Il y a un homme qui a vécu avec les sirènes. C’est à Zéilah qu’on peut le voir maintenant. Il achète du café aux caravanes qui viennent d’Abyssinie et leur donne en troc de vieux thalers de Marie-Thérèse, des douilles de cartouches vides, des cartouches très bien chargées et des fusils à tir rapide qui serviront à tuer les Européens. Mais, il y a des années, il était gardien de phare aux îles Farsan, dans la mer Rouge, et c’est comme ça qu’il a vu les sirènes.

Il n’est pas fou. Je ne pense pas, je vous assure, qu’il soit fou le moins du monde. Seulement, il ne sait plus très bien parler anglais parce qu’il passe tout son temps, pour son commerce, à causer avec les indigènes en arabe ou en galla, ou en amharique, qui est la langue des vrais Abyssins, ceux des montagnes. Et puis, quand il consent à conter son aventure merveilleuse, il s’interrompt parfois si longtemps, si longtemps, qu’on s’en va sans avoir la patience d’attendre la fin. Je ne sais pas pourquoi il s’arrête. C’est peut-être quand il revoit le mieux les sirènes… et pour d’autres motifs, très mêlés : parce que, durant des journées entières, il ne faisait rien que dormir ou rêvasser avec elles, sur les rochers ou dans les flaques d’eau creuse et tiède, et qu’alors, de ces journées où il a été si heureux, il garde le goût, parce qu’elles étaient délicieuses, mais ne trouve rien à dire, parce qu’elles étaient vides, absolument vides d’action, tandis que son cœur était plein ; parce qu’il a des secrets, aussi, des choses qu’il ne veut pas dire, par pudeur, ou de crainte qu’on ne le croie pas ; enfin, par méfiance jalouse, parce qu’il a peur qu’on n’aille où il sait qu’elles sont. Je vais pourtant essayer de retrouver son récit dans ma mémoire. Mais vous n’aurez pas comme moi la vision de ses yeux clairs, mouillés, insondables, de ses yeux qui me faisaient songer aux abîmes sur lesquels il prétend avoir flotté durant des mois.

Il disait :

« Vous ne savez pas ce que c’est que d’être gardien d’un feu aux îles Farsan ! Il n’y a pas de mer plus mal faite que la mer Rouge. On croirait qu’elle est large : ce n’est qu’une apparence et qu’une illusion. Il n’y a au milieu qu’un chenal profond, mais assez étroit, où l’on peut passer. Le reste est plein de bancs de coraux, ou bien de volcans éteints, plantés juste au milieu du passage, et dont la seule utilité est de servir de points de repère aux marins. Ils piquent, les grands navires, ils piquent droit vers ces volcans, comme des papillons attirés par un bec de gaz. Le bec de gaz, c’est le phare. Ils appellent ça « reconnaître. » Et ils viennent, les uns après les autres, vissant leurs deux hélices jumelles dans ces eaux chauffées de soleil, toutes grosses de choses vivantes, méduses, astéries cuirassées d’une dentelle de pierres épineuses, algues microscopiques ; et quand ils ont vu, le jour, la pointe de ces cailloux arides, ou bien, dans la grande nuit pleine du souffle égal et sec venu des déserts, les feux allumés sur leurs rives, ils donnent un petit tour de roue et s’en vont bien vite, ayant l’air de dire : « C’est vous ? Nous savons maintenant que nous sommes sur la bonne route, mais vous n’êtes pas jolis à regarder. Bien le bonsoir ! » Telle est l’ingratitude de ces grandes mécaniques.

Ce n’est jamais drôle d’être gardien de phare. Mais supposez qu’il y ait des phares en enfer, confiés aux damnés les plus spécialement compromis : ces damnés ne doivent pas être beaucoup plus malheureux que les pauvres diables qui nourrissent les feux rouges de la mer Rouge. Un bateau-citerne venait tous les mois m’apporter de l’eau et des provisions. Et quand la corvée d’équipage débarquait, je me mettais à rire comme un sauvage : des hommes, des hommes ! Comme c’est drôlement fait, des hommes ! Puis ils s’en allaient, et je demeurais seul avec mon matelot, un Danakil incapable de prononcer trois mots d’anglais.

Il n’y avait pas sur ce rocher un seul brin d’herbe, une plaque de mousse : rien que de vieilles cendres durcies, des pierres ponces, avec des veines de lave verte et rouge ; et le terrain, qui sonnait creux sous les pieds, était si chaud que je disais parfois au commandant du bateau-citerne : « Si le volcan allait se réveiller ! » Il répondait : « C’est le soleil, imbécile, qui brûle ce caillou. Le volcan est mort, bien mort ! » Mais le Danakil faisait des grimaces pour changer la conversation : tous les Danakils savent que parler des choses, ça les fait venir ; et il avait peur du volcan.

Une nuit, – c’était justement comme le bateau venait de partir, – il me sembla respirer une odeur inattendue et pourtant familière, une odeur de chlore, fruste celle qui vous prend à la gorge dans les grandes blanchisseries. Je rêvais, je me figurais voir les hautes étuves pleines de lessive, et les femmes penchées sur l’eau pâle, un battoir à la main, leurs seins luisant de sueur sur leurs corsages ouverts. Ça me faisait plaisir. Le Danakil, qui était de veille à la lampe, vint me prendre la main d’un air épouvanté. J’ouvris la petite fenêtre de ma chambre, et la même odeur de chlore faillit me faire tomber à la renverse. Toute l’île fumait. Elles sortaient de terre par centaines, les colonnes de vapeur empestée ! Elles sortaient en bouffées, en halètements, en hoquets, minces comme le filet clair d’une cigarette allumée, montant par jets énormes comme l’échappement d’une machine à vapeur de paquebot. Je descendis l’escalier, je voulus courir – j’étais nu comme un ver, à cause de la grosse chaleur – vers l’une de ces fumerolles. Le Danakil hocha la tête et me dit :

« L’eau ! L’eau bouillante ! Elle mange la terre. »

Je mis mon pied sur le sol et le retirai vivement : l’îlot fondait sous la poussée souterraine de sources âcres, chargées de poisons chimiques, et bouillonnantes. Il fondait comme un morceau de sucre, il s’en allait en boue, en saletés puantes, en morceaux de roc qui déboulaient des pentes ramollies, en bulles chargées de gaz qui faisaient « floc » en crevant, sales abcès de cette sale terre. Et le phare se mit à se balancer comme un arbre, parce qu’il était rongé par la base, et que maintenant il ne pouvait pas plus se tenir debout qu’une allumette sur un pot de goudron fondu. Je criai au Danakil :

« À la mer, à la mer tout de suite ! »

Je m’échaudai les pieds dans cette fange qui brûlait en se décomposant, je sentis une morsure de flammes sur ma peau – des flammes noires, si je peux dire, car je n’ai pas vu une étincelle dans cette nuit étouffante !… Mais enfin je l’atteignis, la mer hospitalière, l’eau calme, fraîche, maternelle, accueillante. Elle me prit sur son dos. Le Danakil ? Je ne l’ai jamais revu.
 

*

 

C’est quand je suis revenu à moi que j’ai vu les sirènes, sur un autre îlot, plus au Sud, où elles m’avaient mené sans doute pendant que j’avais perdu connaissance. Ma tête, hors de l’eau, reposait sur un coussin de varech, et j’eus très peur devant ces corps qui remuaient, plus grands qu’humains, bruns et lustrés. tout ruisselants. Je m’imaginai d’abord que c’étaient des lions de mer ou des lamantins, et que les courants m’avaient jeté par hasard sur une plage où ils fréquentaient. Mais, comme j’étendais le bras, j’aperçus, se penchant au-dessus de ma tête, au bruit léger que je fis, une tête à peine plus ronde que celle des hommes, avec des cheveux, de très longs cheveux noirs partagés au milieu par une raie, et des yeux plus tendres que ceux de la plus tendre des femmes, qui me parlaient. Car c’est ce qu’il faut que je dise avant tout : tant que j’ai vécu chez les sirènes, j’ai toujours compris ce qui se passait dans leur cerveau par cet espèce de langage silencieux que parlaient non seulement leurs prunelles profondes, mais je ne sais quelle émanation venue de tout leur corps. Elles me comprenaient aussi, quoique moins bien. C’est que je ne pensais que par raisonnements, et qu’elles n’avaient guère de raison, mais des sentiments aussi nombreux, aussi variés, aussi nuancés que ma logique. Je dis « elles, » pour ces sirènes, comme on dit pour les hirondelles, les mouettes ou les gazelles. Mais elles sont une race, elles se reproduisent, elles ont des mâles et des femelles. La première qui s’approcha de moi n’était pas un mâle, et quand j’eus pensé, dans un demi-délire : « Je vis ! je vis ! Est-ce qu’on va me faire du mal, maintenant que je recommence à vivre ? » Je compris que cet être qui était là – une bête, une fée, une espèce particulière de sauvage humain ? – me répondait : « Il ne faut pas avoir peur, tu es avec nous ! » Je sentis bien son souffle sur mon front et ses deux seins ronds comme ceux d’une femme, qui se posaient sur ma poitrine, par amitié… Ce ne fut que plus tard que je m’aperçus que mon amie n’avait que des moignons de bras, terminés par des nageoires, et deux autres moignons tout pareils à la place des jambes. Elle n’était heureuse et vive que dans l’eau légère ; sa croupe y bondissait comme celle des cavales dans les hautes herbes.

J’étonnai les sirènes bien plus quelles m’étonnaient. Ma répugnance à me nourrir des poissons qu’elles m’apportaient, ma préférence pour les coquillages, dont pourtant la pulpe était crue comme celle de ces poissons, leur paraissaient risibles. Je les déconcertai encore quand je refusai de boire de l’eau de mer. Mais elles me conduisirent à une source qui sortait au niveau des vagues, sous une falaise, et quand je bus dans le creux de ma main, elles m’admirèrent : mes mains furent toujours pour elles des choses merveilleuses. Je leur faisais des colliers de coquilles, de corail et de nacre, des guirlandes d’algues, jaunes comme de l’or. Et les mâles énormes, moustachus, l’air guerrier, couverts de cicatrices, les portaient avec autant de fierté que les femmes-sirènes. Souvent, quand ils étaient tous parés, ils faisaient le bal en mon honneur. Ah ! leurs dos, leurs rudes et longs cheveux, les seins droits des femelles sous leurs cols redressés, le frémissement de leurs corps sous l’eau verte ! Elles m’emmenaient dans leur tournoiement, j’avais peur et je criais ; mais elles m’emportaient comme un enfant, avec des soins si doux, malgré leur élan véloce, que je ne sentais rien qu’un plaisir âcre, une volupté vertigineuse.
 

*

 

Un soir, tous chantèrent.

Je ne leur avais connu jusque-là que ce langage muet dont je vous ai parlé. Leur chant non plus n’avait pas de paroles, mais chaque note en disait plus qu’un grand discours humain. Ce n’est pas une figure : je distinguais le sens de leur plainte aussi nettement que si elle avait été écrite sur le papier. Ils chantaient : c’était des cris douloureux, harmonieux et lents, si tristes et si clairs dans la bouche des femmes-sirènes, si graves et sombrement désespérés dans la gorge profonde des mâles ! Ils chantaient l’antiquité de la race des sirènes, et sa décadence. Elle était apparue presque aux premiers âges du monde, alors que la mer couvrait toute la surface du globe, et les sirènes avaient été la première tentative de la nature pour réaliser, au sein même de l’océan universel, un être qui ne fût pas une brute pure, pour créer un organisme doué vraiment d’un cerveau et d’un cœur. Et puis la terre était sortie des flots, et la nature avait abandonné cette ébauche marine. Elle l’avait laissée là, imparfaite, se dégradant même, dans la suite des siècles, et les sirènes ont le sentiment amer de leur grandeur ruineuse et de leur déchéance. Nous autres, hommes, nous souffrirons éternellement de ne pas être entièrement semblables à Dieu dont nous avons l’idée ; les sirènes souffrent d’être presque semblables aux hommes et de n’avoir pas conquis l’intelligence humaine.

Elles auraient dû être reines de la mer, ainsi que les hommes règnent sur les champs, les bois et les montagnes. Mais la nature a oublié de les perfectionner, et les requins, bientôt, auront dévoré la dernière des sirènes. Voilà pourquoi, jadis, elles suivaient les barques cambrées, noyant les matelots endormis par leurs charmes. C’était par jalousie. Mais, maintenant, la race va mourir. Il n’y a plus que quelques tribus de sirènes dans la mer Rouge et de l’autre côté de la terre, au bord des archipels malais ; et, loin de me noyer, mes sirènes m’avaient sauvé la vie, pour jouir du plaisir mélancolique de voir de plus près un homme, un exemplaire de l’espèce à qui le hasard ou bien on ne sait quel mystérieux dessein, a donné l’empire, alors qu’il leur infligeait l’humiliation de la défaite et l’agonie.

C’est ainsi que la race des sirènes contemple sa fatale destinée, demeurant pleine de douceur, de bonté, de vigueur inutile aussi, quand il faut lutter contre les monstres de l’abîme ; et, bien plus que les hommes, elles savent et goûtent la beauté : la beauté du ciel, de l’air et des eaux, les rythmes mystérieux du sang dans les artères et des organes frémissants. Et, pour le reste, ce sont des animaux !

Ainsi, le moment est venu de vous dire encore une chose. Étant des animaux, tant que la saison des amours n’est pas arrivée, les mâles et les femmes-sirènes vivent chastes comme des enfants. Ils forment des couples innocents ; ils vivent deux par deux, jouant, pêchant, allant regarder aux jardins de la mer les coquilles éclatantes, les anémones vivantes et fleuries, les poissons lumineux qui frôlent les banderoles des algues. Leurs âmes instinctives se pénètrent à n’en plus faire qu’une seule. Mon amie la sirène m’avait adopté de la sorte, et, quand elle m’entraînait sur les vagues, mon bras sur son épaule, je me sentais heureux, purement, délicieusement, comme je ne l’ai jamais été avec une femme. Tout son corps frémissait sous ma main caressante ; mais, quand je voulais davantage, elle ne comprenait pas.

Je ne me figurais pas ce qui allait advenir au moment des amours. Je me disais : « Alors, elle m’aimera comme on aime sur terre. » Je me trompais. Quand vint la grande saison, les couples se désunirent. Je n’aime pas à me rappeler, j’ai horreur ! Je ne suis pas prude, mais j’ai horreur parce que j’ai souffert. Quand elles éprouvèrent la frénésie du désir, les femmes-sirènes ne furent plus que des animaux, les mâles furent des brutes rugissantes. Ils ne choisissaient plus. Tous étaient à toutes, et toutes à tous. Je les voyais bondir, s’accoler dans l’écume ; leurs moignons monstrueux se tordaient pour enlacer ou pour des batailles ; les dents aiguës des mâles, – jamais les mêmes mâles, – mordaient mon amie à la nuque, et ses yeux, ses yeux bruns dont j’aimais la grâce et la caresse, ne me regardaient plus.

Quand sa grande fureur amoureuse s’apaisait un peu, alors elle nageait vers moi. Elle me disait : « Qu’as-tu ? » Je lui répondais : « Je te hais ! » Et, de tout son corps et de tous ses sens étonnés, elle me demandait la cause de ma haine ; elle m’expliquait qu’elle avait besoin de tous ces mâles, l’un pour sa force, l’autre pour sa prudence, et les jeunes, tous les jeunes, pour leurs élans et leur courage. Et il fallait que cela fût ainsi. Moi, j’allais me cacher la tête dans les rochers.

« Ah ! me dit-elle enfin en pleurant, tu es un homme et je suis une sirène. Tu me voulais toute, quand je ne pouvais être à personne. Tu me veux à toi seul, quand je ne suis plus à moi, mais au dieu de ma race. Nous avons eu tort de te garder avec nous… Ô mon ami, mets cependant encore une fois la main sur mon épaule ! »

Je lui obéis, et nous fendîmes la mer plus vite que nous n’avions jamais fait. Nous nageâmes toute une nuit et la moitié d’un jour, pour arriver à une plage plate, au-dessous d’une montagne où des aigles volaient.

« Ici, dit-elle, tu trouveras des hommes pareils à toi et des femmes comme tu les souhaites ; adieu !… »

Mais je connus, avant son départ, ce qu’est l’amour d’une sirène, je l’ai connu ! Le sable était chaud sous nos corps, la couleur du ciel emplissait mes yeux. J’ai encore dans ma bouche le goût salé de la sienne. Je l’aurai toujours. Un soir, peut-être, elle reviendra. Ou j’irai vers elle. »

Telle a été l’aventure d’Élias Whitney, qui achète, maintenant, du café aux caravanes.
 
 

 

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(Pierre Mille, « Contes du Journal, » in Le Journal, seizième année, n° 5335, vendredi 10 mai 1907 ; repris sous le titre « L’Homme qui a vu les sirènes, » dans le recueil Barnavaux et quelques femmes, Paris : Calmann-Lévy éditeurs, 1908 ; « Sous les vagues, » ex-libris de Konstantin Kalinovich)