LA SURVIVANCE DU CORPS
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TRANSFORMATION DU CORPS HUMAIN EN MARBRE
Il y a bien des années, quand je ne connaissais que de nom l’illustre savant Efisio Marini, et que je n’avais qu’une idée assez vague et fort inexacte de sa découverte, il m’arrivait, dans les visites que je faisais aux musées, de m’arrêter souvent, attiré par un intérêt particulier, devant les momies des Pharaons pour les étudier ; et là, parmi ces documents d’une époque si reculée, parmi ces restes de la première et plus surprenante civilisation du monde, je songeais, en proie à un étrange sentiment de regret, à certains secrets de l’antiquité qui, en traversant les siècles, n’ont été hélas ! que trop irréparablement perdus.
Ces corps humains qui, dans leurs caisses de cèdre ou de sycomore et dans leurs toiles résineuses, se conservent, à travers les millénaires, tels qu’ils étaient après la mort, avec les ongles dorés ou teints en rouge, les membres recouverts de peintures, les cheveux attachés à la peau du crâne, ont un je ne sais quoi de solennel et de fantastique. Ils réveillent dans l’esprit je ne sais quels souvenirs de tombes peuplées d’images de grues, d’hirondelles, d’éperviers d’or, et de fleurs de lotus, symboles de la survivance. Ils semblent défier les siècles, pareils aux masses gigantesques des pyramides ou au sphinx colossal dont l’aspect, majestueux et serein, est celui d’une antique divinité égyptienne endormie dans la pierre.
Devant ces prodiges de conservation, qui, pourtant, par leur couleur et par une certaine dessication des parties charnues, ne présentent certes pas une image bien gaie de la mort, mais qui méritent d’être admirés à cause de leur résistance historique, je m’expliquais fort bien comment, quatre-vingts ans plus tôt, le Bellunois Gerolamo Segato, avait pu se sentir animé du brûlant désir d’arracher leur secret aux momies égyptiennes. Ce que j’avais lu autrefois de l’illustre naturaliste italien me revenait à la mémoire.
Je me rappelais ses études sur l’Afrique, ses recherches de cadavres naturellement momifiés ou pétrifiés dans ces sables ardents, ses tentatives pour imiter la nature dans son processus de dessiccation, ses longs et dangereux séjours au fond des pyramides, les graves infirmités qu’il y avait contractées ; et, enfin, son retour dans la patrie et les applications variées de sa découverte. Mais je ne me rappelais que trop aussi, que Segato était mort sans révéler son secret et j’en venais à des conclusions fort peu flatteuses sur l’indifférence et sur le peu de cœur des hommes, qui avaient laissé mourir dans les privations, presque de faim, comme un chien galeux, celui qui avait sacrifié sa vie et sa fortune pour enrichir la science d’une découverte très importante. D’un autre côté, le regret de la nouvelle perte qu’on venait de faire de ce secret devenait d’autant plus grand en moi, quand je songeais aux différentes tentatives que plusieurs avaient faites pour retrouver les traces de Gerolamo Segato.
En effet à quoi bon les préparations si souvent préconisées déjà pour la conservation des cadavres ?
L’acide arsénieux de Franchina, les solutions alumineuses de Gannal, le sublimé corrosif de Marquez, les liquides silicifères et le chlorure de zinc de Sucquet, le tannin de Grimelli et de Ruspini, le mélange de glycérine, de sucre et de nitre de Van Wetter, la glycérine phéniquée de Brissard et de Lukomski, le sulfate de zinc de Strauss, de Durkheim, de Filhol et de Falconi… sont insuffisants et, par conséquent, ne parviennent guère à triompher de la force de la corruption, ou bien ne produisent qu’une momification incomplète, noire ou verdâtre, qui répugne et qui constitue absolument une profanation des corps voués à la mort.
Or, ce fut précisément dans la disposition d’esprit où je me trouvais, formée de l’étonnement que j’éprouvais en présence de la résistance millénaire des momies et du chagrin de voir que la découverte de Segato avait été perdue, que je connus Marini et que je vis dans, son cabinet des embaumements de corps humains et d’animaux, je dirai si extraordinairement merveilleux et si supérieurement beaux que j’en restais saisi. En considérant les miracles accomplis par le savant anatomiste sarde comme le plus grand triomphe que l’homme ait jamais remporté sur l’œuvre destructrice du temps, je ne pensais plus aux momies qui désormais me causaient l’impression de choses suffisamment macabres et ne se montraient à mon esprit que comme les restes d’un art grandiose, mais primitif.
On peut admirer les pièces préparées par M. Marini sous une infinité d’applications de différents genres et de différentes dates. Plusieurs parmi elles remontent à plus de 40 ans et se trouvent dans un état de conservation immuablement parfait. En les étudiant, on peut se convaincre qu’aucune entaille, aucune incision n’a été faite dans les corps et qu’une série de bains seulement a pu les porter à l’état où ils se trouvent.
Les systèmes de Marini sont au nombre de trois. Le premier consiste dans la conservation à l’état coriace transitoire ; le second dans la pétrification ; le troisième, qui est le plus extraordinaire, dans la conservation permanente à l’état naturel, avec flexibilité, souplesse et couleur naturelle.
Le premier procédé de conservation (fig. 1) fut appelé par le Prof. Corrado Tommasi Crudeli « procédé de momification transitoire ou d’état coriace transitoire, » parce que les pièces préparées ainsi, reprennent, d’une façon surprenante, toutes leurs qualités primitives quand on les plonge dans un liquide spécial, à savoir leur volume, leur fraîcheur, leur souplesse, leur couleur.
Alors, on peut se livrer sur ces pièces à des opérations, à des démonstrations anatomiques, tout comme on le ferait sur les corps d’individus morts depuis peu. Et les soumettant ensuite une seconde fois à la dessiccation, on peut, à volonté, les employer de nouveau pour des opérations anatomiques, en les replongeant dans le liquide régénérateur, sans que, pour cela, les tissus puissent jamais, en aucune façon, subir des altérations ou des modifications dans leur structure. Ce système, comme on voit, est très utile pour les petits établissements anatomiques, où l’on manque de cadavres pour les démonstrations. Ce fut surtout cette régénération des corps desséchés qui, à Paris, impressionna si profondément l’empereur Napoléon III, lorsqu’en sa présence Marini rendit la fraîcheur, l’élasticité, et l’apparence d’un membre humain à un fragment endurci d’une momie égyptienne qui existait peut-être depuis cinq mille ans. (1) L’Empereur, comme marque de sa haute admiration pour cette merveilleuse transformation, nomma le naturaliste italien chevalier de la Légion d’honneur.
C’était alors l’époque de l’Exposition Universelle (1867-68). Malgré cela, Napoléon chargea expressément le célèbre Nélaton, son médecin, de faire un rapport sur les travaux de Marini. Il y eut entre les deux savants un vif échange de visites. Nélaton montra le désir de voir rendre à l’état frais un pied déjà desséché et, pour en constater l’identité, il y fit un trou à travers les os, passa un ruban dans ce trou et en cacheta les deux bouts sur une de ses cartes de visite, où il écrivit :
« Pied à l’état sec, vu le 29 janvier 1868. — NÉLATON. »
Au bout de quelques jours de préparation, le pied présentait tous les caractères de fraîcheur et de coloris, l’artère pédidée et la tibiale se montraient à découvert de façon à pouvoir être même injectées, tandis que, par les méthodes généralement employées, cela aurait été absolument impossible à cause des sels qui se seraient formés à l’intérieur des artères.
Le 26 février, Nélaton retourna chez Marini, et le pied ayant été soumis à d’autres opérations, il écrivit sur le même billet cacheté la première fois :
« Ce même pied, examiné le 26 février, a repris sa souplesse assez complètement pour que j’aie pu disséquer assez facilement le muscle abducteur du cinquième orteil. NÉLATON. » (2)
Ce pied est classé aujourd’hui parmi les nombreuses pièces que Marini conserve avec les autographes respectifs des plus célèbres savants italiens et des savants étrangers qui ont assisté à l’expérience de la restitution à leur fraîcheur naturelle de corps à l’état sec. Et il montre, lui aussi, ainsi que les autres pièces anatomiques préparées par le même système, le ruban portant l’étiquette sur laquelle est noté le bel éloge cité plus haut (fig. 1). Il y a là une main (fig. 1, n° 7) qui rappelle une autre expérience semblable et un autre grand nom, Sapey.
Sur ce billet, encore, on lit, tout en haut :
« Paris, 14 novembre 1874. La main est à l’état sec. — C. SAPEY. »
Et au bas :
« Le 25 novembre, cette main a repris sa flexibilité et tous les caractères qu’elle présente à l’état frais. — C. SAPEY. »
Une autre main (fig. 1, n° 8) porte la même signature. D’autres pièces sont signées d’autres noms qui constituent, eux aussi, un beau tribut d’admiration. Tantôt ce sont (fig. 1, n° 3) les signatures des professeurs Pacini, Pellizzari, Zannetti ; tantôt, celle du docteur Onimus (fig. 1, n° 6) ; tantôt (fig. 1, n° 4), le certificat de toute la Commission nommée en 1871, par ordre du Ministre de l’Instruction Publique, et composée des illustres professeurs Tito-Livio de Sanctis, Salvatore Tommasi, Carlo Gallozsi, Francesco Favaloro et Luigi de Crecchio ; tantôt (fig. 1, n° 5), c’est le professeur Malachia de Cristoforis, qui, en sa qualité de membre du Jury de l’Exposition de Milan de 1887, laisse sa signature comme témoignage et souvenir des différentes expériences faites sur une main rendue à l’état frais et ouverte pour mettre à nu l’arc palmaire superficiel de l’artère ; tantôt, enfin (fig. 1, n° 2), ce sont les remerciements que le professeur allemand Merquert adresse à Marini, au nom de la Société Viennoise, au sujet de l’empressement avec lequel le docteur avait accepté l’invitation d’envoyer des pièces préparées à l’Exposition de Vienne de 1873. Et puisqu’il est aujourd’hui de bon goût de citer l’autorité des Allemands, j’ajouterai que l’invitation faite à cette occasion à M. Marini, commençait par les paroles les plus flatteuses. — « Monsieur, disait la lettre, vos différentes méthodes de conservation de préparations anatomiques, de membres cadavériques, et même de cadavres entiers, et la beauté de ce que vous avez déjà produit dans ce genre, sont d’une importance si incontestable, peuvent se vanter d’une admiration si unanime, que naturellement leur réputation est parvenue jusque chez nous. » Et elle poursuivait sur le même ton, portant à la fin les signatures des docteurs et des professeurs Dittel, Roknisky, Brucke, Ritter von Arlt, Billroth, Voigt, Stricker, Klob, Dumreicher et Dlarrhym.
Le second procédé du Dr Marini, c’est-à-dire, le procédé de pétrification, qui diffère pourtant de celui de Segato, réduit à la solidité du marbre toute espèce de tissus, même les parties molles, et même le sang.
Il y a un sein de femme (fig. 2 en haut) qui résiste comme du marbre quand on frappe dessus avec une baguette de fer, et que l’on confondrait parfaitement avec du marbre, si l’épiderme et la couleur n’indiquaient pas que cette pièce a dû faire partie d’un corps de femme. Un bras (fig. 2 en bas) me semble, à première vue, détaché tout bonnement d’une statue. Ensuite, en présence d’un cerveau pétrifié, on ne saurait s’empêcher de rêver. Cette partie, la plus délicate de notre organisme, celle qui fut peut-être le siège de douces et orgueilleuses pensées, réduite à l’état d’une humble pierre, suscite dans l’esprit une foule de sentiments indéfinissables. Il semble presque que, dans ces circonvolutions, il doive y avoir encore la trace de quelque pensée, qui ne s’est point exhalée avec la vie et que l’œuvre du naturaliste a fixée dans la matière avec le froid glacial du marbre.
C’est encore une impression indéfinissable, mais d’un tout autre genre, que produit un plateau de guéridon (fig. 3), qui est une étrange mosaïque d’organes humains pétrifiés : du sang, de la cervelle, du foie, de la bile, des poumons, et d’autres éléments d’un ensemble lugubrement artistique, sont là. Au centre du plateau est placée une main pétrifiée, qui porte un bracelet à charnière mobile, et qui, dans sa position verticale, permet d’observer parfaitement la transparence. Sous la main est un dé fait d’un morceau de cervelle, fixé dans le plateau, et sur lequel on a gravé une date : 1862, celle de l’année où le travail a été exécuté.
Le guéridon (fig. 4) que le Dr Marini donna en 1868 à Napoléon III, et que l’Empereur (édifié par le rapport de Nélaton, dit l’abbé Moigno), accueillit avec un vif plaisir, en disposant que le Musée Orfila, près du l’Académie de Médecine, où il aurait été plus aisé de l’admirer, s’embellît de ce précieux objet, est assez semblable à celui dont nous venons de parler. Et, en effet, on ne pourrait que s’extasier devant l’aspect macabre que présente ce dessin, car, au centre, entouré d’une petite guirlande de trèfles, formés de cervelle humaine, est posé un pied avec la dédicace à Napoléon, tandis que tout autour, artistiquement disposés, se succèdent quatre ellipsoïdes de bile humaine et de bile animale, portant les différentes nuances de vert. Aux quatre coins sont fixés quatre oreilles humaines à l’état de pétrification parfaite, afin que – au dire du spirituel préparateur – « elles entendissent les critiques des visiteurs quand lui ne serait pas là. »
Un des plus précieux souvenirs de ces pétrifications est sans contredit un médaillon fait du sang de Garibaldi et offert au Général, afin que lui-même – comme l’écrivait Marini dans sa lettre d’envoi – pût, en le contemplant, s’animer pour la dernière lutte, et que les autres se souvinssent que c’était là une partie du même sang que le héros avait répandu sur les roches d’Aspromonte.
Au milieu du médaillon étaient gravés ces mots : Le sang de Garibaldi rougit éternellement. La lettre que le Général, ému et plein d’admiration, adressa, comme réponse, à l’illustre naturaliste, ne pouvait être plus flatteuse :
« Mon cher Marini,
Merci de la superbe médaille, œuvre de votre génie vraiment extraordinaire. Votre terre natale sera fière de vous, et mes enfants auront un souvenir impérissable de ma personne et de l’auteur de l’œuvre merveilleuse.
Avec gratitude, votre
G. GARIBALDI. »
Des corps humains, tout entiers, peuvent être pétrifiés de la sorte, et l’on en a des échantillons splendides dans quelque tombes au cimetière de Naples.
Mais ce qui est réellement sublime, ce qui surprend comme une chose surhumaine et forme le plus beau titre de gloire pour l’inventeur, c’est le procédé de conservation à l’état permanent de fraîcheur, de souplesse et de flexibilité naturelles. Les corps conservés de cette façon ne donnent aucune idée de la mort. Il semble, au contraire, qu’ils cachent jalousement la vie, et qu’une douce et agréable torpeur en ralentisse le mouvement. Les mains (fig. 5) ont des doigts flexibles comme ceux d’une personne en vie, et cèdent bientôt à la plus légère pression, comme pour se dégourdir après un long repos. Veines, artères, muscles, nerfs, tendons, forme, volume, tout est tellement naturel qu’il n’y a que l’énergie intime qui y manque. Les mains surtout, considérées à travers la lumière, ont une transparence rosée très délicate qui, chez les femmes, atteint des gradations de nuances admirables jusque dans les ongles. La peau veloutée d’une menotte de petite fille (fig. 5 en haut) et l’odeur suave qu’elle répand autour d’elle, réveille dans l’esprit un sentiment de tendresse.
En fixant le regard sur un pied de femme, qui a la blancheur du marbre de Paros, on est tenté de se demander combien de frémissements en auront autrefois fait vibrer les nerfs « dans les tourbillons insensés de la danse, » et combien d’hommes il aura fait rêver, en se découvrant par hasard, dans l’élégance raffinée d’un escarpin.
Soumises aux rayons de Röntgen, ces préparations sont complètement transparentes, et, tandis que les corps vivants présentent alors, sous des teintes très sombres et fort épaisses, les parties dures, ici, au contraire, une légère nuance atteste la présence des os. On ne sait pas encore, jusqu’à ce jour, à quelles applications ce résultat pourrait se prêter.
Une particularité du procédé, qu’il faut noter pour se convaincre qu’aucune altération ne se produit dans les tissus organiques, est celle-ci : deux mains d’une femme anasarcatique (fig. 5, second plan, au bout) ont conservé entièrement leur forme morbide, qui les fait paraître enflées. Évidemment, le liquide conservateur s’est substitué en elles au sérum.
Les applications de ce système à l’anatomie normale et pathologique, aux constatations de la justice, aux modèles des opérations chirurgicales prises sur le vrai, à l’anthropologie criminelle, à la conservation de la faune et de la flore sous-marines, sont multiples.
Pour la phrénologie, par exemple, la conservation d’un cerveau (fig. 6 au centre) en un état permanent de fraîcheur, de coloris et de volume naturels est d’une grande importance, si l’on songe que les moyens ordinaires de conservation réduisent le cerveau à un tiers ou à un quart du vrai. Il y a mieux que cela : on peut même, en modifiant quelque peu le procédé, donner au cerveau différentes gradations de dureté, qui sont souvent nécessaires pour les études microscopiques.
Un cœur percé d’un poignard (fig. 6 en haut) montre toute l’utilité que pourrait tirer, entre autres, la justice pénale de ce système de conservation ; puisque, en présentant l’organe ainsi préparé devant les juges et les jurés, ceux-ci peuvent s’assurer, de leurs propres yeux, de la nature vraie de la blessure, de l’arme qui l’a produite et d’autres circonstances aggravantes ou atténuantes qui ont accompagné le crime.
Les applications du système Marini à la médecine opératoire sont d’un prix inestimable. Il suffit d’avoir vu quelques désarticulations de pied ou de main sur la ligne interosseuse de Lisfranc pour apprécier l’immense utilité de ces pièces anatomiques à l’état naturel. J’ai eu l’occasion d’observer l’état de conservation parfait dans lequel se trouve une désarticulation exécutée sur un pied (fig. 6, en haut, à côté du cœur), par l’illustre Gallozsi, et je puis assurer que la pièce semble préparée depuis quelques heures à peine.
Ici, on ne peut se défendre de faire une question : pourquoi donc ne pas créer des cabinets de médecine opératoire, où toutes les opérations, depuis les plus faciles jusqu’au plus difficiles, seraient exécutées d’après nature et conservées perpétuellement à l’état de fraîcheur naturelle par le système de Marini ?
Un musée de modèles opératoires formé de cette façon serait chose unique au monde. On sait, en effet, que dans les plus célèbres Universités, dans les Académies les plus réputées, ces modèles sont en cire, et que, à cause de leurs fréquentes imprécisions, ils n’inspirent aucune confiance. Tandis que, au contraire, si l’on pouvait disposer de pièces présentant les différentes opérations telles qu’elles sont exécutées sur l’individu vivant, cela permettrait à chacun de les étudier dans tous leurs détails, et avec toute la tranquillité possible, sans la précipitation et la confusion que l’on déplore dans les amphithéâtres anatomiques, où le nombre des observateurs nuit à la profondeur et à la clarté de l’observation même.
Dans les écoles obstétricales surtout, l’utilité d’un pareil système serait immense.
On peut même affirmer que, dans les cabinets de moindre importance, dans les établissements d’éducation privés de moyens, dans les Universités pauvres de cadavres, ce moyen remédierait complètement à tout inconvénient, deviendrait indispensable. Que l’on considère, en effet, ce que l’ordre des études y gagnerait, de quelle ressource cela serait pour l’économie en général et pour l’hygiène en particulier, qui verrait disparaître, par l’adoption de cette méthode, les dangers des trop fréquentes infections cadavériques.
Le parti que l’anthropologie criminelle peut retirer de ce système, présente un intérêt spécial. Les deux fameux bustes de délinquants (fig. 7 et fig. 8) produisent une profonde impression sur ceux qui les considèrent. En vérité, ils retracent une forme artistique du hideux. On ne saurait en rejeter la faute sur Nélaton qui les a fournis à Marini, car il les a choisis tout exprès pour s’assurer que le procédé employé par le savant italien n’altérait en aucune façon les traits et les autres caractères physiques extérieurs. Un désir de Nélaton valait un décret et l’empereur Napoléon accorda les deux troncs, à Marini. Les deux préparations ont donc été exécutées à Paris en 1868, et ont admirablement conservé à ces deux représentants de la boue sociale leur fraîcheur, aussi bien que leurs taches de pityriasis naturelles et leur aspect repoussant.
Le vieillard (fig. 7) mystérieusement assassiné porte encore sur sa figure les traces de la corde qui servit à le traîner loin de l’endroit où le crime avait été perpétré. Le front fuyant, déprimé, ces zigomes très proéminents, ces lèvres de satyre, cet abrutissement absolu du visage, cette expression de béate inconscience, cette villosité qui revêt tout son corps comme celui d’un gorille, nous révèlent un type bien distinct du délinquant-né, qui ferait le plus cher délice du professeur Lombroso. Nélaton le nommait « l’assassin assassiné. »
Quant à la femme (fig. 8), il semble qu’il lui reste la dernière des révoltes : celle contre la mort.
Il est bon de remarquer ici que la reconnaissance de ces deux malfaiteurs ne fut pas possible tout de suite après leur mort, et qu’elle n’aurait jamais pu se faire sans l’œuvre de M. Marini. La chose est de la plus grande importance pour l’administration de la justice. Que de fois, en effet, les progrès rapides et effrayants de la corruption n’ont-ils pas empêché des identifications, qui auraient été, à tous égards, de la plus grande nécessité !
Eh bien, le Dr Marini, moyennant une légère dépense, peut conserver aux recherches de la justice un cadavre pendant plusieurs mois. Son œuvre a, par ce fait, quelque chose de vraiment prodigieux ; elle se prête à un vaste champ d’applications, soit pour les besoins de la justice, qui sont nombreux et divers ; soit pour ceux des cliniques, très variés eux aussi ; soit pour tant d’autres qui se présentent dans les circonstances infinies de la vie.
Certes, on n’a pas, dans ces préparations, l’esthétique parfaite de celles qui sont destinées à une durée perpétuelle ; pas non plus la netteté de la couleur, ni les autres avantages, qui simulent si bien la vie ; mais elles se conservent et c’est là l’important.
Donc, on peut dire que jamais bien social n’a si exactement répondu à la vieille loi économique : obtenir le plus grand résultat avec le moins de dépense possible. Qu’on veuille bien réfléchir que, dans les grandes villes, comme Paris, par exemple, la conservation des cadavres, rien que pour quelques jours seulement, s’obtient à grand-peine et à grands frais, en actionnant la machine à jet continu d’air froid.
Et encore, là où le procédé Marini produit sur l’observateur presque l’effet d’un enchantement, c’est quand il s’applique à la conservation de la faune et de la flore sous-marine. Les couleurs les plus diverses deviennent immuables. On voit des algues vertes et rouges, dont les nuances sont tellement vives, qu’on jugerait qu’elles ont été arrachées à l’instant même du fond de la mer ; des poissons qui, à leur intacte polychromie, ajoutent le mérite d’avoir les yeux brillants. Même les caractères microscopiques se présentent sans aucune altération. Ce n’est pas tout : les mollusques les plus délicats, tels que les actinies, les rhizostomes et autres espèces du même genre, quoique presque entièrement formés d’un mucillage déliquescent, qui se dissout au toucher, restent pourtant dans une transparence de couleurs si nette et si naturelle qu’on les croirait en vie. Le chef-d’œuvre du genre est une méduse (fig. 9) qui, en raison de sa belle conservation, peut être l’objet de la plus grande admiration, de la part de ceux-là mêmes qui ne sont pas affectés de monomanie géologique.
Mais la merveille la plus vive, la plus profonde, est toujours celle qui a rapport à la conservation intégrale et esthétique des corps humains. C’est ici que le savant se transforme en artiste. La mort, dans ce cas, sous la main puissante du docteur Marini, n’est plus que le repos doux et serein avec toutes les grâces et toute la beauté de l’abandon.
Je ne pourrai jamais oublier une petite fille endormie, passez-moi l’expression, par Marini (fig. 10). Légèrement pâle, sous le blanc dominant, avec ses boucles brunes et sa toute fraîcheur enfantine, la petite Marie semble encore, après tant d’années, se bercer des rêves dorés des chérubins de son âge, et garde une de ces poses naïves que prennent les bébés pendant leur sommeil.
Beaucoup d’autres défunts dorment, eux aussi, paisiblement dans la joyeuse splendeur de Poggioreale, au cimetière de Naples. Ce sont les corps de MM. Ricolo, Ferri, Prota, de Mlle Belliazri, de Mmes Falconieri et Duchesse de Bagnoli, et de beaucoup d’autres encore. N’oublions pas Mme Sazzaro Cipriani, puisque son cadavre qui a aujourd’hui l’aspect d’une sensible anémique en proie au sommeil, n’a été embaumé par M. Marini que vingt jours environ après la mort, et quand déjà des gâte-métiers, sous le prétexte de savoir-faire, l’avait gravement endommagé, en aidant l’œuvre de la corruption. Enfin, cette noble figure d’homme politique éminent et de gentilhomme parfait, qui fut Benoît Cairoli, est admirable dans sa tombe de Groppello !
Mais cette lutte contre le retour au néant atteint son apogée dans le dernier travail du Dr Marini : celui de l’embaumement du Cardinal Guillaume Sanfelice, qui a été exécuté, cependant, dans le court espace de 4 jours.
On a ici une véritable apothéose de la science et de la piété, confondues dans une même étreinte.
Comme pendant sa vie, aujourd’hui encore, le visage de l’Éminentissime rappelle toujours, par sa douceur sereine, ces figures mystiques dont Fra Angelico avait le secret. Il conserve surtout cet inaltérable sourire qui le rendait si cher aux Napolitains, quand, inclinant son beau front, d’un air suave, il levait la main pour bénir. L’expression du visage a quelque chose de spirituel, d’éthéré, qui donne à la personne du feu cardinal l’aspect simple et pur des Saints des temps primitifs. Fatigués des œuvres de piété sans nombre que leur ardent amour pour l’humanité les poussait à accomplir, mais, souriant d’une intime paix intérieure, tels que le cardinal Sanfelice, ils s’assoupissaient lentement aux approches de la dernière heure, et restaient ainsi, comme l’art nous les représente, dans un nimbe de clarté et de gloire.
Devant cette humble figure d’apôtre qui, en disparaissant de la scène du monde, a suscité un vif sentiment de regrets, même parmi les non croyants, et qui maintenant est admirablement conservée à la vénération de ceux qui ont le culte de la piété, devant ce corps désormais incorruptible, pour lequel « l’harmonie du jour n’est point muette, » on est porté à se demander si, en survivant de cette façon, « le sommeil de la mort n’est peut-être pas moins dur. » Et assurément, je n’oserais le nier en songeant aux tombeaux où il n’y a que corruption et poussière.
Maintenant, je ne dirai pas que le plus grand mérite de cette œuvre serait celui de rendre possibles des sanctuaires de famille, non seulement dotés de souvenirs, mais peuplés de personnes qui sont restées chères. Je ne dirai pas qu’il y ait là la réalisation du rêve que caressait, il y a plus d’un demi-siècle, le Vénitien Luigi Carrer, lorsque, dans l’impossibilité où il était de se faire construire un petit sépulcre où il aurait eu sous ses yeux les statues de ceux qui, parmi ses parents, lui avaient été chers, – il se contentait de s’y enfermer « chaque fois que, fatigué de vivre dans la société des vivants, il éprouvait le besoin de demeurer avec les trépassés. » (3) – Non : je dirai seulement que les systèmes de préparation des corps morts du Dr Marini, atteignent à l’apogée du progrès dans les travaux d’embaumement, et que, à cause de leurs différentes applications, ils occupent une place très importante dans le vaste champ des besoins sociaux et des consolations humaines.
Il faut avoir pu étudier les résultats des méthodes de conservation employées jusqu’à ce jour, depuis les Égyptiens jusqu’à nous, pour sentir toute la force du contraste : une différence énorme, sans exagération, comme de l’ombre à la lumière. Et pas autrement.
En effet, quand on observe le compartiment, où, avec des soins diligents, Marini a formé un petit musée de tous les travaux exécutés d’après les systèmes qui ont précédé le sien, on ne peut se défendre d’une pénible impression. La chose peut néanmoins intéresser comme collection historique. Je citerai là, en passant, différents fragments de momies égyptiennes, dont l’une fut donnée en cadeau au Dr Marini par Arrigo Boito ; un pied, naturellement momifié, enlevé au souterrain de la cathédrale de Venzone (Udine), où tous les cadavres se conservaient intacts ; non point à cause de la nature du terrain, ou par suite d’infiltration d’eaux minérales, – mais bien, ainsi que le sénateur Maggiorani l’a démontré, – grâce à une espèce de champignon, l’hipa bombicina, qui se formait sur la peau du cadavre, et, vivant en parasite, le réduisait à l’état sec.
Un morceau de rein pétrifié par Jérôme Segato, le seul homme qui – au dire de Marini – fût sur la bonne voie, et à qui, parmi les anciens et les modernes, aucun des soi-disant embaumeurs ou pétrificateurs, ne pourrait, sans audace, se comparer, – est digne de remarque. Vient ensuite tout le chaos des préparations horribles : un pied embaumé par Franchina, le premier qui eut l’idée de recourir à l’arsenic ; un autre de Gorini ; une main de Comi. Enfin, à part une autre main, conservée par le procédé Ruspini, c’est-à-dire moyennant une solution aqueuse concentrée d’acide tannique (4), tout le reste se compose de travaux étrangers et ne présente absolument qu’un amas de véritables délits scientifiques, où domine, par sa laideur, le dernier spécimen de la collection : une main d’un vert noirâtre, préparée par le procédé de la formaline et communiquée à l’Exposition de 1894, à Rome, par le Dr Blum, de Francfort.
La grande supériorité de Marini a été reconnue indiscutablement par les plus illustres savants. Dans un rapport du célèbre Richard Owen, sur les pièces préparées par le Dr Marini et présentées à l’Exposition de Londres de 1862, Owen insiste pour affirmer leur supériorité, même sur celles de Segato. Aux Expositions de Paris, de Vienne, de Turin, de Milan, de Rome, on en a fait autant, et ce jugement a été confirmé par des médailles et des honneurs. L’album des souvenirs de Marini atteste l’accord unanime des plus grands génies qui lui répètent les mêmes éloges. Une pensée de Mm Mathilde Serao y brille par son originalité : « Toujours l’âme ! – s’écrie-t-elle, – toujours l’âme ! éternel refrain ! Et ce corps, si cher, si aimable, si complaisant, et si méconnu ? Le savoir d’une intelligence illustre résout finalement le problème de ce faux dualisme ! »
Et pourtant, en dépit des honneurs et des approbations qui pleuvent sur lui de toutes parts, Marini est le plus modeste des hommes. Depuis plus de trente ans, il vit à Naples rien que de son travail, en exerçant la profession de médecin. Et dire que, dans d’autres pays, on lui a offert des chaires auxquelles d’autres aspirent, et dont la charge serait largement rétribuée ! Hélas ! ces offres n’ont fait que l’attrister davantage, car le sentiment national est bien puissant en lui. Dans son esprit franc et dédaigneux de Sarde, il croirait commettre un crime si sa belle découverte ne restait pas totalement italienne. Mais, dans son pays, où bien des fois, on ne récompense que l’indolence courtisane ou l’habile médiocrité, et où le vrai mérite est toujours le plus grand obstacle qui barre le chemin à celui qui veut recueillir le fruit de son travail, le Dr Marini n’a pas encore obtenu la place à laquelle toute une vie d’études et de sacrifices lui donne droit, et n’a pas cru, par conséquent, devoir dévoiler son secret.
Il a semblé, une fois, en 1871, qu’on allait rendre hommage au mérite méconnu, et que la réparation de ce grand tort allait enfin avoir lieu. Par ordre du ministre de l’Instruction publique, il fut même nommé une Commission pour étudier sur l’œuvre de Marini. Et, en vérité, les noms illustres de F. L. de Sanctis, de C. Gallozsi, de F. Favaloro et de L. de Crecchio, faisaient naître les plus belles espérances.
« En effet, y lit-on, la Commission ne peut se passer, en terminant ce rapport, d’exprimer encore une fois toute son admiration pour une semblable découverte, qui, à son avis, honore à la fois l’inventeur et notre pays, et elle est sûre que M. le Préfet, en reconnaissant sous tous les égards les avantages de cette superbe invention, trouvera juste, comme elle le croit nécessaire, de ne pas ménager à l’illustre Dr Marini les récompenses et les dédommagements qu’il n’a que trop mérités ; et c’est dans ce but qu’elle vous prie de vouloir bien être auprès du ministère de l’Instruction publique, le défenseur de cette cause, pour que cette méthode tombe dans le domaine public. Ce fait pourra être considéré comme un heureux événement, soit par rapport à la santé publique, comme pour les progrès des études de médecine et de sciences naturelles, aussi bien que pour la marche régulière de l’administration de la justice. »
Malgré tout cela, – c’est ainsi que les choses se passent dans ce beau pays, – on en est resté là. Et le rapport de la Commission est devenu lui aussi un de ces stériles hommages, parmi tant d’autres, rendus au savoir et à la découverte de Marini.
Et lui, parmi nous, hélas ! n’a recueilli que quelques témoignages d’admiration, beaucoup d’envie, et la malignité un peu partout. Le moindre mal auquel il aurait pu s’attendre aurait été l’indifférence ; mais celle-ci même n’a été ni vraie, ni complète. Le monde s’est souvent occupé de lui, pour répandre des préjugés sur son compte et pour lui nuire aux yeux des ignorants et des superstitieux. Je me rappelle qu’il y en a qui l’ont dépeint comme un sorcier, ou tout au moins comme un alchimiste du moyen-âge, continuellement occupé à tirer de la mort l’élixir de la vie ; d’autres, sans rien connaître de sa personne et de ses travaux, lui donnent gratuitement le nom de songe-creux ; – et enfin, peu s’en faut qu’on ne l’accuse de folie.
Telles sont malheureusement les conditions déplorables et assez tristes dans lesquelles se trouve l’illustre savant, comme pour le récompenser de la grande et importante découverte dont il voudrait doter l’humanité.
Je ne sais pourquoi, mais, en réfléchissant à tout cela, le souvenir de l’infortune de Segato s’offre, malgré moi, à mon esprit. Peut-être même que Marini y pense, lui, et c’est pour cela qu’aux souhaits qu’on lui adresse, il répond par l’incrédule mélancolie de son bon sourire.
Alors, l’aspect de son visage fatigué vous serre le cœur, croyez-le bien ; car si le découragement est un sentiment naturel chez les jeunes gens, à l’âge des illusions et des déceptions, il est d’autant plus cruel et désolant chez un vieillard, et chez un vieillard qui a tant travaillé !
Que ceux qui le peuvent et qui le doivent y pensent bien ; que le charme fatal qui pèse sur cette importante découverte soit rompu ; que le Dr Marini n’ait plus de raison pour considérer comme vainement épuisées sa vie, son génie et sa fortune, et surtout qu’il ne puisse plus répéter ce qu’il me disait un jour, au comble de l’abattement, tandis que, dans l’ombre de son cabinet, sa blanche tête s’illuminait comme celle d’un martyr :
« Croyez-moi, mon bon Monsieur, croyez-le bien : je finirai par jeter tout à la mer. »
LUIGI FERRARA.
Naples, juin 1898.
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(1) Voir l’Année scientifique et industrielle, par Louis FIGUIER, 1869, page 264.
(2) Voir Les Mondes, revue hebdomadaire des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie, par l’abbé MOIGNO. — Paris, 1868, t. XVI, page 429.
(3) Voir LUIGI CARRER. Proses, vol. I, p. 428. Florence, Le Monnier.
(4) Voir Nouveaux remèdes, de G. RUSPINI. Bergame, 1879, p. 473.
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(Luigi Ferrera, in La Revue des revues, volume XXVI, 1er août 1898)
Girolamo Segato (1792-1836)
Efisio Marini (1835-1900)
Table réalisée par Efisio Marini, médecin-naturaliste italien, et offerte à Napoléon III.
Cette table est formée de cervelle, de sang, de bile, de foie, de poumons et de glandes pétrifiés, sur lesquels se dressent un pied, quatre oreilles et des vertèbres coupés, eux aussi pétrifiés.
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