Quand Clément Sourd rentra du service, par une matinée d’hiver, tout crotté de la boue du chemin, tout trempé de la pluie du ciel, il n’embrassa pas sa mère qui travaillait, ne l’attendant pas, à un ouvrage de couture ; il ne s’informa pas de son père, qui était aux champs, ni de sa sœur, servante à la ferme des Hourdes. Et il s’assit près de la cheminée, sombre, sans prononcer une parole. C’était un grand garçon maigre, gauche, avec des mains velues, et de longs bras pendant comme ceux des gorilles. Il avait un front très bas, mangé par de rudes cheveux noirs, et des yeux étranges dont le regard semblait être ailleurs, toujours.

La mère considéra son fils, toute saisie de le trouver ainsi.

« C’est-il bien toi, Clément ? demanda-t-elle… Quoi qu’ t’as, dis, Clément ?… Pourquoi que tu ne dis rien ?… Pourquoi qu’ t’es si changé ?… Est-ce qu’on rentre comme ça, chez ses parents, sans seulement leur faire mignon ?… Es-tu malade ? T’as donc pas faim ? »

Clément se retourna sur sa chaise, poussa une sorte de bestial grognement… Puis tout à coup, il se leva, et se dirigea vers la porte.

« Où que tu vas ? dit la mère… Où que tu vas, déjà ?

– Je vas où j’ vas… répondit Clément, avec colère. Fiche-moi la paix. »

Et la mère Sourd, levant ses bras au ciel, soupira :

« Si c’est Dieu possible !… Et quoi qu’on lui a fait, à mon garçon, pour me le rendre comme ça ? »

Clément sortit, s’acheminant vers le village, entra au cabaret, tout droit.

« Tiens ! C’est Clément ? s’écrièrent quelques ouvriers attablés autour d’une bouteille de vin. Eh ! ben, tu vas boire avec nous, Clément… Nous allons arroser ton retour… Viens donc avec nous, camarade. »

Il ne les regarda même pas, choisit une table éloignée des buveurs, et les coudes sur la table, les yeux brillants, ses narines battant aux souffles d’alcool, dont la pièce était pleine :

« De l’eau-de-vie ! » commanda-t-il.

Il ne rentra chez ses parents que le soir, très tard, ivre-mort.
 

*

 

Chaque jour se passa de même. Les reproches, les scènes, les menaces furent impuissants à rien changer de la conduite de Clément. Il ne répondait pas, n’avait même pas l’air d’entendre, et, brusquement, il quittait la maison pour aller s’enfermer au café. Quelquefois, en rentrant la nuit, il trouva la porte close, les fenêtres barricadées. Alors, il s’abattait en travers du seuil et s’endormait, la face dans ses ordures. Au bout d’une semaine, le père lui dit :

« Nous ne pouvons plus te garder à rien faire… Nous ne gagnons pas notre argent pour que tu le boives… Tu travailleras, ou tu t’en iras… tu t’en iras, diable !

– C’est bon ! » fit Clément.

Il partit et ne rentra plus.

La mère l’attendit vainement. À l’insu de son mari, souvent, le soir, elle déverrouillait la porte, afin que son fils pût trouver la maison ouverte, si l’idée lui venait de rentrer, quelque nuit. Mais Clément ne rentra plus…

Un mois s’écoula. On n’avait plus revu Clément, on n’avait plus entendu parler de Clément.

« Où qu’il a pu aller ? demandait la mère… Il est peut-être mort ?… et tout de même, s’il est mort, ça ne serait pas bien de l’avoir renvoyé de chez nous…

– Tant mieux, s’il est mort ! répondit le père… C’est un bon débarras ! nous ne pouvions pas garder et nourrir un feignant pareil !… Nous aurait grugés, ce feignant-là !

– C’est tout de même notre fils ! hasardait la mère, qui hochait la tête tristement.

– Notre fils !… Notre fils !… criait le père… Hé ben, après ?… Il n’y a pas de fils qui tienne !… D’abord, un fils, c’est un qui travaille et qui gagne sa vie ! Voilà ! »

Il fallait, pourtant, se préoccuper de la disparition de Clément. On s’informa auprès des uns, auprès des autres. Personne ne l’avait vu nulle part. Nulle part, aucun, ni dans les bois, ni sur les routes, ni dans les auberges, ne l’avait rencontré.

La mère, un peu plus pâle, maintenant, disait, avec des pleurs dans ses yeux :

« Il se sera peut-être pendu dans quelque coin du bois. »

À quoi le père répondait sans une émotion, en faisant le geste de quelqu’un qui perd pied dans les eaux profondes :

« À moins qu’il se soit, peut-être, néyé, dans quelque trou de la rivière. »

Et il concluait :

« Ah ! ben ! qu’il se nèye !… C’est son affaire… ça n’est pas la nôtre. »

On fouilla la campagne, le bois, les carrières de Marteuil dont les galeries s’enfoncent très loin, sous la terre ; on sonda la rivière. Les gendarmes commencèrent d’inextricables enquêtes qui n’aboutirent qu’à de crapuleuses ribotes dans les bouchons ; le parquet poursuivit une molle instruction qui n’aboutit à rien. Nulle part, nulle trace de Clément.

Clément avait disparu du pays, comme s’évanouit, dans l’air, une fumée.
 

*

 

Deux mois, trois mois, six mois s’écoulèrent. Depuis longtemps, il n’était plus question de Clément. La curiosité des premiers jours avait été vite épuisée. D’autres événements, bien plus important, bien plus extraordinaires, bien plus incompréhensibles, remplaçaient, renouvelaient, décuplaient l’agitation, un instant produite dans les villages et les bordes d’alentour par la fuite de Clément. Quelque chose d’inouï, de mystérieux, de diabolique, planait sur la contrée. Une fatalité terrible semblait peser sur chaque maison ; une malédiction entrait par chaque porte. Depuis le jour où Clément avait disparu, – mais il n’était venu à l’esprit de personne d’établir une corrélation entre ces deux faits, – toutes les nuits, des vols étaient commis. D’abord discrets, puis audacieux, ils tournaient maintenant à la dévastation générale. On volait les volailles ; on dévalisait les clapiers. Des chiens, des moutons furent dérobés, des porcs disparurent. Le père Sourd qui, chaque année, élevait une douzaine d’oies pour les vendre, grasses, à la Noël, les vit s’en aller, une à une, et des six poules pondeuses de la mère Sourd, il ne resta, un matin, que trois plumes dans le poulailler vide. Les débitants de boisson constataient aussi qu’il leur manquait des litres de vin et des cruchons d’eau-de-vie. Riche comme pauvre, personne n’était épargné. On n’en citait aucun qui n’eût à se plaindre d’un vol. Mais c’était surtout à la ferme des Hourdes que les ravages étaient grands. Poulets, dindes, pintades, canards, fondaient littéralement. La basse-cour se dépeuplait de ses hôtes. Chose inexplicable, et qu’on n’avait jamais vue, les vaches avaient leurs mamelles taries quand, dès l’aube, les filles d’étable allaient les traire. Chose plus stupéfiante encore, on trouva, dans les herbages, des bœufs abattus dont il ne restait que la carcasse.

Qui donc volait et tuait ainsi ? On avait d’abord accusé de ces crimes les rôdeurs, les vagabonds, les Bohémiens, qui, tout le jour et toute la nuit, se succèdent en effrayantes files, sur la grand’route de Paris, séparée du village par quelques centimètres de prairies, à peine. Chacun faisait bonne garde. Étaient-ce des loups, des fauves échappés d’une ménagerie foraine ? Les braves se cachaient, armés d’antiques flingots, autour des demeures dans les fourrés : mais on n’avait pris personne ; rien d’insolite ne troublait le silence coutumier des vergers et des champs. Et les vols et les massacres augmentaient en audace et en nombre. Alors, devant cette énigme, les imaginations s’étaient affolées. Un miracle seul pouvait détourner, du pays hanté et maudit, cet invincible, ce surnaturel ennemi. Il n’y avait plus que Dieu qui fût capable de vaincre cet insaisissable démon. On fit des neuvaines, on organisa des processions ; et le soir, de même que pendant les épidémies de choléra, on alluma de grands feux pour brûler les esprits malfaisants, qui rôdaient sûrement dans l’air.

Pendant ce temps, la mère Sourd, très triste, se disait en joignant les mains :

« Et si c’était Clément ?… ou bien son âme ?… »
 

*

 

Une après-midi, la fille Sourd, servante à la ferme des Hourdes, monta dans un grenier qui servait de réserve pour la paille. Elle n’avait pas fait deux pas sur le plancher mou que, soudain, devant elle, elle vit une botte de paille remuer, se détacher du tas, tourner comme une personne, s’abattre à ses pieds, et, dans ce trou d’ombre noire que la botte avait ouvert en tombant, apparaître une horrible figure, un surhumain, terrifiant paquet de cheveux et de barbe poissés, au milieu duquel luisaient deux yeux de bête féroce, et saignait une bouche hideuse de cauchemar. Elle voulut fuir, elle voulut appeler. Mais l’effroi de cette apparition fut tel qu’elle resta clouée sur le plancher, sans mouvement et sans voix. En même temps, dans un bond, dans un grognement rauque, elle se sentit empoignée, soulevée, entraînée dans quelque chose de très sombre, puis renversée sous un corps de diable, qui l’étreignit à l’étouffer, à lui écraser la chair, à lui rompre les os. Et elle s’évanouit.

L’endroit de cette scène était une sorte de caverne ronde, dont les murs étaient formés par des bottes de paille tassées l’une sur l’autre. Un jour terne tombait du toit par une lucarne carrée, éclairait des choses sinistres, dont il est malaisé de décrire l’horreur. C’était sur le plancher, autour du monstre en rut et de la fille évanouie, comme un ossuaire et comme un charnier. Des quartiers de viande encore saignante, des carcasses de bêtes rongées, des peaux récemment écorchées, et, pêle-mêle avec des ossements, des bouteilles cassées, des lambeaux de chair noire, des flaques de sang séché, un prodigieux amas de choses gluantes et d’ordures. Une intolérable et suffocante odeur de pourriture, de breuvages corrompus, se levait de cet épouvantable chaos, de ce résidu des vols et des meurtres nocturnes qui avaient désolé le pays, durant plus de six mois.

Quand la fille Sourd eut repris connaissance, meurtrie, brisée, presque morte, elle eut peine à se rendre compte de la réalité de son aventure, ainsi que du lieu d’épouvante où elle gisait. Que s’était-il passé ?… Elle ne le savait pas bien. Non loin d’elle, accroupi sur un lit d’innommables fanges et d’os putréfiés, le monstre déchiquetait de ses crocs aigus un lapin qu’il venait d’éventrer. Elle le considéra, horrifiée. Des traits, jadis connus, se dessinèrent plus précis sur cette face sauvage. Et, tout à coup, elle poussa un cri.

« Clément !… Clément !… C’est Clément ! »

Clément tourna la tête

« Hé ! hé ! hé ! » grogna-t-il.

Puis un sourire grimaça dans l’emmêlement de sa barbe sanglante, tandis que, de sa bouche encore immobile, un lambeau de chair filamenteux pendait, comme à la gueule d’un fauve…
 
 

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(Octave Mirbeau, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, quatorzième année, n° 1178, 4 mars 1897 ; gravure de Gustave Doré (1879) pour le Roland Furieux [Orlando Furioso] de l’Arioste)