Cette chronique de Charles Nodier, dont nous avons retrouvé la trace grâce à une notice signée G. B. [Gustave Brunet] parue dans le Bulletin de l’Alliance des arts, le 25 août 1844, a été recueillie par Jacques-Remi Dahan dans le tome I de l’édition des Classiques Garnier des œuvres de Charles Nodier : Feuilletons du Temps et autres écrits critiques. Elle fait bien évidemment suite à la publication des Découvertes dans la lune, faites au Cap de Bonne-Espérance par Herschel Fils, en septembre 1835, que nous avons déjà eu l’occasion de reproduire sur ce blog.
MONSIEUR N
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J’ai connu autrefois une jeune dame fort aimable et fort spirituelle, qui croyait que la lune est le soleil vu à l’envers. Je suis à peu près de sa force en astronomie, et je conviens cependant que l’astronomie est la plus belle des sciences ; qu’il n’y en a point de plus digne d’occuper les études et de remplir la vie de l’homme ; que le voyage de la pensée dans les mondes est certainement ce qu’il y a de mieux pour nous distraire et nous désennuyer de celui-ci. Je déclare même hautement que si j’étais assez riche pour acheter une des excellentes lunettes de M. Cauchoix, et pour contempler le ciel avec cet œil pénétrant dont son admirable industrie arme l’intelligence et le savoir, je l’achèterais tout à l’heure ; mais il ne me serait guère moins difficile de me rendre en personne dans la lune, et il faut bien me contenter de la connaître par ouï-dire.
Il ne faut donc pas s’attendre à trouver ici une grande étendue d’érudition astronomique. Je ne saurais en faire parade sans étaler un faste d’ignorance qui n’est pas fort à la mode, et qui tirerait son seul mérite de son originalité. Il est si rare en ce temps-ci de parler avec assurance des choses qu’on ne connaît point ! J’aime mieux dire, dans l’abnégation d’une humilité plus naïve, que je ne sais point l’astronomie, parce que je ne l’ai point apprise, et que je ne l’ai point apprise, à mon grand regret, parce qu’il ne me souvient pas d’avoir possédé, valeur métallique, les signes représentatifs ayant cours d’une lunette de M. Cauchoix. C’est vraiment la seule qui puisse expliquer l’absence de cet ingénieux instrument dans le cabinet d’études d’un galant homme. À cela près, j’étais probablement organisé pour lire dans les astres comme un autre, et je ne demanderais pas mieux.
Toutefois, on ne peut pas se dissimuler que la question de la lune est, pour le moment, de toutes les questions du monde celle qui occupe le plus les esprits sérieux et réfléchis. Les faits sublunaires sont usés ; on n’en veut plus. Les faits lunaires ont détrôné jusqu’au romantisme politique et littéraire qui avait tout détrôné. Quand vous voyez deux hommes graves s’aborder dans la rue, avec une sorte d’impatience curieuse, pour confondre quelques paroles pressées de jaillir, ne vous imaginez pas qu’ils se soucient beaucoup des affaires d’Orient, de l’intervention anglaise, ou du ministère. Ne supposez pas même que ce soient deux doctrinaires qui conspirent : je répondrais qu’ils n’y pensent pas. La phrase qui se précipite sur leurs lèvres, et qui se croise de l’un à l’autre avec une rapidité insaisissable, c’est : QUE DITES-VOUS DE LA LUNE ? — Formule spirituelle et sensée qui tranche toutes les difficultés vulgaires ! De quoi s’agit-il, en effet, messieurs, dans l’état de progrès où notre civilisation est parvenue ? Il s’agit de la lune. Il ne s’agit pas de l’intérieur de l’Afrique ; tous les voyageurs en arrivent. Il ne s’agit pas des royaumes glacés du pôle ; tous les voyageurs y vont. Belle merveille qu’un voyage d’exploration dans l’Inde, où l’on mange des pâtés de foie gras de Strasbourg, et dans les îles de la Société où l’on commence à danser le cancan avec une rare perfection : le pèlerinage de la Mecque est devenu lui-même le Longchamps de la bonne société européenne. Si vous n’avez pas dévoré de la chair crue à la table du roi d’Abyssinie, ou échangé quelque agréable toast de sang humain avec la reine de Madagascar, autant vaudrait pour vous n’avoir pas passé Gonesse ou Meulan ; et à vrai dire ces gentillesses tombent furieusement dans le commun, depuis qu’il n’est fils de bonne mère qui ne s’en mêle.
À l’égard de la lune, c’est autre chose. Personne n’y est allé à ma connaissance, ou du moins personne n’en est revenu, si ce n’est peut être Cyrano de Bergerac, mais il n’est pas compté comme une autorité à l’académie des sciences, et c’est un grand tort qu’on lui fait. La lune est un pays tout neuf pour la statistique, pour le gouvernement représentatif, pour le roman intime, et pour les caisses d’épargne. La terre que nous habitons est au contraire, ou sera probablement avant peu, un pays à jamais perdu pour les habiles gens qui l’ont exploitée jusqu’ici, et cela devait résulter de l’extrême diffusion des secrets du charlatanisme, qui ont cessé d’être une puissance quand ils ont appartenu à tout le monde. Voyez ce qui advient journellement des annonces de journaux et des articles de complaisance. Il en coûte si cher maintenant pour se faire une réputation, et quelle réputation ! qu’il y a des auteurs qui n’en veulent plus. C’était une ingénieuse combinaison de la librairie, pour subvenir à l’encombrement immobilisé de ses magasins, que de faire interfolier une brochure nouvelle en billets de loterie. Ne faut-il pas que la répugnance de l’homme de goût ait été bien forte pour triompher de la passion du joueur ? Je crois, Dieu me pardonne, que les chalands n’auraient pas été beaucoup plus nombreux si le livre avait été interfolié de billets de banque, comme ce beau Nouveau-Testament de mon honorable ami, M. le marquis de Bruyère-Chalabre, volume précieux à différents titres, et qui fait aujourd’hui partie de la bibliothèque de mademoiselle Mars. L’appât serait flatteur, mais la condition épouvante. Une jolie fortune doit sans doute alléger la vie, mais les tomes que vous savez font un horrible contre-poids. Il n’y a décidément plus de spéculation possible que dans la lune.
C’est à ce besoin universellement senti de la société que nous devons les élucubrations badines d’un facétieux Anglais sur les savantes recherches de M. Herschell [sic]. Tous les astronomes de l’Europe ont déclaré à l’envi que cette vue de la lune, prise à la juste hauteur d’une alouette en gaieté, pourrait bien n’être qu’une plaisanterie, et les astronomes savent mieux que nous à quoi s’en tenir sur ce genre de mystification. (1) On devine aisément que j’ai quelque penchant à en juger comme eux, mais je ne me prononce pas. On nous a démontré depuis un demi-siècle tant de balivernes incroyables que je n’ai plus d’objections contre l’absurde. Il ne faut jurer de rien avec les savants.
Les raisons qu’on oppose d’ailleurs au topographe de la lune peuvent être fort bonnes à Paris ; mais on est allé trop loin, sous tous les rapports, quand on a pensé qu’elles fussent irréfragables en théorie universelle. Il n’y a jusqu’ici de prouvé que l’impossibilité de l’instrument décrit qui ne donnerait aucun résultat, au cas même où toutes les hypothèses fantastiques de l’opticien parviendraient à se réaliser. C’est à cela qu’il fallait s’en tenir, puisqu’on avait la complaisance de prendre une bouffonnerie au sérieux. Reste à savoir maintenant si ces difficultés apparentes ne pourraient pas se vaincre par des moyens beaucoup plus simples auxquels personne n’a songé, mais qu’il n’est pas temps de rendre plus explicites. Il faut laisser aux génies patients et laborieux qui s’en occupent de jour, et surtout de nuit, le loisir d’attendre un brevet d’invention.
Les impossibilités tirées de l’état même de la lune, et si bien exposées dans le Journal des Débats par un écrivain qui joint beaucoup d’esprit à beaucoup de savoir, sont loin d’avoir autant de valeur, ou plutôt elles n’ont de valeur que celle que son talent leur a prêtée. Le défaut d’atmosphère sensible à l’aperception des lunettes (et il faut convenir que Dieu était parfaitement le maître d’eu créer une de cette nature) ne prouve pas la moindre chose contre la population spéciale de la lune, et ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’il ne prouverait rien de plus contre l’existence d’une population organisée, à très peu de chose près, comme la nôtre. Nous avons tous vécu neuf mois, plus ou moins, sans communication avec l’atmosphère, et on a, dit-on, vu bondir des batraciens qui s’en passaient depuis deux mille ans. La marmotte du Savoyard n’en fait pas grand usage pendant la moitié de l’année, et la plupart des animaux pélagiens et fluviatiles en consomment une si petite quantité, qu’elle échapperait probablement aux télescopes lunaires. Il serait bien téméraire enfin d’interdire au grand esprit de la création la faculté de varier les moyens comme les formes, et je pose en fait que l’académie des sciences n’a jamais eu cette prétention. Arlequin dit dans une farce italienne : « Tout l’univers est fait comme notre famille. » Mais les sages ne font point reposer leurs doctrines sur les adages d’Arlequin. La perfectibilité n’en est pas encore venue jusque-là.
L’argument tiré de l’intensité des froids lunaires n’est pas plus difficile à combattre. Une température de soixante degrés au-dessous de zéro a certainement peu d’attrait pour les frileux, mais l’organisation des habitants de la lune est selon toute apparence arrangée sur ce pied-là. Rien n’empêche qu’ils ne naissent fourrés comme le renard de Sibérie. Sur notre globe même, qu’il ne devrait pas être permis de prendre pour objet de comparaison, parce qu’il n’y a point de comparaison possible avec l’inconnu, on trouve des existences très vivaces aux extrêmes de la graduation thermométrique. M. le duc de Raguse vient de rapporter l’exemple d’hommes qui se soumettent sans en être incommodés à l’excessive température de 78 degrés, et j’ai foi à son noble témoignage comme à son vaste savoir. À 90 degrés de celui-là, c’est-à-dire au 12e degré plus bas que la glace, j’ai recueilli le carabus nivealis de Paikull, agile, frisque, bien en point, et velocissimè cursitans sur la frange vitrée des glaciers. Le naturaliste n’était pas fort réchauffé, mais l’insecte se portait à merveille. N’avons-nous pas sur la terre, et je crois qu’il s’y est naturalisé accidentellement à la suite de quelque immense conflagration aujourd’hui oubliée, un métal si apte à se pénétrer du calorique latent qu’il reste en fusion jusque sous les âpres constellations du pôle ? Pourquoi le mercure solide ne servirait-il pas dans la lune à la fabrication de quelques ustensiles de poterie, appropriés aux besoins d’une race mieux hivernée que la nôtre ? Cela est plus que possible. Cela est vraisemblable.
Remarquez, de plus, que le calcul des soixante degrés au-dessous de zéro (je ne chicane pas sur le chiffre) n’est évidemment basé que sur celui de la chaleur solaire, car nous n’avons pas encore obtenu des appréciations assez bien déterminées de la chaleur stellaire ou ambiante de l’espace, pour la faire entrer en compte. Quant à la chaleur centrale de la lune, il n’y en a point de nouvelles. Et cependant, si l’on a égard à la faible grandeur proportionnelle de son diamètre, elle doit se faire sentir à la surface d’une manière beaucoup plus intense que la nôtre, surtout dans un globe dont le foyer volcanique est à peine éteint. Je suppose, quant à moi, que ces profonds cratères dont la bouche énorme s’ouvre partout aux recherches télescopiques, sont autant de joyeux calorifères où les lunatiques viennent se chauffer les doigts en cas de besoin, mais ce n’est pas ce qui m’inquiète. J’ai quelquefois peur qu’il ne fasse trop chaud parmi tant de poêles géants qui émettent le calorique pur, puisqu’il ne s’interpose pas dans la lune entre les molécules d’une atmosphère. Toutefois, nous en serions quittes pour y loger des salamandres au lieu d’y loger des ours blancs, et je ne pense pas que cette difficulté embarrassât considérablement le Créateur de toutes choses.
Il ne saurait donc être défendu à personne de croire les planètes habitables ; et quoique j’aimasse mieux, pour mon usage particulier, une planète déserte, on ne me persuadera jamais que le grand ordonnateur des mondes a semé l’infini de tant de soleils pour éclairer des cendres stériles, des mers glacées et une nature morte. Il pourrait en être ainsi de quelques sphères bouleversées par une grande perturbation locale, et dont les segments déchirés obéissent longtemps à la loi éternelle des corps gravitants avant même d’en avoir repris la forme ; les astronomes savent de quelles planètes je veux parler ; mais il n’en est pas ainsi de la lune, que les apparences comme la révélation font notre contemporaine et notre sœur. Les soleils, considérés comme luminaires des nuits de l’homme, sont une admirable idée biblique, parce que la Bible a été faite pour l’homme de notre petit monde, et placée dès les premiers jours à la portée de son intelligence ingénue ; mais une multitude incalculable d’autres mondes se meuvent, comme nous, sous la main du même Dieu, et ont reçu sous une autre forme la communication plus ou moins développée de la vérité. Ceci n’a rien de contraire à la foi, et le contraire de ceci répugnerait horriblement à la raison. Voilà ce que nous savons de plus positif.
En dernière analyse, j’admettrais absolument l’existence d’une population lunaire. J’admettrais conditionnellement la possibilité d’un instrument d’investigation qui la démontre, et qui n’aurait, certes, aucun rapport d’artifice avec le prétendu instrument de M. Herschell. Ce que je n’admettrais à aucun prix, c’est qu’il y eût beaucoup de mérite d’imagination dans le Journal des Découvertes de la Lune. Pour trouver quelque chose d’extrêmement ingénieux dans ce jeu d’esprit, comme l’ont fait mes confrères de la publicité quotidienne, il faut qu’ils y aient mis du leur.
Je conçois bien que l’auteur ait cherché à se rapprocher du vraisemblable pour obtenir plus de confiance, mais il n’a pas pensé que, dans un voyage de la lune, le vraisemblable était l’ennemi déclaré du vrai. Il est à peine nécessaire de parcourir le quart de la circonférence de notre monde pour trouver un changement presque total dans la physionomie de ses productions, et c’est mal apprécier la variété féconde du principe générateur qui a peuplé tous les mondes comme le nôtre, que d’aller chercher dans la lune des arbres et des animaux polytipés sur nos animaux et sur nos arbres les plus vulgaires. Tout explorateur de la lune, qui croit y avoir vu des sapins et des moutons, était indigne de voir la lune. Il faut le renvoyer à son village et au prône de son curé qui croit y avoir vu des clochers. L’invention de ces hommes ailés, qui ne sont en fait que de grandes chauves-souris à marche verticale, c’est-à-dire parvenues au degré de progrès de l’orang-outang, n’est pas non plus un effort remarquable d’imagination. Cet animal est un anthropomorphe aujourd’hui regardé comme fantastique, mais qui pourrait bien avoir existé sur la terre même, et dont une tradition immémoriale a conservé le souvenir dans la fable des Harpies. Je répondrais que notre auteur ne s’est pas donné la peine de le tirer de si loin. Il l’a trouvé tout fait dans les Hommes volants de Pierre Wilkins, où l’organe locomoteur de l’espèce est décrit avec une exactitude qui ferait honneur au naturaliste le plus scrupuleux et à l’anatomiste le plus exercé, sous le nom de Groundy, car il manque rien à cette admirable composition, pas même une terminologie.
Il est présumable que le roman attribué à Pierre Wilkins, par allusion sans doute au nom du savant Jean Wilkins, beau-frère de Cromwell, qui avait amusé quelquefois sa brillante imagination à ces fantaisies excentriques, est devenu aussi rare en Angleterre qu’en France où une excellente traduction de M. de Puisieux n’a pas réussi à le rendre populaire. Habent sua fata libri. C’est cependant un ouvrage fort supérieur, selon moi, au Gulliver de Swift et au Robinson de Foe. Il n’en est pas plus question probablement au-delà qu’en-deçà de la Manche, puisqu’on ose en arracher des lambeaux pour recommander par un air de nouveauté un pamphlet à succès européen ; et j’avoue que j’en aurais renouvelé la mémoire avec quelque plaisir, si mes yeux n’étaient plus fatigués à suivre le mouvement de ma plume sur le papier que ne le furent jamais ceux d’un astronome à sonder les volcans putéiformes de la lune.
J’y reviendrai peut-être un jour, et je serai plus à mon aise dans cette discussion que dans l’examen des
théories astronomiques où je procède avec un embarras inexprimable, à cause de mon ignorance radicale. Toutefois, m’en voilà sorti, et j’abandonne humblement
mes erreurs aux astronomes de feuilletons. Ils n’auront
pas besoin pour les trouver des bonnes lunettes de M. Cauchoix.
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(1) Nous renvoyons le lecteur au billet « Découvertes dans la lune, » reprenant l’intégralité de la mystification de Herschel fils. On pourra également consulter, sur le même thème, « The Great Moon Hoax » et « Sélénoscopie, » dont sont tirées la plupart des illustrations de l’article.
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(Charles Nodier, « Feuilleton, » in Le Temps, journal des progrès, septième année, n° 2349, jeudi 24 mars 1836)
Cher monsieur, croyez que je suis touché de votre enthousiasme pour ce bel article. Permettez-moi néanmoins de vous signaler qu’il a dûment été repris, en 2010, dans mon édition collective des Feuilletons du Temps (Classiques Garnier ; tome I, p. 750-759). Cordialement à vous, J.-R. Dahan.
Je l’ignorais. Voilà qui est dûment corrigé ; j’aurais dû me douter que cet article de Nodier n’avait pu passer inaperçu aux yeux du grand spécialiste de Nodier ! Bien cordialement, N. G.