de ses dadas, le comte d’Harambure me poussait bien un peu le coude en tapinois ; mais il gardait un sérieux auquel Gérard se laissait prendre, et, de même, quand le comte entamait le récit de ses guerres de l’Inde ou l’exposition de sa généalogie, Gérard, en me marchant doucement sur le pied, n’en écoutait pas moins le comte avec son sourire attentif.

Ce comte d’Harambure était vraiment terrible sur l’article de la noblesse, et, bien que Gérard eût sur sa propre famille une théorie qui la rattachait à un des rois préadamites, j’admirais parfois que cet esprit libéral, si élevé, même dans ses écarts, ne relevât pas de temps en temps, au nom de l’humanité insultée, l’exclusivisme du comte ; mais, je l’ai dit, la tolérance de Gérard était égale à l’énormité de sa fantaisie.

Le comte, d’ailleurs, rachetait ses travers par des qualités sérieuses et par une instruction aussi variée que superficielle ; il avait servi avec distinction dans l’Inde, après avoir longtemps brillé à l’Œil-de-bœuf, et entremêlait avec art les traditions de ces deux mondes si divers. Ses peintures de l’un et de l’autre se faisaient mutuellement valoir, tantôt par les contrastes, tantôt par la confusion. Ses bords du Gange avaient parfois comme un faux air de Trianon, et les salons du palais de Versailles se coloraient dans ses tableaux d’un reflet des splendeurs de la cour de Delhi. Chacun de nous s’oubliait à l’entendre : à Gérard, il ouvrait cet Orient bizarre qui devait l’attirer toujours de plus en plus ; à un autre, il inoculait la passion rétrospective de l’ancien régime ; je veux parler de l’excellent, mais vraiment trop naïf Robert, que je ne mettrais pas en scène si son histoire se rattachait moins étroitement à la destinée, à la décadence, à la ruine du café Valois.

Comment Robert, simple commis à dix-huit cents francs dans un ministère, et d’une naissance très humble, était-il devenu un pilier du café Valois, dont tout aurait dû l’écarter ? C’est ce qu’il ne m’a jamais dit, étant, du reste, d’un caractère plus réservé encore que timide. Là, s’il n’avait jamais eu à supporter une avanie directe, il avait dû entendre mille fois de ces propositions blessantes que le café Lemblin se plaisait tant jadis à relever. Mais rien n’avait pu rebuter l’honnête jeune homme, que tout le monde avait fini par prendre en amitié. Il montrait dans la conversation moins d’esprit que d’intelligence, et, pour moi, qu’il intéressa tout d’ abord, il fut évident que son côté faible était un développement excessif de l’imagination. En attendant la preuve décisive qu’il allait bientôt m’en donner, j’en voyais déjà un indice dans l’intérêt passionné avec lequel il recueillait les chroniques de l’ancien régime et les descriptions de ce monde à part dont le cercle Valois gardait fidèlement les traditions et l’empreinte.

Ces peintures, comme de juste très embellies, avaient déjà eu pour effet de le dégoûter de son temps et surtout de la médiocrité de son rang et de sa fortune, lorsque le comte d’Harambure vint porter à son comble cette sorte de nostalgie.

En dépit de sa suffisance aristocratique, le comte d’Harambure était au fond parfaitement humain. Robert fit sa conquête par ses qualités d’auditeur ; il le prit même en goût à un tel point, qu’étant un jour retenu chez lui par la goutte, il daigna autoriser le jeune employé à venir lui faire sa cour. Or, aucun de nous, à cette époque, n’avait reçu encore une telle faveur. Une préférence si marquée autorisa des interprétations très diverses.

Bien que, des vieux amis du comte, pas un n’eût jamais ouï parler d’une comtesse d’Harambure, il n’en était pas moins certain que ce gentilhomme nabab avait chez lui – retour de l’Inde – une jeune personne de quinze à seize ans environ , qui l’appelait sans façon : « Mon papa. » Charmante enfant aux longs yeux noirs, au teint d’orange, et qu’une gouvernante à la peau olivâtre accompagnait, le dimanche, à Saint-Roch, où nous l’avions vue… par hasard.

Le comte vivait peu chez lui, et, lorsqu’une indisposition ou sa goutte l’y retenait, il recevait uniquement d’anciens amis, aux yeux desquels n’apparaissait que rarement la péri appelée Aline, en souvenir, sans doute, de Golconde et du chevalier de Boufflers. D’après cela, on juge quelle sensation dut produire au café Valois la grande, l’étrange nouvelle que Robert avait dîné chez le comte et, de plus, qu’il avait fait d’Aline un pastel assez ressemblant. L’interprétation la plus commune d’une si étrange dérogation du comte à ses principes et à ses habitudes, on la trouva dans le fait même de la naissance obscure de Robert, et dans le peu d’avantages de sa personne.

Robert était sans conséquence, tandis que l’un de nous !…

Quoi qu’il en fût, Robert n’en parut pas plus fier ; loin de là, il me sembla même qu’à dater de ce jour sa mélancolie avait augmenté.

Inutile de dire que le comte, aussitôt remis sur ses jambes, avait cessé de recevoir chez lui l’auditeur bénévole qu’il avait sous la main au café Valois.

Robert cependant changeait à vue d’œil, et, soit négligence, soit qu’il eût perdu ou mangé, comme on le disait, tout ou partie de son très mince patrimoine, sa mise, autrefois très soignée, devenait chaque jour de plus en plus pauvre et mesquine.

J’avais pour lui une amitié que ne rebutait pas son manque absolu de confiance ; j’osai l’interroger ; il répondit par des défaites et même d’un ton assez aigre, pour la première fois de sa vie peut-être. Bientôt, il ne vint plus que rarement au café Valois. Il cessa enfin d’y paraître. Je me présentai à son logement à plusieurs reprises ; j’y allai même deux fois de grand matin : la porte me fut refusée. Évidemment, il y avait consigne. Je n’en pris mon parti en aucune façon ; mon inquiétude s’accrut ; je me perdais en conjectures, dont pas une n’était fondée. Tout le monde, au café Valois, entrait plus ou moins dans mes sentiments. Le comte d’Harambure montra beaucoup de cœur en cette circonstance.

« Pauvre petit bonhomme ! disait-il, je ne voudrais pourtant pas… Si je pouvais croire… »

Il n’achevait pas.

Dans une lettre que j’écrivis à Robert, il ajouta au crayon quelques mots aimables. La lettre resta sans réponse.

Gérard était très affligé.

« Il n’y a rien à faire, me dit-il ; Robert est de la race rouge ; la race rouge doit disparaître. D’ailleurs, il a vu le fond ; c’est fini. »

Que voulait-il dire ? Hélas ! je l’ai trop su depuis : lui aussi, il était de la race rouge ; lui aussi, il avait vu le fond. Hélas ! lui aussi, c’est fini !
 
 

*

 
 

Le 21 janvier 1835, à midi, nous revenions de la chapelle expiatoire. Le comte d’Harambure, appuyé sur mon bras, me parlait de sa fille, dont la santé l’inquiétait. Comme nous entrions au café Valois, un homme en sortait, pâle et agité. Sa vue me fut un coup terrible : c’était le portier de Robert.

« Ah ! monsieur, me dit-il, lisez, lisez vite ! J’étais chargé de vous porter cette lettre ce soir ; mais je crains un bien grand malheur. J’ai pris sur moi de vous chercher sans retard et de vous remettre ceci. Ouvrez, ouvrez bien vite, et puisse-t-il être encore temps !… »

La lettre parcourue, je la passai au comte d’Harambure, qui, se frappant le front :

« Courons, dit-il, courons ! j’ai le pressentiment que tout n’est pas perdu encore. »

Nous prîmes un fiacre, et partîmes avec le portier sur le siège ; chemin faisant, j’achevai de lire la lettre.

Robert m’annonçait qu’il allait se donner la mort, et qu’il comptait sur moi pour une restitution importante, sur laquelle il n’avait pas à s’expliquer. L’objet me ferait comprendre les motifs de son suicide.

Arrivés à la maison où Robert occupait une chambre au cinquième étage, nous fîmes enfoncer la porte, qui était close à double tour, clef en dedans. Mais grande fut d’abord notre surprise de ne point trouver ce que nous cherchions. Le concierge alors, soulevant la portière de tapisserie qui cachait le fond de l’alcôve, ouvrit une seconde porte qui était à secret. Je la poussai ; j’entrai ; le comte me suivait. Là, nous attendait un spectacle étrangement, affreusement rendu lugubre par le contraste qu’il offrait.

La pièce était petite, mais tendue, ornée, décorée dans le style de la Régence, avec un goût et un luxe inouï. Les fleurs naturelles, gracieux instrument de mort, y abondaient à un tel point que leur parfum nous aurait promptement suffoqués, si le concierge n’eût déjà ouvert les croisées.

Parmi les objets de prix qui décoraient ce boudoir mortuaire, je n’en vis d’abord qu’un, dans lequel le comte avait reconnu avant moi un portrait de sa fille peint de mémoire par Robert, comme nous le sûmes depuis.

Le malheureux garçon était étendu asphyxié sur une bergère. Ses yeux, affreusement ouverts, semblaient regarder encore fixement l’image souriante de la jeune fille.

Le portier, cependant, qui nous avait quittés en toute hâte, rentrait avec un médecin, et qu’on juge de notre joie lorsque, ayant desserré les dents de Robert et promené un verre sur ses lèvres, il nous dit gravement que tout espoir n’était pas perdu.

Après moins d’une heure, en effet, Robert poussa un long soupir ; ses yeux déjà s’étaient fermés d’eux-mêmes, et le docteur répondait de sa vie.

Sur ce mot, le comte sortit précipitamment de la chambre, ne se sentant plus de sa goutte. Vingt minutes après, il rentrait, suivi de sa fille.

Au bruit, ou averti par quelque mystérieuse influence, Robert ouvrit les yeux, et les referma aussitôt en versant un torrent de larmes. Aline sanglotait dans les bras du vicomte, et, moi, j’embrassais le portier.

La noce eut lieu à moins de quinze jours de là. Tout le café Valois y assista en corps. Cette unanimité était assurément louable en elle-même, mais on pouvait y voir à juste titre un symptôme alarmant. Robert était guéri, mais le café Valois devait être au fond bien malade pour qu’il fût changé à ce point.

L’année suivante, il perdit son patron. Sophie, elle aussi, avait fait un beau mariage, et ses parents se retiraient dans leurs terres de Normandie.

Le nouveau maître ne comprit pas de quelle importance il était pour lui de conserver le plus longtemps possible une clientèle qui, sans lui rapporter beaucoup directement, donnait à sa maison un cachet de plus en plus rare. Avec ces honnêtes clients, qu’il rebuta par toutes sortes d’avanies, se retira, indignée ou désappointée, toute une jeunesse qui ne venait là que pour eux.

Dès lors, la ruine du café Valois put être prédite à coup sûr.
 
 

*

 
 

Cinq ans après le mariage de Robert, dernier événement mémorable qui se soit accompli au café Valois, un vieillard marchant avec peine, très cassé, mais l’œil encore bon, descendait de la diligence de Tours, rue et hôtel Notre-Dame-des-Victoires. À peine avait-il déposé son mince sac de nuit au bureau de l’hôtel, que, sans même se faire montrer la chambre qu’on lui destinait, on le vit prendre la direction du Palais-Royal. Un homme le suivait à distance, semblant épier ses démarches, tout en évitant de se laisser voir.

Ce vieillard n’était autre que le marquis de N…, l’homme aux deux morceaux de sucre plus gros le soir que le matin, l’ex-favori de la bonne Sophie. Un héritage inattendu lui avait rendu, depuis plus de sept ans, des parents aussi tendres, aussi empressés qu’ils avaient été jusque-là peu sensibles à sa misère. Un d’eux, son cousin le plus proche, était parvenu à s’emparer de son esprit, et, qui plus est, de sa personne ; parfait galant homme, du reste, et prenant de son vieux parent les soins que voulaient la décence et l’espoir d’un bel avenir.

Le premier de ces soins avait été de faire quitter au vieillard Paris et ses plus chères habitudes, au nombre desquelles figurait en première ligne la fréquentation du café Valois.

En se rendant bon gré mal gré dans un château de la Touraine, le marquis de N…, alors âgé de quatre-vingt-sept ans, me dit d’un ton dolent et prophétique :

« On veut m’éloigner de Paris ; je cède ; nous partons ; mais vous verrez que, tôt ou tard, cela me jouera un mauvais tour. »

Cinq ans après, le pressentiment du marquis ne s’était pas encore réalisé, non plus que ses regrets ne s’étaient adoucis ; il avait fait un coup d’État, voulant, disait-il, revoir une fois encore, avant de mourir, son bien-aimé café Valois.

On avait cédé, et, comme il tenait à être seul dans cette excursion, vraiment dangereuse à son âge, on l’avait fait suivre, à son insu, par un serviteur affidé. La précaution, on va le voir, était loin d’être superflue.

Plus il approchait du Palais-Royal, plus la marche du vieillard devenait leste et presque juvénile. Les fantômes de sa jeunesse dansaient devant lui et guidaient ses pas, comme les perfides willis de la légende. Son cœur battait aussi vite, aussi fort qu’au temps presque immémorial de ses premiers rendez-vous d’amour : il en avait eu.

Le voilà enfin sous les galeries du Palais-Royal, pleines de bruits et de lumières. Il marche d’ un pas sûr et arrive aux chères arcades ; mais là point de café Valois.

Il croit s’être trompé, retourne sur ses pas, revient, s’avance, se recule, se frotte les yeux, et, déjà troublé jusqu’au fond de l’âme, il prend enfin le parti de se renseigner.

« Le café Valois ! répond brusquement un gros bijoutier qui se tenait, les mains dans ses poches, sur la porte d’un magasin, le café Valois ! il y a beau temps qu’il n’existe plus ! »

À ces mots cruels, suivis d’un gros rire, le pauvre vieillard tourna un instant sur lui-même, étendit les bras, comme pour chercher un appui, et, foudroyé, il se laissa glisser sur les bras de son domestique.

Une heure après, il était mort.

Ainsi tomba un des derniers, un des plus vénérables piliers de l’antique café Valois.

Les autres attendent leur tour.
 
 
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(Auguste de Belloy, Portraits et souvenirs, Leipzig : Alphonse Durr, s.d. [1859] ; Paris : « Collection Hetzel & Lévy, » Michel Lévy frères, s. d. [id.] ; préoriginale [« Les Piliers du café Valois »] dans L’Illustration, journal universel, août et septembre 1858. Les deux gravures sont extraites de l’article de Karl, « À travers Paris – Les Cafés, » in La Semaine des familles, revue universelle illustrée, première année, n° 10, samedi 4 décembre 1858, et n° 19, samedi 5 février 1859)