C’était un dimanche après-midi. Eleuthère m’avait donné rendez-vous et je savais d’ailleurs qu’il interrompait, ce jour-là, ses études et qu’il le consacrait au repos, tout comme un bon petit employé.

« Je vais profiter de ce beau temps, me dit-il, pour vous montrer que même autour des choses les plus ordinaires, dans les endroits les plus fréquentés, le mystère ne perd pas ses droits. Le tout est de déceler sa présence. »

M. K… avait pris son chapeau et il noua avec précaution son foulard sur sa poitrine.

« Je suis comme le comte de Saint-Germain, me dit-il. J’attache une grande importance au froid et tâche de m’en garantir.

– Le comte de Saint-Germain ?

– Oui. Saint-Germain l’immortel. Le comte de Saint-Germain n’a pu atteindre l’âge très avancé auquel il est arrivé, – ici, Eleuthère K… compta sur ses doigts, et parut réfléchir, – deux cent cinquante-six ans à peu près exactement, – que parce qu’il s’est constamment protégé du froid avec un soin méticuleux. Il n’y a pas de science, il n’y a pas de procédé de respiration qui empêchent les poumons d’être fragiles.

– Vous pensez que le comte de Saint-Germain vit encore ? » demandai-je vivement, car je m’étais toujours passionnément intéressé à cette curieuse figure de l’histoire, déjà devenue légendaire.

Eleuthère K… sourit pour toute réponse.

« Je vous raconterai un de ces jours tout ce que je sais de lui, et le hasard veut que j’en sache beaucoup. »

Je le vis remettre ses lunettes et décrocher un calendrier qui était accroché à la muraille. Il regardait le tableau des lunaisons.

« Eh ! eh ! vous avez de la chance. C’est ce soir la pleine lune. »

J’allais lui demander quel rapport il y avait entre ma chance et les évolutions de la lune dans le ciel, mais il m’entraîna au-dehors.

« Nous allons au Bois, » me dit-il.

Nous n’étions pas pressés par le temps. Nous montâmes dans un autobus, puis dans un autre, et, arrivés à la porte Dauphine, nous nous mêlâmes à la foule des personnes.

Tout en causant, M. K… m’entraînait vers un but déterminé.

Je n’osais trop interroger mon guide.

Que diable allions-nous faire au Bois ? Je savais, comme tout Parisien, qu’il s’y pratique, ou du moins s’y pratiquait, avant l’intervention de la police, des mystères fort profanes et qui n’appartenaient nullement au genre qui m’intéressait.

« Patience ! souffla Eleuthère K… qui devinait ma curiosité. Vous allez voir que l’eau de Jouvence peut quelquefois être remplacée par des arbres de Jouvence.

Vous voyez autour de vous des arbres, continua-t-il, des arbres verdoyants, et vous pensez peut-être que tous ont la même valeur, le même pouvoir, au point de vue humain ? Eh bien ! il n’en est rien. Parmi ces arbres, il y a des chefs et des maîtres et il y a la foule ordinaire. Il y en a aussi qui sont une source de vie pour la race des hommes, dont on peut tirer la santé, même la longévité, et qui la donnent directement. Du moins, il y a des gens qui le prétendent…

– Les végétaux fournissent en effet des remèdes…

– Non, non, il ne s’agit pas de cela. Ce n’est pas pour l’exposition d’une vérité aussi simple que je vous ai amené sous les acacias du Bois de Boulogne. Je veux vous montrer des arbres de vie, des arbres-dieux. »

Je pensai aussitôt à quelque culte rendu aux arbres.

Je prononçai le nom des druides.

M. K… haussa les épaules.

« Les hommes ne pensent à la vie future que par luxe. L’immortalité de l’âme est un luxe. En réalité, ils ne songent qu’à cette vie, la vie où ils mangent et où ils boivent, et ils ne songent qu’à la prolonger le plus possible. La vie ! Tout est là. Tous veulent vivre le plus longtemps qu’ils le pourront et, pour cela, ils sont prêts aux pratiques les plus insensées. »

Nous avions atteint le lac et nous le longions sur la droite. Nous fîmes encore deux cents mètres au milieu des innombrables promeneurs attirés par la douceur du soleil printanier. On a alors sur sa gauche un immense sapin entouré de fils de fer, puis une prairie avec un bois de tilleuls qui semblent avoir été plantés à la même époque, car leur grosseur est à peu près semblable.

« Vous voyez ces tilleuls, dit M. K… Ce sont des arbres tout à fait ordinaires, du moins en apparence. Et pourtant, ce sont des arbres magiques.

– En tout cas, ils n’en ont pas l’air, et ces enfants qui jouent à leur pied ne paraissent pas le moins du monde avoir conscience de leur influence surnaturelle, du moins s’ils en ont une.

– Cela, nous l’ignorons, répondit M. K… Nous ne connaissons pas la raison occulte qui les a amenés ici. »

Des enfants couraient, de-ci de-là.

« Du reste, il ne s’agit pas de toute cette jeunesse, mais plutôt de vieillards, » dit M. K…

Il m’entraîna quelques pas plus loin.

« Considérez ce tremble centenaire qui a deux jeunes chênes à côté de lui, et ces marronniers, à droite et à gauche. ll y a du gui sur le tremble. Le tremble centenaire, les chênes et les marronniers peuvent, à la rigueur, avec un peu de bonne volonté, former le dessin d’une croix. Évidemment, il vaudrait mieux que celle-ci fût bien dessinée. Elle ne l’est pas. Mais il est très difficile de trouver des arbres formant une croix régulière au bois de Boulogne. »

J’étais surpris et surtout déçu. M. K… me ramenait vers la porte Dauphine.

« Oui, c’est tout pour le moment. Mais attendez, nous reviendrons sans doute ce soir si, comme je le suppose, des rites spéciaux sont pratiqués dans cet endroit. J’ai voulu vous faire voir, auparavant, le décor de la cérémonie, pour vous montrer combien il est ordinaire et qu’il ne recèle en lui-même aucune particularité. »

Il fut convenu que nous dînerions ensemble et que, le soir, M. K… m’amènerait au centre d’une secte à laquelle il donnait familièrement le nom de secte des vieillards éternels. C’étaient eux-mêmes qui se dénommaient ainsi dans l’intimité, mais ils étaient connus d’un tout petit nombre d’initiés, sous le nom de vitalistes.

C’était une faveur spéciale, rare, de m’amener là, car la secte était secrète en principe et ne comprenait que sept membres.

« Sept vieillards éternels, sept arbres ! » me dit, avec un sourire que je ne sus comment interpréter, M. K…, car il y avait sur ses lèvres à la fois du doute et une nuance de respect.

« Ah ! la vie ! Comme les hommes sont attachés à la vie ! Il y en a qui consacrent, comme ceux-là, toute leur activité, toutes leurs pensées à la prolongation d’une existence quelquefois très malheureuse. Les uns ont confiance dans l’amour, dans la médecine, que sais-je ? Ceux-là font dépendre des arbres toute leur vie.

– Et faites-vous partie de cette secte? demandai-je, pendant que nous dînions dans un restaurant de la place Clichy.

– Non, certes. D’abord parce que je ne crois pas assez au principe initial qui les dirige. Je n’y crois pas, et pourtant… Ensuite, je n’ai pas assez d’amour de la vie pour lui faire autant de sacrifices. Ensuite, il y a un inconvénient, un inconvénient étrange. Regardez la main et le cou de la personne chez laquelle nous allons aller. Et, si elle nous le montre, regardez son enfant, le plus jeune, de tous vos yeux. »

Je savais que M. K…, malgré son grand sérieux, ne détestait pas les surprises et qu’il se plaisait à jouir des petits coups de théâtre qu’il avait préparés.

« Il est huit heures, me dit-il, et les vitalistes se couchent de bonne heure, quand le soin de leur vie leur permet de se coucher. Mais je crois bien que ce soir, – soir de pleine lune, – ils prolongeront tardivement leur veillée. »

Nous montâmes la rue Lepic, nous prîmes sur la droite, nous gravîmes l’escalier d’une maison et nous nous arrêtâmes à un troisième étage qui ne se faisait remarquer par rien.

M. Durand – il portait un nom à peu près semblable à celui-ci – vint nous ouvrir lui-même, une lampe à la main.

Pendant que M. K… échangeait avec lui des paroles amicales et tâchait, en faisant l’éloge de mon érudition en occultisme, de s’excuser de m’avoir amené, je me souvins de sa recommandation et je considérai la main qui tenait la lampe.

Je faillis pousser un cri de surprise. M. Durand était prodigieusement velu, velu comme peu d’hommes peuvent l’être. Toute la partie extérieure de sa main était recouverte d’un long duvet noir, et des poils, de longs poils, glissaient sous ses manchettes et envahissaient ses poignets.

Il suffit d’une seconde pour percevoir tous les détails d’une chose étrange. Je remarquai que les poils qui couvraient les poignets et la main de M. Durand avaient une caractéristique tout à fait particulière. Ce n’étaient pas des poils humains normaux. Ils avaient une sorte d’apparence végétale.

Au même instant, une porte s’ouvrit et une dame, qui portait un tout jeune entant, parut dans rentrée et disparut sans avoir pu réprimer un geste étonné à notre vue.

Mais j’avais auparavant aperçu l’enfant. Par surprise, sans doute, car sa mère n’avait pas dû entendre notre coup de sonnette. Il était entièrement recouvert d’un léger duvet, d’un duvet qui ne s’apparentait pas à celui des chevelures, d’un duvet qui faisait songer à une croissance de plante, à une poussée d’herbes drues.

Il nous fit entrer dans une salle à manger modeste et nous pria de nous asseoir, avec une extrême politesse.

M. Durand devait avoir atteint soixante-dix ans. Son visage était rasé avec un soin extrême qui trahissait même une lutte désespérée. En le regardant avec plus d’attention, je crus constater qu’il devait se raser le front et même le nez !

Sur la prière de M. K…, il se tourna vers moi et il parla de son groupe sans aucune gêne.

« Nous ne sommes pas une société secrète, me dit-il (ici, M. K… sourit) ; nous sommes une société qui a limité le nombre de ses membres à sept. Sept vieillards ont tout simplement mis en commun leur désir de prolonger leur vie, ce qui est tout naturel, n’est-ce pas ? Et comme il y a parmi eux un biologiste très savant, deux médecins, et que tous sont des esprits curieux, ils se font part de leurs recherches, de leurs découvertes, de leurs hypothèses.

– Et c’est tout ?

– Presque. J’ai dit sept vieillards, ce n’est pas tout à fait juste. Il y a parmi nous un jeune homme. C’est le fils de notre ami et maître, le grand V… »

Sa voix avait pris une nuance de respect ; je l’interrogeai des yeux.

« Les membres de votre groupe peuvent donc mourir ? dis-je en souriant.

– Oui, ils le peuvent. Nous n’aspirons pas, du moins pour le moment, à éviter complètement la mort. Nous luttons seulement pour la retarder, mais nous espérons bien – et, bien entendu, nous ne faisons part de cet espoir qu’à un petit nombre de gens susceptibles de nous comprendre – arriver à la retarder presque indéfiniment. »

Sans doute y eut-il une expression de doute sur mon visage.

« Pourquoi pas ? reprit M. Durand. Le corps humain est normalement organisé pour atteindre deux siècles ou deux siècles et demi. Si nous n’atteignons pas ce chiffre d’années, c’est parce que nous ne vivons pas selon la loi naturelle. M. K… a dû vous parler des maîtres qui vivent au Tibet, des fondateurs de la Société théosophique dont l’existence ne fait aucun doute, ayant été attestée par une foule de gens de bonne foi qui les ont connus. Plusieurs sont arrivés à deux siècles d’existence sans avoir aucune des incommodités ou des défaillances de la vieillesse.

– Oui, mais vous parlez d’hommes sages, ayant une tout autre règle de vie que nous. Comment pourrait-on, dans l’atmosphère trépidante de Paris…

– Évidemment. Et c’est là notre secret. Grâce à notre méthode, à la méthode trouvée par le maître V…, et qu’il n’avait malheureusement pas pu mettre tout à fait au point de son vivant, nous pensons prolonger la vie humaine dans des limites inattendues, même à Paris, même sans mener une existence spéciale de privations et d’ascétisme. »

À ce moment, on sonna. M. Durand se leva pour aller ouvrir et j’entendis que plusieurs personnes arrivaient en même temps. Il y eut dans l’antichambre des chuchotements et des délibérations.

La sonnette retentit encore une fois et, en quelques minutes, tous les membres de ce que K… appelait la secte des vieillards éternels étaient réunis dans la salle à manger, où nous nous trouvions.

Ils étaient tous barbus et chevelus, mais ces barbes et ces cheveux avaient quelque chose de broussailleux qui les différenciait d’un système pileux ordinaire.

Les vitalistes étaient taciturnes et tout juste polis à mon égard. La conversation générale était entrecoupée de silences pesants. On parla de leur procédé de vitalisme qu’ils dépeignaient comme un procédé ordinaire, analogue à ceux du Dr Durville ou de Mazdaznan. Ce procédé, disaient-ils, avait pour principe la force des rayons solaires et la décomposition de ces rayons adaptée à chacun.

Tout cela n’avait rien de bien nouveau. Un des hommes barbus, plus ingénu que les autres, se laissa aller un instant à parler de l’influence des rayons lunaires.

Des signes imperceptibles, des regards irrités lui montrèrent qu’il venait de s’avancer dans une voie interdite devant des profanes. Il baissa la tête et ne parla plus.

La gêne augmentait. Pour la dissiper, M. Durand offrit du brou de noix, liqueur surannée qui me rappela les soirs de province de mon enfance.

Quelque habitué que je puisse être, par ma profession de journaliste, à vaincre des mauvaises humeurs causées par des indiscrétions obligatoires, je compris qu’il fallait partir. Je fis signe à M. K… qui se leva aussitôt.

Tout le monde redevint alors aimable. Nous prîmes congé et nous sortîmes.

J’étais déçu. Mais M. K… me posa aussitôt la main sur l’épaule.

« Rien n’est perdu, me dit-il. Vous avez vu les sept vieillards éternels – six vieillards et un jeune homme. J’espérais qu’ils vous exposeraient leurs théories et leurs rites. Ils ne l’ont pas fait. Je vous résumerai la théorie en quelques mots et vous allez, dans un moment, voir mettre celle-ci en pratique. »

Il appela un taxi qui nous déposa au Bois, sur la route qui longe le lac à gauche, un peu avant l’entrée d’un pavillon-restaurant maintenant fermé. Il devait être un peu plus de minuit. M. K… regarda plusieurs fois le ciel.

« La lune va être bientôt à son zénith. C’est une condition indispensable pour que les sept vieillards accomplissent efficacement leurs cérémonies. Et cela ne va pas pour eux sans quelque complication ! Car encore faut-il que l’endroit soit désert et que l’on ne vienne pas leur demander de s’expliquer sur leurs pratiques. »

Nous nous promenâmes de long en large pendant une bonne demi-heure. À ce moment-là de la nuit, le Bois est parfaitement désert. Il n’est troublé, en général, que par ce genre de fêtes demi-galantes qui rappellent, en plein XXe siècle, les ébats et les jeux de la mythologie antique. Comme elles exigent une température assez élevée, que ne donnait pas encore cette douce nuit de printemps, tout était tranquille sous le silence amical de la lune.

« Les voilà ! » s’écria soudain M. K…

Et il m’entraîna sur le côté droit de la route qui borde immédiatement le lac.

« Ils » arrivaient, en effet, par petits groupes. Deux d’entre eux avaient pris un taxi dont nous entendîmes ronfler le moteur à quelque distance. Ils furent très rapidement rassemblés non loin de ce tremble centenaire et couvert de gui dont M. K… m’avait fait remarquer la présence pendant l’après-midi.

Ils jetèrent d’abord un regard circulaire avec inquiétude. Mais les alentours étaient déserts. M. K… et moi, nous nous dissimulions de notre mieux.

Cela dura assez longtemps. Puis, enfin rassurés, les vitalistes se rassemblèrent autour du tremble. Il y eut alors une légère alerte. Des voix retentirent à quelque distance et deux cyclistes glissèrent avec lenteur sur la route. Cela provoqua parmi les vitalistes une dispersion passagère. Mais les nouveaux venus, croyant sans doute avoir affaire à des rôdeurs nocturnes, s’élancèrent rapidement.

Je regardai du côté du vieux tremble. Les sept vieillards – dont un jeune homme – avaient pris la disposition d’une croix et il me sembla reconnaître, grâce à sa petite taille, dans celui qui était au centre, M. Durand.

Alors, je crus percevoir quelques sons, un murmure, des paroles alternées, comme une prière chantée, une prière entrecoupée parfois par un cri suppliant, et je vis que très lentement les sept hommes s’étaient mis en marche autour des arbres.

Peu à peu, leurs pas devinrent plus rapides, à mesure que la prière était plus rythmée.

« Avançons-nous, » dis-je à M. K…

Et, comme des Peaux-Rouges sur le sentier de la guerre, nous nous glissâmes d’un arbre à l’autre. La route était déserte. Les vitalistes étaient favorisés par la chance.

« Savez-vous ce qu’ils chantent ? demandai-je.

– Je crois que c’est une prière en langue phénicienne, très ancienne, et qu’ils n’en connaissent pas exactement le sens. C’est une prière à la lune, pour lui demander de donner sa force au règne végétal et lui permettre de transmettre cette force à l’homme.

– Du phénicien ?

– J’ai eu le texte sous les yeux. C’est peut-être la langue primitive des premiers Carthaginois. J’ai pu personnellement retrouver les traces d’une magie carthaginoise qui reposait sur la force plus ou moins transmissible des arbres. Les côtes africaines de la Méditerranée étaient jadis recouvertes d’immenses forêts, et les rites qu’on devait célébrer alors, au bord des flots, non loin de Carthage, sous ces arbres fabuleux dont nous parle Pline, ne devaient pas manquer de grandeur. »

Je fis remarquer à M. K… que, dans le cadre infiniment plus modeste du bois de Boulogne, sept hommes barbus et chevelus, marchant à la clarté de la pleine lune et chantant une bizarre mélopée dans un langage inconnu, présentaient, sinon de la grandeur, du moins un pittoresque peu commun.

Mais les sept hommes allaient de plus en plus vite. Parfois, ils s’arrêtaient et je les voyais étreindre tour à tour le tremble, les deux chênes qui étaient auprès et quatre marronniers dont l’ensemble faisait un dessin de croix.

Nous étions tapis de notre mieux. Personne ne passait. Le chant devint plus rapide et, soudain, les sept voix n’en firent qu’une. Un son étrange, profond et presque désespéré, sortit des sept gorges. C’était une note longue, douloureuse, et qui, à cause du lieu et de la solitude, devenait terrible.

« Balæth ! Balæth ! » me sembla-t-il entendre.

M. K… chuchota à mon oreille :

« La puissance du son ! C’est le rythme contenu dans les syllabes du nom de la lune qui fait descendre – du moins, les membres de la secte en sont persuadés – la force de la planète et son action sur les arbres. »

Les sept vieillards ne bougeaient plus. M. K… me tira par la manche.

« C’est tout. Nous n’avons plus qu’à partir. Même s’ils aperçoivent nos silhouettes, ils ne se risqueront pas à nous suivre pour s’assurer de notre identité. »

Nous marchâmes en silence jusqu’à la porte Dauphine.

« Je voudrais bien savoir, dis-je, dans quelle mesure exacte les sept vieillards vitalistes travaillent à devenir éternels, en passant de cette étrange façon les nuits de pleine lune. Ces cérémonies correspondent-elles à quelque chose de réel, et ceux qui les pratiquent ont-ils des chances de vivre plus vieux que vous et moi ? Quel est votre avis ?

– Je ne peux vous répondre exactement. Sait-on jamais le pourquoi dernier et la succession des effets ? L’imagination joue d’abord un si grand rôle ! Un homme qui pense à la prolongation de sa vie et qui accomplit des rites pour cela, rites en lesquels il a confiance, arrivera certainement à rendre sa vie plus longue, en vertu de cette confiance. Peut-être les sept vieillards auraient-ils les mêmes chances d’éternité en tournant, à minuit, autour des poteaux télégraphiques.

– Je suis de votre avis.

– Attendez. Pour le cas qui nous occupe, il y a toutefois un fait particulier, certain, visible. C’est que tous les membres de la secte sont velus d’une façon anormale et que les poils de leur barbe et de leur chevelure ont un caractère végétal qui les apparente davantage à des herbes qu’à d’ordinaires cheveux ou poils de barbe. M. Durand est devenu père de l’enfant que vous avez aperçu, il y a trois ans, tout de suite après qu’il eut commencé à pratiquer la méthode de M. V… Ceci est tout de même significatif. Maintenant, si nous considérons que la magie à laquelle ont cru tous les philosophes de l’antiquité peut avoir une valeur effective, pourquoi ne penserions-nous pas que les vitalistes ont un procédé qui permet, dans une certaine mesure, de transfuser en eux la vie ?

Réfléchissez. Ils forment à sept une chaîne magique parfaite. Grâce à un rite, inconnu de nous, ils créent entre sept arbres déterminés une autre chaîne magique. Ils joignent les deux chaînes et, par la force de l’appel, au moment où la lune est à son zénith et à sa plus grande puissance d’action, ils obtiennent la descente de sa force. C’est cette force qui doit faire circuler la vie végétale jusqu’à la vie humaine. D’ailleurs, cette secte a une secte-sœur qui cherche, par d’autres procédés, à atteindre le prolongement de l’existence au moyen de Ia vitalité animale. »

M. K… dut voir mon regard briller d’intérêt. Il s’arrêta et réfléchit quelques secondes.

« La secte dont je vous parle n’est pas au nombre limité de sept, et je crois que ses pratiques sont horribles. Aussi est-elle secrète. Je ne sais si la pleine lune joue un rôle. Mais ce que je sais, c’est que le principe consiste à boire le sang d’un animal encore vivant, le sang qui coule d’un corps déchiré. Il y a un chant magique qui doit être chanté pendant que le sang est bu. Cette secte existait avant l’autre et elle avait son centre dans un atelier d’artiste situé dans l’ancien passage Gourdon, baptisé maintenant autrement, et qui donne sur la rue du Faubourg-Saint-Jacques. Existe-t-elle encore ? C’est ce que je ne saurais vous dire… »
 
 

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(René Thimmy [pseudonyme attribué à Maurice Magre], La Magie à Paris, Paris : Les Éditions de France, collection « Le Livre d’aujourd’hui, » 1934 ; Jakub Schikaneder, « Silhouette parmi les arbres, » 1895)