Sur le bord de la mer du Nord vivait, il y a longtemps, un pêcheur que les gens du village appelaient le pauvre Thomas. Cependant, il ne convenait pas lui-même qu’il était pauvre, car il vivait heureux dans sa chaumière délabrée, à laquelle il donnait pompeusement le titre de domaine, et on lui apportait chaque jour du village voisin, sans qu’il eût besoin de s’inquiéter de rien au monde, les choses nécessaires à son entretien. De besoins particuliers, il n’en avait pas, et, quand même il s’en fût élevé en lui, il les eût plutôt étouffés que de se laisser forcer par eux à quitter sa cabane et le voisinage de la mer, tant étaient grands en lui la passion qu’il avait pour le spectacle des flots et le plaisir qu’il éprouvait à regarder se dérouler devant ses yeux l’immensité de l’Océan. Cependant, on ne le voyait que bien rarement s’aventurer dans sa petite barque de pêcheur, tandis qu’on était toujours sûr de le trouver assis sur le rivage, surtout pendant les soirées bien calmes, suivant des yeux le mouvement des nuages au bout de l’horizon et contemplant avec ravissement le tableau magnifique des splendeurs de l’Occident.
Il faut le dire, Thomas n’avait pas toujours vécu aussi retiré ; car sa jeunesse et même ses années viriles s’étaient passées en partie dans des entreprises et dans des voyages dangereux. Plus d’un souvenir de cette époque de sa vie était resté dans sa mémoire, et il avait l’habitude de les raconter, le dimanche, dans le cercle intime des pêcheurs et de leurs femmes, qui se groupaient souvent autour de lui pour l’écouter. Bien que ce fût là le jour des histoires, les joyeux jeunes gens du village voisin trouvaient cependant moyen de l’amener à leur réciter quelque légende, d’autres jours de la semaine, ce qui donnait une singulière mauvaise humeur aux pères de famille, parce qu’ils savaient que l’étrange vieillard racontait souvent des choses qui faisaient rêver les jeunes gens et les amenaient à négliger leur travail pour s’occuper des moyens de s’emparer des trésors merveilleux dont les contes du pauvre Thomas ne cessaient de les entretenir. Un de ces contes était surtout celui de la ville sous-marine. Le voici.
À une assez grande distance dans la pleine mer, on pouvait, par un temps bien clair et bien calme, distinguer facilement, sur le fond du lit des eaux, des objets d’une configuration singulière et qui avaient passé de tout temps pour les restes d’une ville engloutie depuis des siècles. Le pêcheur solitaire qui, en regagnant, au soir, le rivage, passait au-dessus de cet endroit, ne pouvait se défendre d’un secret effroi, en songeant aux récits mystérieux que l’on faisait sur les formes fantastiques de la ville sous-marine qu’on avait vues çà et là. Une circonstance particulière augmentait encore cette épouvante, c’est que l’eau était rarement calme en cet endroit et que, non loin de là, pointait sur la surface de la mer un rocher noir contre lequel plus d’un bâtiment inexpérimenté s’était brisé. Auparavant, un riche village s’élevait sur la côte, mais il était entièrement abandonné maintenant et, tout à l’entour, on en voyait encore les ruines. La cabane du pauvre Thomas était la dernière qui fût restée debout, et elle menaçait de s’écrouler aussi.
Un soir, tous les pêcheurs ayant fini leur ouvrage de meilleure heure que de coutume et l’attente du jour de fête du lendemain ayant amené autour de la demeure du vieillard un groupe plus nombreux, il s’établit gravement au milieu du cercle de ses auditeurs. Deux pêcheurs étrangers qui s’y étaient mêlés, ramenèrent le pauvre Thomas à sa vie d’autrefois et lui demandèrent s’il ne s’y reportait pas quelquefois par la pensée du fond de la vie tranquille qu’il menait maintenant.
Thomas secoua la tête, disant :
« Non, mes amis. Le monde est pour moi comme un théâtre dont la toile est tombée. Il n’y a plus rien de commun entre lui et moi. J’y ai vu ce qu’il n’a été donné peutêtre à aucun œil humain autre que le mien d’y voir ; et je suis satisfait de mon lot. Croyez-moi, mes amis, quand je suis assis comme cela devant ma cabane, quand la nature est bien calme autour de moi, que la lune laisse tomber ses rayons sur les flots et que j’aspire du fond de ma poitrine les fraîches brises de la mer, il s’élève en moi des frissons délicieux, des rêves charmants. Alors, je ne m’inquiète plus du monde des hommes. Alors, le vieux pays des merveilles s’ouvre devant moi, et la verte surface de la mer se change aussitôt à mes yeux en un tapis bigarré où ma fantaisie brode les figures les plus belles du monde des fables. Je vois cingler devant moi le navire de Maguelonne, qu’un destin fatal entraîne loin de celui qu’elle aime ; je vois passer dans la nuit le riche vaisseau magique d’Argo avec ses mille et mille guerriers et poètes ; des chants et des couleurs éclatent à la fois à mes regards et à mes oreilles ; parfois, les merveilles des mers m’apparaissent du fond de l’antique berceau des tempêtes ; j’entends des voix qui sont inintelligibles pour tout autre, et qui parlent des trésors que renferme l’abîme et qui y sont cachés depuis des siècles. Et, au milieu de ces images magnifiques, il descend un calme et un bonheur profond dans mon âme, et je comprends que tout n’est que rêve et mensonge ici-bas, que l’homme mortel ne trouve le repos que dans le contentement de soi-même et dans la modération de ses désirs ; enfin, la petite place que j’occupe sur le sable du rivage m’est plus chère que ne me le serait un trône d’or au milieu de la cour des magiciens et des chanteurs qui flottent sur l’Argo.
– En vérité, vous êtes un singulier rêveur, père Thomas, reprit un des pêcheurs étrangers. De toutes les magnificences ni de toutes les richesses dont vous venez de nous parler, il ne nous est jamais rien venu dans la pensée.
– Hé ! hé ! s’écria l’autre, notre ancien compagnon pourrait, s’il le voulait, nous raconter des choses bien plus merveilleuses encore. Car on sait suffisamment dans le village que les esprits de la mer l’ont un jour introduit dans leur empire, qu’ils lui ont montré la vieille ville sous-marine et qu’il en a rapporté un joyau précieux. »
En entendant ces paroles, le cercle des auditeurs devint plus attentif et se resserra plus étroitement autour du vieillard.
La brise du soir amenait une douce fraîcheur du côté de la mer et agitait les cheveux blancs du pauvre Thomas, qui, silencieux et pensif, regardait devant lui, comme s’il se fût mis à rêver à des jours depuis longtemps passés. Cependant, on le pressa de questions et de prières pour l’engager à commencer cette singulière histoire à laquelle le pêcheur étranger venait de faire allusion. Enfin, il rompit le silence et dit d’un air de mauvaise humeur :
« Quand c’est par pure curiosité que vous êtes là à me presser ainsi, comment voulez-vous que je vous dévoile cet événement si triste et si inconcevable ? Ah ! cela m’est doublement pénible ; car vous me forcez à rappeler le douloureux souvenir d’un des compagnons les plus chers de ma jeunesse, qui me fut ravi de la manière la plus mystérieuse et la plus cruelle. »
Un jeune pêcheur, qui était assis à côté du vieillard, lui dit aussitôt :
« Racontez toujours, père Thomas ; et, si vous ne le faites pas pour tous, faites-le pour nous, au moins. Vous savez bien que vous ne pouvez nous refuser cela.
– Eh bien ! soit, répliqua le vieillard. Cependant, je réclame une seule chose, c’est que personne ne tentera d’expliquer et de comprendre cet événement à sa façon. »
Cela dit, le vieux Thomas se moucha et toussa, comme un orateur qui veut être sûr de sa voix. Puis il commença en ces termes :
« Il y a bien longtemps de cela, j’avais à peine douze ans, quand j’arrivai avec mon père dans ce pays. Il me destinait à son état, et moi, qui avais été mis au berceau au bord de la mer et qui avais pris part de bonne heure aux exercices de la vie de marin, je me trouvai bientôt rompu à celte existence active et laborieuse. Ce que je suis, je le dois à cet élément admirable et souverain que nous voyons là se déployer devant nous. Dans l’intérieur des terres, on ne vit pas, on se rétrécit l’esprit, on devient chétif de corps et d’âme. Au bord de la mer, on se développe dans toute la force et dans toute l’énergie de l’homme. Aussi, mon père, qui me voyait avec plaisir grandir dans l’exercice continuel auquel je me livrais, me laissa une liberté complète, et souvent je m’aventurais bien loin du rivage dans sa meilleure barque, si loin quelquefois qu’à peine je pouvais encore distinguer la côte. Quand je me trouvais ainsi isolé au milieu de la vaste solitude de la mer, où aucun bruit humain ne pouvait plus m’atteindre, je déposais mes rames dans la barque, et je me couchais sur le dos, regardant les nuages qui passaient par troupes au ciel et marchaient empressés et affairés comme si quelque tâche importante les attendait au bout de l’horizon. Quand j’étais fatigué de les regarder courir ainsi, je me penchais au bord de ma nacelle, cherchant à pénétrer des yeux les insondables profondeurs de l’abîme, et espérant y découvrir quelqu’un de ces palais magiques et de ces châteaux de cristal dont j’avais entendu parler. Concevez-vous, mes amis, le sentiment dont je fus saisi en voyant réellement, un jour que je me trouvais flottant sur l’eau dans cette position, le toit d’une maison au-dessous de moi ? Je n’en voulus pas croire mes yeux et je me mis à me les frotter, croyant que je me les étais affaiblis en les tenant trop longtemps fixement attachés sur l’eau. Mais la forme restait toujours là. C’était bien un toit, c’était bien une maison ; et, plus que cela, je vis bientôt une rue tout entière, puis un marché désert et silencieux au bout duquel s’ouvrait une autre petite rue d’un calme merveilleux. Pas une figure humaine ne s’y montrait. Rien n’y bougeait. Vous eussiez dit d’une ville morte. Je ne pouvais détacher mes prunelles de ce que je voyais ainsi. Toute mon âme en était saisie et prise d’épouvante, et cependant je continuais toujours de regarder, désirant toujours voir quelque chose de plus, quand tout à coup le fond de la mer se troubla et enveloppa tout ce que je venais d’y voir comme dans un brouillard épais où tout s’effaça et disparut.
Il était fort tard lorsque je rentrai à la maison. Mon père, auquel je racontai la singulière découverte que je venais de faire, me gronda vivement sur la témérité que j’avais eue en me hasardant ainsi seul au milieu de la mer, et il me défendit sévèrement de monter encore une barque sans sa permission. Il est vrai qu’il ne crut pas une syllabe de la ville merveilleuse que j’avais découverte, et force me fut de tenir cachés en moi-même les rêves étranges que cette vue avait fait naître dans mon âme, et qui me rendaient si heureux pourtant. Mais, ce secret, je ne pus le garder longtemps. Je le confiai bientôt à un jeune pêcheur de mon âge, avec lequel j’étais étroitement lié et qui ne fut pas peu étonné en écoutant mon récit. Nous concertâmes ensemble le projet de nous jeter dans quelque barque, aussitôt que la chose serait possible, et de mettre en mer pour aller vérifier à deux ce que j’avais vu.
Un soir, comme nous causions de tout cela, tous deux assis sur la grosse pierre que vous apercevez là-bas et qui, alors, était beaucoup moins enfoncée dans le sable, arriva un événement que je veux maintenant vous décrire. La nuit arriva, et la mer agitée faisait déferler à grand bruit ses lames écumantes sur la plage. Un brouillard commençait à s’étendre sur les vagues, et nous allâmes nous cacher sous une des grandes barques qui étaient à sec sur le sable. Quand nous nous vîmes en sûreté dans cette cachette, je commençai le récit de la ville mystérieuse et de ses merveilles. Mon compagnon était dans un ravissement inexprimable.
« Ah ! s’écriait-il, si, un jour, parvenus à pénétrer dans cette ville, nous pouvions parcourir ces rues solitaires et entrer dans ces maisons où sans doute de pauvres jeunes filles abandonnées doivent se trouver endormies depuis des siècles, comme j’aimerais à les éveiller et à les voir me sourire avec étonnement, en secouant leurs belles chevelures blondes et ne comprenant pas comme j’y serais venu. Dieu sait de quels trésors magnifiques elles me combleraient ! Je serais sans doute l’homme le plus riche de la terre.
– Hans, lui répliquai-je, ce sont des paroles impies que tu prononces là. Tu ne sais donc pas que Christian le bancal dit que tous les hommes qui habitent cette ville sont condamnés à vivre dans cet abîme en punition de leurs méfaits ?
– Va donc, me répondit-il ; un brave marin ne doit avoir peur de rien ; sans cela, il n’est pas même digne d’être croqué par un requin. »
Pendant que nous parlions ainsi, la lune s’était levée et brillait tristement à travers le brouillard sur le sable argenté de la plage qui s’étendait devant nous.
« Thomas, mais regarde donc, s’exclama Hans avec un trouble étrange et en me serrant la main. Quelles sont les gens là-bas qui se promènent et rôdent sur le rivage à l’heure qu’il est ? »
Je me levai aussitôt ; mais il me fut impossible de faire un seul pas en avant, tant je me sentis pris d’une inexplicable terreur quand j’eus tourné les yeux du côté que m’indiquait mon compagnon, et que j’eus vu les formes qui se mouvaient lentement sur le rivage non loin de nous. C’était un homme accompagné d’une femme, tous deux vêtus d’un costume étranger que nous ne connaissions pas. Lui portait un habit noir et un grand chapeau pointu ; elle avait une longue robe traînante qui brillait comme de l’argent. Ils marchaient à pas lents, l’un à côté de l’autre, en se dirigeant de notre côté. Tout à coup, ils s’arrêtèrent. Leurs visages pâles offraient l’expression la plus fantastique à travers le brouillard. Ils nous regardèrent pendant quelques secondes ainsi, et soudain ils nous firent signe de la tête et des mains. Nous nous tenions serrés l’un à l’autre, mon compagnon et moi, et ne fîmes aucun mouvement à l’appel des deux inconnus.
« Hans, murmurai-je tout bas, ces gens appartiennent sans doute à la ville engloutie. »
Mon ami fit un signe de tête qui me fit comprendre qu’il partageait mon avis. Cependant, nous ne bougions pas, et nos yeux ne cessaient de regarder la double apparition que nous vîmes peu à peu disparaître dans le brouillard. C’était comme s’ils fussent descendus dans la mer. Même, je crus encore pendant quelque temps distinguer au-dessus de l’eau le grand chapeau pointu.
Vers ce même temps, arriva dans notre village un musicien étranger qui devint l’objet de la curiosité de tout le monde. Il venait de la Bohème ; son costume et son langage étaient également bizarres ; il était d’une taille fort haute et portait une longue barbe noire qui faisait ressortir d’une manière singulière la pâleur de son visage. Cet homme avait un aspect qui nous faisait peur à tous, enfants que nous étions. Il resta, pendant quelque temps, dans le village, jouant de la flûte, les dimanches, sur la grande place, pour faire danser les jeunes gens. Il gagnait beaucoup d’argent à ce métier. Car tout le monde accourait pour danser au son de sa flûte, aussitôt qu’il faisait mine de se diriger vers l’ormeau à l’ombre duquel il jouait toujours ses rondes. Aussi, il faut le dire, il y avait dans sa musique une puissance souveraine d’entraînement. Dès qu’elle commençait à retentir, jeunes et vieux se sentaient pris d’un irrésistible désir de danser, comme si un pouvoir magique se fût emparé d’eux. Alors, c’était des éclats de rire et des explosions d’hilarité incroyable, quand jusqu’aux vieilles femmes toutes ridées et jusqu’aux vieillards presque impotents se mettaient à sautiller jusqu’à ce qu’ils tombassent de fatigue et d’épuisement. Mais ce n’était pas là le seul effet de la musique du bohémien. Elle inspirait parfois aux danseurs la colère et la haine, de manière qu’ils se prenaient de querelle et finissaient par se livrer à des combats qui ne restaient pas toujours sans effusion de sang. Aussi, il arriva bientôt que des bruits étranges se mirent en circulation à propos du musicien. On disait qu’il avait des relations avec les mauvais esprits, et que sa flûte possédait le pouvoir magique de les évoquer du fond de leurs demeures infernales.
Mais nous, jeunes gens, qui n’avions guère besoin de magie pour nous pousser à l’exaltation, nous ne prêtions que fort peu l’oreille à des accusations de cette nature, et nous nous attachâmes par degrés au musicien à mesure que nous entrions en plus grande intimité avec lui. De sorte que, bientôt, il nous eut assez familiarisés pour que nous le suivissions dans les prairies et dans les bois. Un soir, nous entrâmes avec lui dans un cabaret où il se disposa tout d’abord à jouer ses airs de danse. Mais la musique pouvait à peine avoir duré quelques minutes, quand tout à coup elle changea de caractère et produisit quelques mesures lamentables et pénétrantes. Les groupes des danseurs, ne pouvant se rendre compte de ce qu’ils éprouvaient, cessèrent brusquement de tournoyer dans la chambre, et chacun se mit à regarder autour de soi avec des yeux remplis d’étonnement. Mais cet étonnement devint bientôt de l’effroi. Car un bruit et une rumeur incompréhensibles se firent soudain entendre au-dehors. Une tempête nous sembla gronder dans le feuillage des arbres, et des figures bizarres et toutes pâles nous apparurent, collées aux carreaux des fenêtres. Chacun de nous voulut s’enfuir, mais un pouvoir surnaturel nous tenait cloués à notre place. Nous étions tous comme pétrifiés de terreur, quand aussitôt le musicien, reprenant sa première ronde, tira de sa flûte des notes si joyeuses, si folles, si rieuses, que chacun de nous revint à lui-même et se reprit à sa première gaieté. Vous pouvez facilement vous imaginer, mes amis, quel effet prodigieux cela produisit sur nous. Dès ce moment, nous pressâmes plus que jamais le bohémien de nous initier à ses arts magiques. Mais il s’y refusa avec colère. Cependant, Hans, dont l’esprit avait été plus profondément frappé de tout cela que le nôtre ne l’avait été, ne se laissa point rebuter par ce refus, et nous concertâmes ensemble le moyen de tirer parti de la puissance mystérieuse du musicien pour parvenir à la découverte de la ville sous-marine ; car il était devenu évident pour nous que la flûte du bohémien possédait le pouvoir d’évoquer les esprits et de briser les liens de la vie magique.
Le temps où nous comptions nous livrer à l’exécution de notre projet, ne tarda guère à approcher. Par un matin extraordinairement calme et limpide, nous montâmes tous trois, Hans, le musicien et moi, dans une barque, et nous dirigeâmes à force de rames vers l’endroit où se montraient les restes de la ville engloutie. Nous eûmes bientôt atteint l’endroit falal et nous nous arrêtâmes dès que nous y fûmes parvenus. Là, nous nous mîmes à raconter à l’étranger, d’une manière détaillée, tout ce que nous savions et tout ce que nous avions vu. Et, comme il se prit à sourire avec incrédulité à nos paroles, nous le priâmes de regarder fixement le fond de la mer. Mais, par un malheur inconcevable, malgré le calme profond qui régnait, tout le fond de l’eau était tellement trouble, que nous n’y pûmes distinguer que quelques masses indécises auxquelles il était impossible d’assigner une forme. Le musicien était assis, silencieux, en face de nous et nous regardait alternativement avec ses grands yeux diaboliques, souriant comme s’il eût cru que nous nous moquions de lui. Moi, j’étais presque prêt à pleurer de dépit.
« Mon cher monsieur, lui dis-je aussitôt, si le pouvoir qui vous a été donné est réellement aussi merveilleux et aussi grand qu’on le dit, donnez-nous-en la preuve ici. Prenez votre flûte, et évoquez les esprits qui, depuis tant de siècles, sont bannis en cet endroit, dont on voit si bien les détails quand le fond de la mer s’éclaircit. »
Après avoir dit ces mots, je lui remis entre les mains sa flûte qu’il avait déposée à côté de lui. Il la prit, et nous regarda d’un air plus sombre encore.
« Insensés et téméraires enfants, dit-il, je ferais bien, ma foi, en vous faisant passer pour toujours la folle fantaisie qui vous a pris. Car vous imaginez-vous que je ne sois venu ici que pour vous égayer par un tour de passe-passe ? Songez bien que cela pourrait vous coûter la vie ! »
Ces paroles me remplirent de terreur. Mais Hans pressa plus ardemment que jamais le Bohémien qui, cédant enfin à notre prière, se dressa sur son séant et porta la flûte à sa bouche.
Comment vous décrire le caractère de cette musique ? Ce furent des notes lentes, graves et mélancoliques, qui résonnaient sur la surface de l’eau, d’abord très faibles comme si elles arrivaient de bien loin, puis grossissant par degrés comme si elles s’approchaient par degrés. Hans ni moi nous ne respirions qu’à peine, regardant avec un désir et une fixité de regard incroyable le fond de la mer. Au bout de quelques minutes, quel spectacle étrange s’offrit à nos yeux ! Nous étions comme le voyageur qui, placé, au lever du jour, sur la cime d’une montagne, regarde dans la profondeur d’une vallée et y voit apparaître par degrés, du fond du brouillard qui se dissipe, chaque toit de maison, chaque cime d’arbre, chaque tête de buisson, chaque carré de champ, chaque tige de fleur, presque chaque brin d’herbe. Ainsi, par degrés, nous apparurent tous les détails de la ville submergée, les pignons des toits, les murs sombres et les portes des maisons, les escaliers de chaque cour, les jardins, les places publiques, les rues. Nous pûmes bientôt compter les pavés des rues eux-mêmes. D’abord, un frisson me parcourut tout le corps, puis je me sentis pris d’une grande stupéfaction en entendant retentir au fond de l’eau le tintement léger d’une cloche, et en voyant s’ouvrir, au même instant, la porte d’un magnifique palais d’où sortait un cortège splendide d’hommes et de femmes. La moindre vacillation de notre barque me parut les faire chanceler dans leur marche dans la direction de chaque mouvement que nous faisions. Hans et moi, nous nous fîmes signe de garder le plus profond silence ; mais, ne pouvant plus y tenir, nous poussâmes tous deux, et presque ensemble un cri d’admiration, au moment où, dans le cortège qui sortait de cet hôtel, nous vîmes s’avancer une jeune fille d’une beauté ravissante, et pareille à une de ces fées des fleurs que les yeux des poètes ont seuls entrevues dans le monde des hommes. Elle était vêtue d’une robe de la blancheur la plus éclatante ; ses longs cheveux blonds se déroulaient sur ses épaules et elle portait une couronne d’or sur la tête. À peine eut-elle franchi le seuil de la porte qu’elle leva les yeux, et nous sentîmes battre notre cœur d’une émotion inexprimable. Mon ami en fut si touché, qu’une larme roula sur chacune de ses joues. Moi, j’en crus mourir. Au même instant, la flûte du musicien fit silence ; et, au même instant aussi, l’eau redevint trouble comme auparavant, le son argentin de la cloche s’éteignit, et force nous fut de songer à retourner au rivage, car une violente tempête s’éleva et les flots se mirent à gronder avec un bruit terrible. Il me fallut toute la force de mes bras pour tenir les rames, car Hans restait immobile, les prunelles toujours fixées sur l’endroit où dormait la ville engloutie et l’esprit perdu dans la contemplation des choses que ses yeux ne voyaient plus, mais que son esprit voyait encore. Le musicien regardait le jeune homme avec un sourire méchant et ironique, comme s’il eût prévu d’une manière certaine la destinée fatale qui était réservée à mon jeune compagnon. »
Ici, le pauvre Thomas interrompit son récit et tourna les yeux du côté de la mer, vers l’endroit qui fut le douloureux théâtre de la scène qu’il venait de décrire. Le soleil, déjà parvenu à son déclin, répandait sur l’Océan et sur la plage les couleurs les plus radieuses, et jetait des reflets rougeâtres sur les cheveux blancs du vieillard, dont le visage, revêtu ainsi d’une légère teinte rose, parut avoir repris la fraîcheur de sa première jeunesse. Cependant, son regard triste et sévère témoignait assez de la douleur dont il se sentait pris au souvenir de cette lamentable histoire. Après quelques minutes de silence, il reprit :
« Mes amis, malheureux, trois fois malheureux celui qui a tenté une fois de regarder derrière ce voile de mystère que la main de l’homme ne devrait jamais essayer de soulever, et qui jette les yeux au fond de cet incompréhensible abîme des choses de l’autre monde ! L’activité permise à l’homme, le travail, lui ouvre une carrière d’honneur et de félicité où il peut marcher à son aise sans avoir à craindre de rencontrer un jour, sous ses pas, un gouffre d’où rien ne peut le tirer. Si l’on se hasarde à sortir du chemin que Dieu nous a tracé à tous, ce n’est que nuit, ténèbres et perdition. Vous en aurez la preuve en écoutant ce que je vais vous raconter de l’effroyable destinée qui fut celle de Hans.
Depuis les événements que je viens de vous décrire, plusieurs mois s’étaient écoulés. L’été se passa, l’automne arriva, et les nuits tempétueuses, qui régnent d’ordinaire pendant cette saison, déployèrent toutes leurs fureurs et leurs épouvantes. À cette époque, vous le savez, mes amis, nos côtes présentent plus de dangers que toutes les autres. Le musicien bohèmien avait, depuis longtemps, quitté le pays, et, depuis longtemps aussi, son souvenir s’était effacé de ma mémoire ; mais le pauvre Hans ne l’avait pas oublié, lui. Il était tombé dans la mélancolie la plus profonde et la plus noire. Je mis tout en œuvre pour le guérir et le ramener à lui-même. Souvent, je le cherchais pendant longtemps, et le trouvais toujours sur le rivage, caché derrière quelque dune et livré à ses folles rêveries. Un jour, comme nous étions occupés à causer ensemble, nous aperçûmes de nouveau un couple affligé qui se promenait tristement sur la plage. Mais, en approchant, nous remarquâmes que ces deux personnages n’étaient pas seuls. Qui d’entre vous pourrait se faire une idée du ravissement dont Hans se sentit transporté en reconnaissant auprès d’eux la ravissante jeune fille avec sa couronne d’or qui se promenait entre les deux vieillards ? Sa tête était tristement inclinée comme la première fois que nous la vîmes, et ses magnifiques cheveux dénoués flottaient an vent qui venait de la mer. Sur son visage pâle, que nous pûmes maintenant contempler de plus près, vous eussiez lu une douleur inexprimable, en même temps qu’un charme indicible et merveilleux. Après qu’elle eut passé devant nous, elle leva la main comme si elle eût voulu nous faire signe. Je retins vivement le bras de mon pauvre compagnon pour l’empêcher de suivre à l’instant même le séduisant fantôme. Mais, en deux secondes, l’apparition s’était évanouie. Aussitôt, nous nous mîmes à parcourir en tous sens le rivage, fouillant tous les recoins, sondant toutes les dunes. Nous revînmes à l’endroit d’où nous étions partis, sans avoir rien découvert. Cependant, Hans jeta tout à coup un grand cri de joie ; il s’était penché sur le sable où ses yeux avaient avisé un objet luisant, et il avait ramassé une bague d’or d’une forme très antique qu’il me montra avec un inexprimable ravissement. Une pierre brillante et azurée en formait le chaton. Comme nous nous concertions sur ce qu’il fallait faire de cette trouvaille, Hans me déclara passionnément que l’anneau lui appartenait, que c’était un gage de sa bien-aimée et qu’il ne s’en séparerait qu’avec la vie. Et, en même temps, il détacha le ruban de son chapeau, le passa à travers la bague et, après l’avoir noué autour de son cou, la cacha soigneusement dans sa poitrine.
Depuis ce moment fatal, le pauvre enfant était entièrement changé. Le jour, on le voyait se promener tristement et en silence sur la plage, plongé dans une rêverie dont personne ne put comprendre le secret. Le soir, il restait, jusque bien avant dans la nuit, assis solitaire sur le rivage ; car il avait fini par ne plus me vouloir moi-même auprès de lui. Les jeunes filles du village furent les premières à remarquer la singulière et inexplicable maladie du pauvre Hans ; plus d’une, en effet, s’intéressait à lui, car on le citait comme le plus beau garçon de toute la contrée, svelte qu’il était et souple comme une branche d’osier, et sur sa figure se peignaient à la fois l’énergie et l’audace de l’esprit et l’aménité la plus douce du cœur. La plus jolie d’entre elles s’attribua l’honneur d’avoir porté à l’âme de Hans cette blessure incurable et charmante, que deux beaux yeux de seize ans sont si sûrs de porter ; et, comme elle n’était pas décidée à vouloir la mort du pauvre enfant, elle me fit ses confidences et me chargea de la mission d’amener à elle le jeune inconsolable. Mais, quand je fis ma commission à mon ami, je le vis pour la première fois s’élever en colère contre moi.
« Comment ? me dit-il, en tirant l’anneau de sa poitrine. Toi, mon confident et mon ami, tu m’estimes assez peu pour me croire capable de l’infidélité la plus noire ? Ne suis-je pas fiancé déjà et n’ai-je pas une bien-aimée ? Ne m’attend-elle pas là-bas dans la plus affreuse solitude ? N’attend-elle pas ma venue, afin que je la console et que je dissipe sa douleur profonde et infinie ? »
Pendant qu’il me parlait ainsi, je le regardai avec étonnement dans le blanc des yeux et le serrai dans mes bras avec émotion.
« Tu es bien malade, mon pauvre Hans, lui dis-je. La solitude est mauvaise pour toi, et il faut que tu oublies cet étrange fantôme qui obsède ta pensée. »
Mais tout ce que je pus dire n’eut aucune prise sur lui. Il se détourna de moi, des larmes ruisselèrent sur ses joues, et il me laissa dire tout ce que je voulus sans répliquer une seule syllabe. Puis il se retourna vers moi, m’attira doucement sur une pierre et me dit d’une voix triste :
« Thomas, tu ne soupçonnerais jamais ce qui m’est arrivé la nuit passée. J’étais assis, seul, comme toujours, sur la plage ; l’obscurité me surprit et je m’endormis d’un profond sommeil. Aussitôt, ce fut comme si je me réveillais subitement dans une ville que je n’avais jamais vue auparavant. Je me vis transporté au milieu d’une place publique toute déserte. Tout à l’entour, je remarquai des statues de pierre fort antiques et couvertes de mousse. Toutes paraissaient me regarder avec leurs grands yeux et portaient des couronnes comme si elles eussent été les portraits des anciens dominateurs de cette ville. Plein de respect et d’étonnement, je me promenai, pendant quelque temps, en long et en large au milieu de ces vénérables figures, quand tout à coup j’avisai une rue où j’entrai. À peine arrivé au milieu de cette rue, je me trouvai devant un palais immense et d’une admirable structure. Il me semblait déjà l’avoir vu, et je le reconnus comme si j’y fusse plus d’une fois entré. Alors, je vis que je me trouvais dans la ville sous-marine. Une terreur effroyable s’empara au même instant de moi. Éloigné de tout être humain, je me crus enfermé dans une cité des morts. Une prompte fuite me parut le seul moyen d’échapper au danger qui pouvait me menacer. Mais de quel côté fuir ? Pendant que je prenais ainsi conseil de moi-même, la porte du palais s’ouvrit et un désir invincible me poussa à y entrer. J’y entrai donc et parcourus de longs corridors déserts, de grandes chambres nues ; enfin, je pénétrai dans une vaste salle au milieu de laquelle je vis un catafalque tout noir, comme un de ceux sur lesquels on place les corps des morts dans les églises. Tout autour de cette salle étaient rangés des sièges splendides sur lesquels étaient assis des hommes et des femmes richement vêtus, mais tous dormant d’un profond sommeil. Parmi eux, je reconnus le couple mystérieux que nous avons vu se promener sur la plage. Cela me frappa si vivement que, n’ayant pas remarqué parmi les dormeurs la jeune fille à la couronne d’or, je levai les yeux vers la figure couchée sur le catafalque. Ô mon ami ! Tous mes membres reçurent une secousse terrible et une sueur glacée m’inonda le visage. C’était elle, elle, toute pâle, toute froide, toute glacée, morte, ayant encore sur la tête sa petite couronne étincelante. Sans savoir ce que je faisais, je m’élançai vers elle en sanglotant et les yeux pleins de larmes, et imprimai sur son front mes lèvres presque aussi froides qu’elle l’était elle-même. Elle tressaillit aussitôt, ouvrit ses yeux célestes, et une vive rougeur couvrit son visage adorable.
« Ainsi donc, te voilà enfin venu, soupira-t-elle. Tu n’as pu résister au signe que je t’ai donné ? Comme je suis heureuse ! car tu es à moi et je suis sauvée. »
Elle se leva aussitôt de son cercueil, et je me crus le plus heureux des hommes en sentant s’appuyer sur mon épaule sa main charmante, en descendant du catafalque qui était presque devenu pour moi un autel. Nous fîmes ensemble le tour de la salle. Tous les personnages endormis se réveillèrent au simple attouchement de sa main et, après s’être inclinés devant elle comme devant une reine, se disposèrent en cortège et sortirent de la maison à notre suite. Quand nous fûmes arrivés au milieu de la place des statues, ma fiancée ôta la couronne de sa tête et me dit, en la posant sur la mienne :
« Tu es à nous maintenant ; c’est pourquoi règne sur nous, comme autrefois ces rois de pierre ont gourverné dans celle ville. »
Mais, à peine eut-elle posé le diadème sur mes cheveux, qu’un mal aigu et profond me serra le crâne et le cerveau, et j’entendis une voix connue qui m’appela douloureusement par mon nom ; cette voix était la tienne. Mes yeux te cherchèrent de tous côtés autour de moi, mais sans te trouver ; je les levai au ciel, et te vis flotter au-dessus de ma tête dans une barque dont tu tenais les rames. Au moment où tu me tendis les bras, je m’éveillai de ce rêve pénible. »
Cette histoire, continua Thomas après une petite pause, que le pauvre Hans me confia, me fit singulièrement rêver. Je vis qu’il se préparait un grand malheur pour mon ami. Aussi, j’essayai de dissiper ses folles idées et ses folles imaginations en les tournant en ridicule autant que je pouvais.
« En vérité, lui dis-je, ce serait dommage de rester en si beau chemin, et ce ne serait pas une mauvaise affaire de revenir un jour du fond de la mer avec une jolie reine pour fiancée. Comme tout le village serait jaloux de toi ! Aussi, mon brave ami, tu as eu tort de la laisser échapper au moment où tu la tenais si bien ; car tu sais que la fête de notre patron, saint André, est prochaine, et c’eût été charmant de te voir arriver à la danse avec une fée de la mer pour compagne. C’eût été toi sans doute qui eusses payé les violons, n’est-ce pas ? »
Mais Hans tint la mine la plus sérieuse du monde et garda le silence, après avoir poussé un douloureux soupir. Quant à moi, voyant que je perdais inutilement mes paroles à le prêcher, je ne lui parlai plus jamais de cette aventure. »
Thomas se tut en ce moment et tint ses yeux fixes devant lui. Son auditoire, devenu attentif au plus haut point, ne voulut point troubler cette pause singulièrement pénible.
Cependant, le ciel s’était de plus en plus obscurci sous les nuages qui s’amoncelaient d’un bout de l’horizon à l’autre, sillonnés par intervalles de longs éclairs. Un orage s’approchait évidemment, et plus d’un pêcheur, résolu à regagner sa cabane, fit signe à sa jeune compagne. Mais aucune d’elles ne voulut consentir à s’en aller avant d’avoir entendu la fin du récit de Thomas.
« Eh bien, père Thomas, dirent-elles, vous oubliez complètement de nous dire pourquoi vous ne parlâtes plus de cette étrange aventure, et de ce songe plus extraordinaire encore.
– Et pour une bonne raison, répliqua le vieillard ; car, le lendemain, le pauvre Hans se jeta dans la mer et je ne l’ai plus revu depuis. Tenez, mes amis, c’est là la fin de ce brave garçon et aussi la fin de mon histoire. »
Les auditeurs se regardèrent avec un sentiment d’épouvante. Les plus jeunes d’entre eux étaient tombés dans une rêverie profonde, mais les deux pêcheurs étrangers s’exclamèrent :
« Père Thomas, nous sommes d’avis que tout ce que vous venez de nous raconter est un songe aussi, une fantaisie de votre imagination. Car vous ne croyez pas, à coup sûr, que le pauvre Hans habite la ville sous-marine avec la fée de la mer ?
– Ce que je pense et ce que je crois, je ne le confie à personne, répondit le vieillard. Ne vous l’ai-je pas assez répété pour que vous me teniez encore pour un fou, en récompense de l’histoire que je viens de vous dire ? Mais cela ne m’inquiète guère. C’est précisément aujourd’hui la cinquantième année que mon bon camarade disparut, et je pense qu’il reviendra aujourd’hui même. »
L’auditoire n’entendit pas les dernières paroles du vieux pêcheur, car une voix s’était écriée :
« Voyez donc là-bas ! voilà une chaloupe qui lutte contre les flots. Il fait déjà obscur, mais j’ai de bons yeux et je vois de loin. Cet audacieux marin se trouve justement à l’endroit le plus dangereux dont père Thomas vient de nous parler.
– Nous voyons bien, répondirent d’autres voix. Courons tous au rivage !
– Grâce à Dieu ! il est presque sauvé ! dit un jeune pêcheur. Il approche du bord. »
Thomas se leva en tremblant de son siège.
« Laissez-moi ! dit-il à haute voix. C’est mon ami Hans. Il vient pour me chercher. C’est lui ! c’est lui-même ! Dieu merci, les esprits des ténèbres ne l’ont pas retenu prisonnier, et il arrive pour emmener son vieux ami. »
En parlant ainsi, le vieillard s’avança courageusement vers la plage, malgré la tempête qui venait d’éclater avec fureur. Son habit et ses cheveux blancs flottaient au vent, et il marchait toujours. De grands coups de tonnerre roulaient dans les nuages, et la mer mugissait avec un grondement épouvantable. Thomas venait d’atteindre une grosse pierre contre laquelle il s’appuya pour mieux résister à la force de la tempête. Cependant, la barque avait triomphé des flots et du vent et venait d’aborder au rivage, au milieu des applaudissements et des félicitations de tous les compagnons. Il en sortit un jeune pêcheur du village qui s’était aventuré sur la mer et attardé dans son travail, de sorte que l’orage l’avait tout à coup surpris. Le vieux Thomas, en le regardant de loin, ne voulut pas croire que ce fût un autre que son ami Hans.
« C’est Jacques de la Croix-Blanche, lui dirent tous les assistants.
– Cela n’est pas, répliqua-t-il. C’est Hans lui-même ; je le reconnais parfaitement. »
Mais quand le jeune homme se trouva sur la plage, force fut au vieillard de se rendre à une évidence que ses yeux ne pouvaient plus nier. Il secoua tristement la tête, en murmurant d’une voix pleine d’émotion :
« Vous avez raison, mes amis. Hans est parti et il ne reviendra plus. L’amitié m’avait aveuglé et m’avait inspiré un espoir que rien ne peut réaliser ici-bas. Celui dont les esprits de l’autre monde se sont une fois emparés, ne revoit plus jamais la lumière de notre soleil. L’abîme ne lâche rien, que cet abîme soit le ciel ou l’enfer. »
Le vieux Thomas ne survécut guère à cette soirée fatale. Le jour de saint André, le patron des pêcheurs, au milieu de la fête à laquelle se livrait le village en l’honneur du saint protecteur de la pêche, on mit en terre le vieillard, et les danses s’arrêtèrent un moment pour faire place à l’hymne des funérailles.
La cabane solitaire du pauvre Thomas resta déserte depuis, et tomba bientôt entièrement en ruines. Les débris, après avoir jonché pendant quelque temps le sable de la plage, finirent par être emportés par les flots de la mer qui envahit de plus en plus les côtes. Aujourd’hui, plus rien ne reste du vieillard dans le village, si ce n’est le souvenir de sa vie étrange et l’histoire de son ami, qu’il se plaisait à raconter aux jeunes pêcheurs. Cette histoire fait, tous les hivers, le charme principal des veillées, et les familles se la racontent autour du foyer quand les vents d’équinoxe grondent ou que les tempêtes hivernales soulèvent les flots de la mer du Nord.
C’est ainsi que nous l’entendîmes un soir dans un de nos voyages, et nous la reproduisons ici telle que nous la tenons d’un de ces vieillards conteurs qui abondent sur les côtes septentrionales de l’Allemagne.
V. S.
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(in La Renaissance, chronique des arts et de la littérature, vol. II, Bruxelles, 1840-41 ; Fred Appleyard, « Pearls for Kisses, » huile sur toile, nd ; Bertall, gravure pour « La Petite Sirène » d’Andersen, 1876)