« Tu perds ton temps, me disaient mes amis, à chercher dans la terre ces poteries gallo-romaines dont il existe à Paris plusieurs manufactures. Ah ! si tu pouvais retrouver le crâne du fameux anthropoïde, ancêtre commun de l’homme et du singe, voilà qui vaudrait mieux ! N’importe quel musée… étranger le payerait dix fois son poids d’or. »

Eh bien, je l’ai trouvé, ce crâne. Et il était même si bien conservé, que la chair tout entière y adhérait encore. En l’extrayant prudemment de la terre, j’ai senti une grande résistance. Cela tenait à ce que, sous cette tête, il y avait un cou fixé à des épaules.

Les ayant exhumées, j’ai vu qu’elles surmontaient un buste absolument intact. Et, au bas de ce buste, il y avait un bassin et des jambes… L’anthropoïde était au grand complet !

Fut-ce l’effet de la chaleur du poêle ? Je ne saurais le dire. Mais le fait est qu’il sortit nuitamment de la longue caisse où je l’avais couché, et qu’il me mordit. J’entamai avec lui une lutte désespérée ; et heureusement, – grâce à l’état de faiblesse naturel à un être qui n’a rien pris depuis plusieurs siècles, – j’en sortis vainqueur.

Il nous a fallu bien des mois pour arriver enfin à nous comprendre. Aujourd’hui, il parle un français bien imparfait encore, et rappelant celui de M. Lintilhac. Mais ce n’est pas trop mal – pour un anthropoïde.

Quoi qu’il en soit, j’ai obtenu de lui les renseignements dont les hommes avaient soif. Et j’ai pris la liberté de leur donner une forme moins sauvage, qu’il a approuvée.

« J’avais, en effet, deux fils, me dit-il un jour. L’un qui vous ressemblait ; et ce n’est pas un compliment que je vous fais, mon cher, car il n’était pas beau.

L’aîné était poilu, à ne pas pouvoir retrouver une noisette égarée sur son ventre. Il était d’un fauve très ardent ; comme si, réflexion faite, on l’avait retiré des chaudrons de l’enfer. Ses yeux pétillaient de malice et il faisait de telles grimaces que sa mère et moi nous en mourrions de rire.

Le cadet, au contraire, – que vous me rappelez, – était né avec la pelade. Et sa vilaine peau, par endroits, n’avait guère plus de poil que la coquille d’un œuf. Il était d’un blanc tellement pâle que nous passions notre temps à le frotter contre des arbres rugueux, pour qu’il devînt rougeâtre. Mais ça ne durait pas.

Tandis que les membres postérieurs de l’aîné se terminaient par de véritables mains, plus parfaites que les miennes, ceux du cadet (appelons-le Adam) finissaient par ces bien vilaines choses, aux doigts atrophiés et fétides, sur lesquelles vous marchez. Aussi courait-il dans les branches avec l’agilité d’un bœuf qui porterait des œufs.

Sa vanité était de se tenir debout le plus longtemps possible, sans s’appuyer de temps en temps, comme moi, sur ses membres antérieurs. Nous ne parvenions à lui faire enfin baisser le nez, qu’en lui lançant à la face, comme sur une cible vivante, des quantités d’ordures.

Au lieu de s’inquiéter de ce qui poussait sur les arbres, il semblait toujours chercher dans sa cervelle quelque amande invisible. Il ne contemplait la nature que pour s’intéresser à d’effrayants spectacles, tels que des herbes qui brûlent.

Un jour, monsieur, ne s’avisa-t-il pas, au milieu de nous tous, de frapper l’un contre l’autre deux gros cailloux et… d’allumer du feu ! Toute la famille s’enfuit épouvantée.

Aussi approuvai-je fort son frère qui, pour le punir, le mordit cruellement.

Mais ce n’étaient pas les marottes qui manquaient à Adam. Et quand on l’avait guéri d’une, il se rattrapait sur une autre.

La plus bizarre, peut-être, fut la sorte d’aversion que lui inspirèrent les besoins les plus indispensables. Il cherchait, pour les satisfaire, les coins les plus secrets. Je dus, pour lui faire passer cette manie, le nourrir de fruits purgatifs et l’obliger à ne pas bouger du milieu d’une clairière. Nos parents et amis, que j’avais invités, faisaient cercle pour le voir.

J’espérais qu’en même temps cela le guérirait d’une autre manie – tout aussi singulière – qui consistait à couvrir le bas et l’envers de son ventre avec des feuilles de vigne, pour qu’on ne les vît pas. Ça intriguait fort les femelles, qui, pendant son sommeil, regardaient par-dessous.

En grandissant, du reste, il devint moins laid. Sa pelade semblait diminuer. Déjà, en maints endroits, tels que ses aisselles et le tour de son vilain museau, des poils lui poussaient. Et la preuve qu’il savait fort bien les apprécier et qu’il en était fier, c’est qu’il s’empressait de friser avec ses mains ceux de dessous son nez, quand passait une femelle.

Malgré tout, nous avions de la peine à nous habituer à un pareil galeux. Et j’aurais été le plus malheureux des pères, si je n’avais pas eu l’aîné pour me consoler. Mieux vaudrait, monsieur, n’avoir pas d’enfants, que d’avoir dans sa famille un monstre qui répugne !

Mais j’ai peut-être tort de vous dire tout cela, puisque vous lui ressemblez. »
 
 

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(Myrtile Ancel, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-troisième année, n° 2583, 24 février 1906)