Mardi. – Il a fait, cette nuit, un froid de Sibérie ; les journaux expliquent qu’une « vague » a passé sur Paris. L’air est sinistre, en effet, terne et verdâtre, et il fait peur à regarder, comme un poison. Derrière mes vitres étoilées de givre, les arbres se crispent sous un vent bizarre qui les tord sans les incliner, et l’on dirait vraiment qu’ils souffrent de toutes leurs branches ; l’herbe des pelouses a noirci ; les ramiers qui, d’ordinaire, habitent devant ma fenêtre ont disparu, et pas un n’est visible aux alentours : sans doute ils s’abritent dans les trous des vieilles murailles.
« Monsieur a vu le chat perché ? »
Mon domestique me raconte que le jardinier, en faisant sa ronde du matin, a découvert un matou en détresse sur un arbre, d’où il ne savait pas redescendre.
« Nous avons pris la grande échelle, et le jardinier est monté, pendant que je tenais, en bas ; mais quand le chat a vu qu’on arrivait, il s’est sauvé, et il a grimpé tout droit : Monsieur peut voir… »
J’ouvre ma fenêtre, l’air glacial me mord et me pince la face, et là, tout près, à ma hauteur, à dix mètres au-dessus du sol, une vie pendue apparaît. Pris à la fourche du gros acacia, coincé dans l’angle aigu du tronc qui se dédouble, l’animal est accroché par le milieu du corps, l’avant-train d’un côté, l’arrière-train de l’autre, en agneau de la Toison d’Or. Il est tout blanc, entre les deux branches noires, et fixe comme une sculpture de marbre ; mais il s’émeut du bruit que je fais en ouvrant.
« Il ne bouge que les yeux.
– Les oreilles, aussi…
– Monsieur ne croit pas qu’il est déjà figé ? »
La bête me regarde d’une prunelle toute ronde, qui s’épouvante, ou qui interroge ; je lui parle doucement, pensant la rassurer, la conseiller, et son oreille gauche me tend un cornet velu, pour recevoir les mots qu’il faudrait comprendre.
« Tu vas geler là. Pourquoi es-tu monté là ? Un chien te poursuivait ? Il n’y a plus de chien. Descends, gros minet, descendez… »
J’ai pris ma lorgnette, et sans doute je conçois, aussi bête que la bête, l’espoir de me faire mieux écouter si je supprime la distance, et d’être plus persuasif en parlant de plus près ; à chaque phrase nouvelle, après chaque silence, le cornet remue et s’offre. Mais le pendu ne bronche point. J’envoie acheter de la viande, qu’on étalera, crue, sur un plat, au pied du tronc, et j’attends. On dirait qu’il attend aussi, avec la vague idée que des choses se préparent pour le délivrer ; il roule des yeux et surveille. C’est long. Mais la voici, la tentation rouge : le plat est déposé sur la pelouse, juste au-dessous des narines qui se froncent et des prunelles qui s’abaissent.
– Allons, viens manger. »
Pas un muscle n’agit. Des heures passent, et je m’angoisse d’impatience, derrière la vitre que je ne peux plus quitter. Cette créature qui s’étrangle dans un carcan glacé devient intolérable à voir, à la longue. Travailler ? Je n’essaie plus. Je sors. Dans les rues où je marche vite, pour réagir contre la bise, elle me crible d’aiguilles, et je songe au supplice d’une immobilité.
« Il a dû mourir ou descendre ? »
Il n’a pas bronché. La tentation est moins forte en lui que la peur ? Ou bien il ne peut se mouvoir, faute d’un point d’appui ?
Je vais sous l’arbre ; j’agite la viande et je l’élève ; il m’observe, puis se détourne ; j’ai beau m’évertuer à toutes les séductions d’une voix câline, il s’effraie plus qu’il n’est tenté.
« Eh là ! Connais-tu donc si bien le mensonge des paroles humaines, des gestes qui se tendent pour une caresse et qui se détendent dans un coup ? »
De me voir au-dessous de lui, il s’inquiète et cherche en cercle.
« J’userai de ta méfiance pour te servir en dépit de toi-même ! »
Je ramasse une pierre, et j’en cogne le tronc qui se met à vibrer ; la bête, emprisonnée dans sa fourche, s’énerve visiblement de la trépidation qui résonne au fond de sa poitrine ; ses pattes s’animent ; je redouble, elle tressaute, et sans que j’aie compris par quel mécanisme elle a pu réaliser cette voltige, la voilà un mètre plus haut, marchant d’un pas tranquille sur une branche horizontale. Puis elle s’y ramasse en sphinx, engoncée dans son poil, la queue soigneusement ramassée sous le ventre.
Est-ce qu’il se résigne, ou qu’il espère la nuit plus propice aux félins, l’ombre où le trou du vide sera moins effrayant ? Un souci me tracasse : j’ai vu parfois des chats qui descendent d’un arbre ; ils essaient trois pas à reculons, puis, brusquement, comme s’ils n’en pouvaient plus, ils se tournent et sautent.
« Sauter de onze mètres, auras-tu ce courage ? Qu’un accident te fasse choir, tu retomberais sur tes pattes. Mais la volonté, l’auras-tu ? »
Le soleil décline ; la courte journée d’hiver va finir. Le vent qui a passé sur les neiges de l’Est souffle plus âpre et plus aigu. La nuit sera terrible. Le chat perché de la mort, sous les bouffées de glace qui rebroussent son poil, reste impassible, avec les yeux mi-clos.
« Qu’est-ce que tu penses ? Qu’est-ce que tu feras ? »
Dans le crépuscule, les chats perdus qui hantent le jardin ont découvert la viande au pied de l’arbre et se la disputent en miaulant de colère. Il n’abaisse même pas un regard vers cette curée : on dirait qu’il s’est désintéressé de son sort, et qu’il veut ignorer sa faim, ignorer le gel et le vent, pour attendre sans savoir quoi…
Les étoiles brillent durement. La boule blanche est toujours là, immuable. Les heures tournent.
« Peut-être il te faut le silence, et la disparition de tous ? Ma lampe te gêne sur ma table, comme une présence importune ? Importune aussi est la tienne, qui m’obsède et m’empêche de penser à tout ce qui n’est pas ton museau vitrifié, tes pattes engourdies, tes oreilles fortes, ton dos de hérisson et ta queue où le sang ne veut plus circuler ! Ah ! je t’en prie, ne sois plus là demain ! »
Mercredi. – Plus de vingt fois, cette nuit, j’ai dû me lever, pour voir, pour savoir, espérant chaque fois qu’il ne serait plus là, et toujours il était là, toujours, toutes les fois, au même endroit, et il y est toujours ! Son immobilité, par cette nuit polaire, a attendu la mort, qui est certaine et acceptée. Mais qui donc accepte la mort ? Je ne l’accepte pas pour lui, et je ne peux plus vivre, moi, au chaud, mangeant, buvant, à côte de cette agonie qui dure, qui dure tant.
– Une idée ! Je connais, dans les caves, un mât de douze mètres qui servait jadis à hisser le drapeau sur la tourelle. En y clouant un panier de jardin au fond duquel on mettrait des quartiers de mou, et en dressant le mât devant la bête affamée, elle se jettera sur cette proie, et nous l’enlèverons, elle s’agrippera aux brins d’osier, et nous l’amènerons à terre !
Six hommes attaquent la besogne. Le matou examine sous son arbre ces gens qui travaillent : à quoi ? Il observe dans l’air cette chose qui vient à lui, et lèche ses babines. Il a flairé la chair fraîche ? La proie décrit sa courbe et se rapproche. Il s’est dressé sur ses pattes ; il avance la tête, il tend le cou vers la pâture : trente heures de jeûne l’ont façonné à point pour cette bonne orgie, et mon ingéniosité triomphe !
« Hein, philosophe, tu te fiais au dieu des chats, et tu savais que tout s’arrange, philosophe ? »
Il se met en marche, avec la dignité d’un lord-maire, et s’achemine à la rencontre du panier qui oscille, arrive, et va se poser. Un mètre seulement les sépare. Le tigre de poche s’arc-boute pour bondir.
« Un peu de patience, encore. Tu peux bien patienter trois secondes… »
Non, il ne sait plus attendre ; il bondit ! Où va-t-il ? Par-dessus le panier qui lui venait des hommes, il a franchi l’espace, à vol d’oiseau, d’un arbre à l’autre, et, verticalement, il grimpe, les pattes éployées en croix sur le tronc nouveau et trop large qu’il ne peut embrasser ; loin du secours qui vient des hommes, il monte à pic, en enfonçant ses griffes dans l’écorce. Fuir, c’est aller plus haut, s’engouffrer dans le froid, la faim, la soif, entrer plus avant dans la mort, et qu’importe, si c’est éviter le contact de l’homme ?
« Ah ! bête ! Personne ne t’a donc appris que nous pouvons parfois nous approcher des faibles sans leur faire de mal ? »
C’est tout simple : la curiosité que j’ai prise pour de l’espoir n’était qu’un surcroît d’épouvante ; j’ai empiré le sort du lugubre animal, en croyant le sauver. J’enrage contre mon erreur, contre l’œuvre combinée de ma sottise et de sa bêtise.
« Car ton destin, maintenant, est notre œuvre commune, et, pour obtenir un résultat pareil, il fallait être deux, toi et moi, l’homme et la bête, le raisonnement faux d’un esprit et la raison incomplète d’une brute. J’y vois clair, à présent. Nous ne pouvions pas nous entendre ; ta bêtise, que j’appelle Instinct, est une logique immédiate, où le raisonnement n’a qu’un échelon : « Voilà un péril, donc je fuis. » Ma sottise, que j’appelle Intelligence, est une logique médiate, où le syllogisme gravit plusieurs échelons, mais un d’eux est toujours cassé… »
Le fuyard ne s’arrête qu’à une nouvelle fourche, et il s’y emboîte, épuisé, les pattes ballantes, pendu pour la seconde fois, à quinze mètres de terre : c’est une loque qui halète, pantèle, et va tomber, d’une minute à l’autre !
Ces minutes se succèdent pendant des heures. La Société protectrice des animaux, avisée par téléphone, a promis qu’un inspecteur viendrait. Des heures sonnent, et des heures. Rien n’arrive. La loque ne tombe toujours pas. Un passant de la rue, qui se déclare gymnaste, propose de monter à l’arbre, mais je m’aperçois vite que le pauvre garçon est gymnaste parce qu’il a faim, lui aussi ; ses mains glissent sur l’écorce que leur chaleur dégèle.
« Descendez tout de suite ! On vous paiera, mais descendez ! »
L’escalade d’un homme et mes cris ont encore une fois effrayé le sauvage, et, pour s’éloigner plus, il a quitté sa fourche. D’un élan, il gravit deux mètres, et s’installe en pelote sur une branche transversale, avec un air paisible qui affirme : « Vous ne m’aurez pas, les hommes ! »
Dans l’espoir de le rassurer, je reviens à ma fenêtre, avec mon chat Ali que je caresse et qui ronronne ; mais sitôt que la bête de luxe aperçoit cet intrus sur l’arbre des pigeons, trop près de sa propre demeure, l’égoïste fronce les narines, ses oreilles se couchent pour la bataille : il jure ; puis il comprend qu’un gouffre le protège, et dédaigneux, rassuré sur lui-même, il détourne la tête avec indifférence.
Le vent a redoublé. La cime du grand arbre se berce ; la boule blanche roule dans le ciel. Cela, cette chose qui ne frissonne même pas, c’est de la soif, de la faim, c’est la torture du froid et de la fièvre, un bloc de désespoir, trois kilos de douleur sans répit, une vie faite de mort lente !
Les inspecteurs de la Société protectrice sont arrivés enfin. Ils prétendent que l’heure est trop avancée aujourd’hui. Ils reviendront demain… Et revoici la nuit, plus atroce encore que le jour, et si longue, si lente…
Jeudi. – Durant quinze heures de ténèbres, la misérable pelote est restée là, cramponnée, sans dormir, occupée à ne pas perdre une minute de sa torture. Je ne peux plus vivre, moi, à côté de cette souffrance ! Soixante heures, elle a duré ! Soixante fois, je suis revenu à ma fenêtre, dans le stupide espoir que la victime a pris enfin son grand courage, et s’est sauvée.
La Société, par téléphone, renouvelle la promesse de renvoyer ses inspecteurs, après midi. Ils arrivent, apportant une cage pour le chat, et je n’ai, me disent-ils, qu’à le faire entrer là dedans…
Qui m’y aidera ? Je cours. Les pompiers refusent d’intervenir ; ils n’en ont pas le droit. Je rentre : l’agonisant est toujours à sa place. Au jardin du Luxembourg, on me donne l’adresse d’un élagueur, outillé pour de telles ascensions. Il habite Villejuif. La boule atroce est toujours là. L’élagueur pourra venir demain. On dirait que le froid augmente. La quatrième nuit commence. Elle sera pire que les autres.
Vendredi. – Joyeuse alerte ! À deux heures du matin, le chat a disparu ! Pas de doute : la place est vide. La faim, et la cruelle soif d’hiver, ont fini par dompter la peur ! Plus personne n’agonise sur l’arbre !
« Tu t’es délivré, et tu m’as délivré, merci ! »
Je me recouche ; et, dès l’aube, ma lorgnette vérifie la place où une créature a souffert trop longtemps. Je chante de joie.
« Monsieur ne pourra le voir que de l’autre chambre. Il a changé de place pour se mettre à l’abri, parce que le vent a tourné ; il a bien monté de trois mètres. »
À dix-huit mètres en l’air, le revoilà, hérissé, et rond dans le ciel ! C’est la quatre-vingt-deuxième heure. Ali dort en cercle sur ma table, le nez enfoui entre les cuisses, et quand parfois il entrouvre ses yeux voilés de béatitude, il cligne vers moi, pour me dire : « On est bien, il fait chaud. » Puis il lustre le poil de ses pattes coquettes ; je ne peux plus voir cet heureux ! Le thermomètre du dehors marque quinze degrés au-dessous de zéro. L’élagueur télégraphie qu’il pourra venir seulement demain. Le tas de douleur muette ne bouge pas, et la bise souffle dessus.
« Le mieux serait de l’abattre, me dit-on ; il ne descendra plus, il va devenir enragé, s’il ne l’est pas.
– Il n’a pas l’air méchant. Attendons l’élagueur, qui viendra demain. »
Et la journée s’écoule, s’achève, le crépuscule recommence, la cinquième nuit se déroule. Elle est brumeuse, celle-ci, car le vent a tourné, mais ce brouillard se congèle en dormant. Oh ! les heures n’ont plus de fin, la misère est reine du monde !
Samedi. – Il est revenu se placer face à ma fenêtre, mais je ne le reconnais plus. Il est énorme et monstrueux ; les vapeurs, en se cristallisant à la pointe de tous ses poils, l’ont enveloppé d’une fourrure de givre qui se hérisse autour de lui ; ses moustaches et ses sourcils, chargés de glaçons qui les prolongent d’un pied, pendent fantastiquement, comme ceux d’un vieillard chinois, et son regard fixe m’accuse.
« De quoi? Qu’est-ce que j’ai fait ? Je ne peux rien ! »
C’est la centième heure. L’élagueur arrive et déclare :
« Je peux arriver où il est ; mais remarquez qu’il gagnera cette autre branche, où je ne pourrai ni le suivre ni l’atteindre. Le seul remède est une chevrotine ou une volée de plombs. »
Le sauveur s’en retourne. Ainsi, j’ai contemplé ce supplice pendant six journées, six nuitées, pour en venir au meurtre, et ma commisération n’a su que multiplier des douleurs et retarder la délivrance ! Le commissariat permet qu’un coup de feu soit tiré au coucher du soleil.
« Attends la fin du jour. Voici la paix qui s’incline avec lui, vers toi qui en as tant besoin ; quand tu verras tantôt le retour de la nuit féroce, n’aie pas peur, la nuit ne te fera plus mal. »
Un oblique rayon de soleil essaie de dégeler la bête qui secoue son échine, et je me sauve pour ne plus rien voir.
Quand je reviens, on me raconte : « Il est tombé, sous le coup de fusil : plouf ! Le jardinier, pour être plus sûr, lui a fendu le crâne d’un coup de bêche, et l’a enterré, il n’y a pas un quart d’heure. »
L’arbre est nu. Mais, des quatre points cardinaux, les pigeons qu’on ne revoyait plus depuis six jours arrivent à tire-d’ailes et s’abattent en foule sur la branche du chat, et sur nulle autre d’alentour : dix minutes leur ont suffi pour apprendre la nouvelle et pour reprendre leur domaine. La mort est le vœu de la vie…
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(Edmond Haraucourt, in Le Journal, « Contes du Journal, » dix-septième année, n° 5624, dimanche 23 février 1908 ; repris dans Paris-Soir, « Les Contes de Paris-Soir, » troisième année, n° 703, mardi 8 septembre 1925. Illustrations de Sir John Tenniel pour Alice in Wonderland de Lewis Carroll, 1865)