À M. THÉODORE RIBOT.
« Voilà, conclut Laube, as-tu compris ?
– Vaguement.
– Eh bien, figure-toi deux horloges : l’une sonne, l’autre ne sonne pas. Toutes deux marchent également bien. Dans celle qui sonne, il y a deux séries de rouages : les uns commandent les aiguilles, les autres la sonnerie. Supprime les rouages de la sonnerie : tu as une horloge toute pareille à la première, qui marquera l’heure avec autant de perfection ; nous les supposons parfaites. La sonnerie est donc une superfétation, un enjolivement.
Il en est de même pour la conscience – j’entends la conscience psychologique.
Dans l’horloge humaine, la conscience est une sonnerie. Et, tiens, je poursuis ma comparaison. Nous avons supposé que nos deux horloges marchaient avec une égale perfection, c’est le terme que nous avons employé, et il s’agit en effet d’horloges idéales, d’instruments démonstratifs aussi supérieurs aux chronomètres marins de Liverpool que le sont ces mêmes chronomètres à une montre-bijou de la rue de la Paix ; – mais il est bien évident que celle de nos horloges dont le mécanisme sera le plus simple sera aussi la meilleure, la moins sujette à d’imperceptibles dérangements, la moins sensible aux influences atmosphériques : donc tu admettras que l’horloge dépourvue de sonnerie est mathématiquement supérieure à celle qui se complique d’une série de rouages adjacents. Si tu as suivi mon raisonnement, tu trouveras de toi-même la conclusion : supprime la sonnerie de l’homme, c’est-à-dire sa conscience, et tu lui auras donné une chance de dérangement de moins.
– Tu penses donc sérieusement, répondit Mérillon après un silence, tu veux me faire croire…
– As-tu compris, oui ou non ? reprit Laube, non sans impatience.
– C’est absurde, mon cher, complètement absurde. Ainsi l’idéal pour l’homme, ce serait de perdre sa conscience, d’agir sans savoir qu’il agit, par conséquent de ne plus penser ! Ainsi l’automatisme serait pour l’humanité un état supérieur !
– Précisément. Tu es graveur, et dans ton métier tu as non seulement la main, mais le talent. Voici un Dante d’après la Dispute de Raphaël qui le prouve assez. Eh bien, sois sincère : les morceaux dont tu es le plus content ne sont-ils pas en général ceux que tu as enlevés dans la frénésie de l’inspiration, dans un état d’esprit où, emporté et dominé par la fièvre, loin de raisonner chaque trait, tu les accumulais avec une inconsciente précision ? »
Mérillon l’avoua, comme aurait fait tout artiste : il y avait des parties de son œuvre, les meilleures, qu’il se souvenait à peine d’avoir exécutées.
« Mon Dante est de celles-là. Mais ceci ce n’est pas de l’automatisme, c’est de l’inspiration.
– Oui, les artistes, les poètes, les plus automates gens de la terre, seraient bien étonnés si on leur démontait pièce par pièce le mécanisme de ce qu’ils appellent l’Inspiration. Ô Muse, inspire-moi ! Sicelides Musæ !… »
Et Laube, sans pitié, éclata de rire.
« Voyons, continua-t-il, prenons un poète. Il rêve d’écrire un sonnet à sa maîtresse sur ce thème : Vous m’êtes cruelle, mais vous vieillirez. Quand vous aurez des cheveux blancs, je vous dirai tout ce que vous m’avez fait souffrir ; et alors vos regrets, vos tardifs regrets, adouciront un peu ma douleur. Tu as deviné, n’est-ce pas, un des sonnets de Pétrarque. Il est d’ailleurs assez connu par les imitations qu’en ont faites Ronsard, Voltaire et même Béranger, ces deux derniers en le dépouillant du mysticisme qui en fait le charme. L’argument se retrouverait dans bien des vers, bien des lettres d’amants inconnus : Tu te repentiras un jour, il sera trop tard. Au fond, c’est cela. Et le poète rêve à ce qu’il souffre : en tête lui viennent les images immédiatement traduites par les diverses représentations verbales de la douleur. Elle sera vieille : yeux éteints, cheveux d’argent, vêtements sombres, teint fané. Alors plus d’orgueil féminin, il n’aura plus peur, elle sera désarmée, il dira tout, les martyres de chaque instant ; et, comme représentation analytique du temps écoulé, surgissent les mots années, jours, heures. Ici, très naturellement, une association d’idées tristes : il sera trop tard. Puis l’amère joie d’une amère revanche : Tu le sentiras toi-même, et je souffrirai moins (car tu auras sympathisé avec moi) ; cette dernière pensée reste inexprimée, le poète laisse mourir son rêve dans une ironie. Toutes ces idées ou images, tu le vois, s’enchaînent parfaitement, et après avoir songé deux ou trois heures, le poète, qui pense en vers dès que la pensée se précise, sentira l’inspiration, écrira son sonnet comme sous la dictée. Et remarque bien que tout ce mécanisme préliminaire lui aura échappé, d’autant plus sûrement que sa maîtresse est l’objet habituel, sinon constant, de ses pensées. »
Laube se leva, alla prendre un volume qu’il feuilleta un instant.
« Tu peux vérifier, refaire toi-même mon analyse. C’est le onzième sonnet : Se la mia vita dall’ aspro tormento.
– Soit, répondit Mérillon, en bourrant sa pipe. Je te crois, mais si j’étais propre à l’analyse, adieu le burin. Mon intelligence est dans mes mains, et ma muse, c’est ma bouffarde.
– Malheureux ! se mit à crier Laube, mais tu me donnes des arguments contre toi-même. Répète un peu ta phrase que je la mette dans ma thèse. Mon intelligence… »
Il avait attrapé un bout de papier, écrivait, tout en cognant fébrilement ses talons contre le sol, geste qui lui était familier.
« … Est dans mes mains et ma muse… Elle est bien, ta muse, fais voir.
– Blague pas l’Hélicon ! »
Laube, grand rieur, redressa la tête en rejetant d’un tour de main sa longue chevelure blonde en arrière, et sa figure s’illumina comme devant une trouvaille.
« Est-ce que tu aurais de l’esprit ? Fais voir… Et ma muse, c’est ma pipe. Joli, vrai, c’est joli. Mon cher, si tu étais seulement de l’Institut ou critique influent, je mettrais ça en épigraphe. Fichtre ! mais tu es un être supérieur, tu marches à grands pas vers l’automatisme absolu, l’idéal.
– Merci, dit Mérillon, en polissant avec l’index et le pouce sa fine moustache châtaine, je tiens à savoir ce que je fais, à me sentir vivre. Ça serait gai, ton automatisme !
– Il ne comprendra jamais. Ni gai, ni triste, rien. Tu ferais ta besogne sans le savoir, tu mangerais, dormirais, marcherais, comme une mécanique, sans maux d’estomac, sans cauchemars, sans faux pas. Tu aimerais…
– Mécaniquement. Merci encore. »
Laube haussa les épaules.
« Nous voilà, sur l’amour, les femmes… Ça devait arriver. C’est une étape. Après ça, on passe à Dieu, l’immortalité de l’âme. Infirmité humaine d’en revenir toujours à ratiociner sur les deux seuls êtres qui n’existent pas : la femme, Dieu !
– Pour Dieu, je n’en sais rien, mais j’aime autant me figurer…
– Dieu, c’est l’Inconscient, l’Infini automate. Je te fais grâce des arguments. Un être sans limites n’a pas conscience de lui-même, puisqu’il n’y a rien en dehors de lui et que, métaphysiquement, la conscience, c’est le sentiment de sa propre limitation. Laissons ces hautes chinoiseries. Nous en sommes à la femme, eh bien, mon cher, je l’ai beaucoup étudiée, la femme ; j’en ai souffert, c’est le moyen de la connaître. Échappé à son influence, je l’ai analysée, la femme ; j’ai jeté la sonde dans ce puits et j’en ai trouvé le fond. Écoute-moi bien… »
Les yeux étincelants, la bouche entrouverte, le corps penché en avant, la main droite étendue dans un geste démonstratif, Laube prenait un air inspiré qui touchait au fantastique.
Un ardent feu de charbon de terre rougissait sa figure maigre, son front bombé, ses cheveux ras, sa longue barbe, et la lueur du foyer, car la lampe se mourait, projetait, entre ses deux sourcils, l’ombre de son nez droit. Il était vêtu d’une robe de chambre brune, pareille au froc des Franciscains, et il ressemblait vraiment, dans cette cellule mansardée, à quelque moine du temps de la pierre philosophale.
Mérillon ôta sa pipe de ses dents, et il regardait son ami avec une inquiétude où il y avait de la peur. C’était un brave garçon, impressionnable, et, selon que le guidaient ses nerfs, capable de travail, de flâneries, d’indifférence, de passion. Ses cheveux, qui retombaient bouclés sur le collet de sa veste de velours, faisaient dire aux bourgeois, dans la rue : « Tiens ! un artiste. » Il en était fier, mais ne se souciait, au demeurant, que de son art, de Juliette, une belle fille qui tenait à lui, de son ami Laube, un Russe à nom allemand qui était né à Constantinople, avait été élevé en Italie, reçu docteur en philosophie à Heidelberg, et vivait à Paris, en étudiant.
« Écoute-moi bien, reprit Laube, dont les regards flamboyaient ; et il baissa la voix, appuyant sur les deux mots importants de sa phrase, comme s’il eût voulu les réunir en un seul : La femme est un automate. »
Mérillon subit docilement l’impression. Il pâlit, demeura immobile.
Laube reprit :
« La femme est un automate. J’en suis sûr. Je l’ai démontré. C’est là. »
Il frappait de la main un gros tas de papiers qui s’amoncelaient sur la table.
« C’est là. Elle vit, elle parle, elle pense, elle aime, oui, elle aime, sans savoir qu’elle vit, qu’elle parle, qu’elle pense, qu’elle aime. Tu les as vues rire, pleurer, se pâmer, crier dans la douleur ou dans le plaisir : automate ! Les fourmis, les abeilles, qui font si bien leur besogne, sont des êtres intelligents qui n’ont pas conscience de leur intelligence, des horloges sans sonneries ; beaucoup d’hommes sont de même. La conscience n’est donnée qu’à un petit nombre, au point où nous la possédons, nous autres ; il y a des degrés depuis la conscience d’un Gœthe jusqu’à celle d’un cordonnier. Toi-même, artiste, tu as des moments d’automatisme. Des femmes, une sur cent mille, arrivent à la conscience ; mais les autres, c’est-à-dire toutes, sont des automates. Elle se pend à ton cou, elle t’embrasse, te dit des mots doux, puis, l’instant d’après, l’air grognon, te boude, te dit des mots durs, va jusqu’au sarcasme. Elle ne sait pas ce qu’elle fait. Le témoin intérieur est absent. La passion, le dévorant désir que tu vois dans leurs yeux, la langueur après le plaisir qui s’y peint en si charmantes couleurs, de tons voilés, tout est inconscient, n’est-ce pas ? Mais son amour même n’est qu’un mouvement automatique : elle t’aime comme elle te hait, sans qu’elle s’en doute. Tu lui parles, elle te répond, sans savoir qu’elle te répond. Ah ! mon ami, ces êtres pour lesquels nous souffrons, nous mourons quelquefois, ce sont des poupées, des joujoux. Elles ne savent pas que tu es heureux près d’elles, elles ne savent pas que tu souffres, et si tu meurs sous les yeux de celle qui ne t’aime plus, elle ne saura pas que tu meurs pour elle. Ne les vois-tu pas, toujours dominées par l’impression présente, se poussant vers le but du moment, sans rien voir au-delà, sans préjuger des conséquences, comme une monture que dirige à son gré son cavalier, le désir. Elles sont tout désir ; le semblant de volonté qu’on croit voir en elles, n’est que la somme des désirs accumulés qui s’avancent aveuglément, comme une masse dont le poids est l’unique mécanisme locomoteur. La psychologie de la femme, quelle alliance de mots ! Là où il n’y a pas de conscience, il n’y a que des lois physiques. La sensation qui n’est pas raisonnée n’est pas plus intéressante à étudier que la percussion qui fait éclater une cartouche de dynamite. Qu’est-ce que l’âme ? c’est la conscience. Le concile de Mâcon, qu’on a nié et dont j’ai vérifié l’authenticité, avait raison de poser au moins ce doute : la femme a-t-elle une âme ? Le jour où j’ai découvert cela, l’automatisme de la femme, j’ai ressenti la plus poignante angoisse que puisse supporter une créature humaine : l’illusion m’était devenue impossible. C’était à pleurer. Maintenant je vis et, en présence d’une femme, j’éprouve la curiosité d’un mécanicien qui inspecte les rouages d’acier d’une machine nouvelle. Car, toutes, malgré cela, ne se ressemblent pas ; elles ont des façons diverses d’être inconscientes. De cela, on peut encore s’amuser. Et ce qu’il y a de bon, c’est qu’elles se comportent parfois comme si elles avaient la faculté de se regarder agir ; on dirait qu’elles raisonnent. Ceci m’a arrêté quelque temps. Eh ! oui, elles raisonnent, mais, et tout est là, sans le savoir, comme raisonne une mécanique qui fait des multiplications. C’est ce qui fait leur supériorité dans l’accomplissement de la fonction pour laquelle elles sont nées, l’amour. Le rôle de la femme est d’aimer, de perpétuer ; elles s’en acquittent à merveille ; rien ne les en détourne, si ce n’est l’influence de l’homme qu’elles subissent nécessairement, attraction qui les fait girer, comme le soleil le tournesol. C’est ainsi, conclut Laube. La femme est un automate. Examine bien ta Juliette, mon cher. »
Mérillon se leva, l’œil trouble, les jambes un peu chancelantes, et il sortit lentement, comme dominé par un rêve, ayant dit ce seul mot :
« Bonsoir. »
*
Quand il rentra, il trouva Juliette couchée et endormie.
Il jeta sur elle des regards inquiets.
« Automate ! »
Il eut un ricanement, puis haussa les épaules, comme voulant dire :
« Qui sait, après tout ? »
Mais sa tête faible, troublée par l’étrange monologue de Laube, s’emplissait de déraisonnements, et ce mot d’automate lui suggérait l’image très nette de ces femmes de cire qu’on voit, dans les cabinets de physiologie à la barrière du Trône, respirer d’un mouvement mécanique des seins et du ventre, dans une cage de verre.
À la lueur de la bougie, le visage de Juliette, sous ses cheveux noirs, prenait une teinte luisante et blafarde toute pareille. Il la regardait maintenant, avec intérêt : elle lui semblait digne d’attention, comme une pièce « curieuse et bien faite. »
Dans une trêve que lui laissa l’hallucination, usée peu à peu, il se décida à se coucher, mais non sans précaution, avec une peur et un sursaut à chaque contact.
Comme elle se réveillait, lui jetant son bras au cou pour l’attirer à elle, s’enroulant autour de lui, il eut un frisson.
Alors, dans une révolte, il essaya de se dégager, et ayant retrouvé la liberté d’une de ses mains, il la pinça.
Elle cria :
« Oh ! que c’est méchant ! Vilain ! »
Il éclata de rire :
« Tiens, l’automate qui pleure ! »
À son tour, elle eut peur, et, le croyant ivre, brusquement fâchée, se tourna contre le mur, disant un très sec bonsoir.
« Parfait ! l’automate va dormir, l’automate dort. Vraiment, c’est « curieux et bien fait. »
Et après un nouveau ricanement, satisfait de ne plus la sentir si près, il se tint coi.
Il se leva, au matin, sans presque avoir dormi, sursautant à chaque mouvement de Juliette, avec cette peur d’une machine très compliquée et très dangereuse côte à côte, comme un ouvrier qui sommeillerait à deux pouces d’une courroie de transmission.
« Qu’est-ce que tu as donc, Jacques ? demanda-t-elle, en se réveillant à son tour, inquiète des bizarreries de la nuit.
– Rien, laisse-moi, je vais travailler ; laisse-moi, dis, veux-tu ? »
Habituée à de pareilles brusqueries, surtout le matin, car Mérillon était avare des premières heures de la journée, se claquemurait alors dans un absolu mutisme, elle n’insista pas, se mit à tourner, silencieuse.
Puis, désœuvrée, elle ouvrit le piano et tapota. Cette distraction des oreilles ne troublait pas le graveur, d’ordinaire. Même, en des jours de bonne humeur, il disait : « Joue ceci, joue cela ; » trouvant le travail plus facile au rythme des notes piquées.
Ce matin, la musique lui rejeta son obsession, et, levant la tête, il regardait les doigts aller et venir sur le clavier, plein de curiosité, attentif comme un enfant devant un joueur de flûte à la Vaucanson.
« Excellent, ce mécanisme. »
Puis, tout haut :
« Très agréable, continue. »
La voir manger fut pour lui un si grand étonnement qu’il s’en oubliait, laissant son assiette pleine.
« Tu n’as donc pas faim ? Es-tu souffrant ?
– Cela m’amuse tant de te regarder. »
Il n’avait plus peur. La curiosité remplaçait le premier effroi ; il se familiarisait. Et il se disait :
« Chère petite machine, tu ne sais pas ce que tu fais. Tu vas, tu vas, et tu n’atteins que l’ombre du plaisir, car tu ne le connais pas, ton plaisir. Tu n’es pas, comme moi, un roseau sentant, et quand toutes les fulgurances de la volupté te foudroieraient… »
Il arrêta là sa parodie.
Ce dépeçage de l’amour ne tarda pas de lui paraître fastidieux.
Il se dégoûta, se borna à des questions dont il attendait la réponse avec impatience, qu’il recevait avec l’attention d’un médecin qui surveille une maladie rare. Il retourna la cervelle de la pauvre fille, la sonda, la déchiqueta au scalpel, la pressura, comme les petits enfants font d’une orange, pour en faire sortir jusqu’à la dernière des banalités qui gonflent ce peuple de cellules.
Et pendant ces opérations, abêti par son idée fixe, il notait des paroles de Juliette dont il apprit ainsi toute l’histoire, sans la comprendre.
Croyant à un profond intérêt d’affection, elle se laissait aller, cherchant au fond de sa mémoire des souvenirs et, au fond de son cœur, des tendresses. Pour lui, il s’applaudissait de son habileté à scruter les mécanismes, murmurait intérieurement :
« Admirable machine que cette femme ! »
Quand elle n’eut plus rien à lui apprendre, il s’ennuya, et, sans plus de curiosité, il se sentit pris d’une tristesse dont le poids de jour en jour l’accabla.
Quand il sortait, c’était avec des mines et des précautions comme cet original dont parle Zimmermann, qui ne pouvait voir une femme sans se trouver mal. Il évitait du plus loin celles qu’il rencontrait, fermait les yeux à leur passage, rentrait désespéré, avec la sensation d’être persécuté par tous les automates de Paris.
Laube lui causait une impression analogue. Il ne l’avait revu qu’une fois depuis la soirée qui l’avait si fort déséquilibré, et dont il frissonnait encore à trois semaines de distance. Un soir qu’il errait dans des rues écartées, ils se trouvèrent nez à nez :
« Tiens ! mais c’est Mérillon ! Que deviens-tu ?
– Bien.
– C’est peu pour un garçon comme toi.
– Rien. Fini. Je m’ennuie. Tu sais, Juliette, eh bien, c’était vrai.
– Quoi ?… Ah !… »
Laube n’osait insister, croyant à quelque trahison féminine. Et, de fait, Mérillon avait l’air d’une assez mélancolique victime d’amour.
Il reprit :
« Raison de plus pour venir me voir. Tu sais, moi, par principe, je ne vais pas le soir chez les amis où il y a une femme ; elles sont si coquines ; et, dans la journée, je philosophe.
– Ça marche ?
– Lentement. Un sujet neuf. Je manque d’observations. Et quand je demande des renseignements, on me conte des faits divers ou des choses salées. Ils vous détaillent une ordure, ajoutent : « Eh bien ! Êtes-vous content ? En voilà un cas de psychologie féminine !… » Ils ne comprennent seulement pas.
– C’était vrai ! continua Mérillon, qui était hors d’état d’écouter et de comprendre trois phrases de suite.
– Alors, j’irai te voir. Secoue-toi un peu ! Tu es seul, alors ?
– Pourquoi ? Non. Elle est là, toujours là ; elle va, elle vient, elle me fait horreur.
– Va-t-en.
– C’était vrai. J’ai noté, j’ai écrit des choses étonnantes, oui, étonnantes. Tu auras cela, je te le promets. C’était vrai. Ah ! Laube, c’est ta faute, j’étais heureux, pourquoi m’avoir dit cela ? Pourquoi ne m’avoir pas laissé dans mon mensonge ? La vé-ri-té, l’ob-ser-va-ti-on ! J’en ai assez. Ça finira mal, mal, mal. Laisse-moi. Vas-tu me regarder longtemps ainsi ? Je ne suis pas un automate, moi, monsieur. »
Il tourna les talons, disparut dans l’ombre, pendant que Laube, interloqué, se disait :
« Et voilà ce qu’une fille fait d’un homme intelligent ! Encore un de perdu. Aimer ces êtres-là ! Le malheureux ! L’automatisme existe toujours dans l’extrême passion, amour, désespoir, etc. C’est un chapitre que j’aurais oublié. Ah ! bonne rencontre. À moins qu’il ne soit fou, et cela rentrerait dans la troisième partie. À suivre. »
Laube dissertait. Mérillon rentrait, son excitation tombée, en proie à un état de marasme qui effraya Juliette.
Sans dire un mot, il la regardait d’un œil fixe, morne, animal, et elle eut, sans philosophisme aucun, avec une pitié profonde, au contraire, un peu de la pensée qui hantait son amant :
« On dirait une machine, murmura-t-elle. Que peut-il avoir ? Je ne l’ai jamais vu ainsi. Mon Dieu ! comme il est changé ! »
Il tourna quelque temps dans l’appartement, fureta vers les coins, ayant l’air, comme une bête mourante, de chercher un endroit où se coucher.
Le lendemain, comme il paraissait plus lucide, gentiment elle le questionna, cherchant une cause à ces humeurs noires, croyant à peut-être quelque ennui de métier, quelque ambition déçue.
Il écouta avec des yeux où se lisait un étonnement triste, ne répondit rien.
Longtemps il conserva cet air navré et, pendant des journées entières, Juliette le voyait rôder avec ces regards de chien qui mendie une caresse. Mais, au moindre contact, il se rebiffait. La répulsion qu’il avait ressentie au début de la crise semblait revenir, s’accentuer encore. C’étaient les instinctifs mouvements d’un visionnaire qui repousse une apparition hideuse. La peur envahit ses yeux troublés : il fuyait Juliette, tournait la tête à son approche, le soir hésitait à se coucher, ne cédait qu’à un accablement nerveux, car il ne dormait plus.
Elle tremblait : il la guettait du coin de l’œil, comme un ennemi, avec des regards louches, se ramassant, prêt à bondir.
« Décidément, j’ai affaire à un fou, se disait-elle ; mon Dieu, comment faire ? Que devenir ? Oh ! il n’osera jamais me toucher. J’ai entendu dire que les fous subissent la domination des personnes qui leur ont été chères. Oh ! Et c’est lui qui est ainsi ! »
Pas un instant, elle n’eut l’idée de s’en aller, ou de prévenir les amis de Jacques : elle voulait essayer de le sauver, épargner, du moins, à son amant la honte d’un cabanon, avec cette horreur justifiée des hospices que ressent toujours le peuple.
Elle se fit, malgré sa peur et sa tristesse, plus souriante qu’aux meilleurs jours, le traita comme un enfant, le gronda doucement, essaya de jouer avec lui.
Comme, sans volonté, il se laissait faire, elle reprit courage, malgré la défiance qu’elle voyait toujours dans ses yeux ternes. Cela passerait.
Un matin, en s’éveillant, elle le trouva debout, habillé tout de travers, le plastron de sa cravate lui pendant sur l’épaule, un pied dans un soulier, l’autre dans une pantoufle. Les bras croisés, la tête haute, il la regardait.
« Quel accoutrement ! Que fais-tu là ? Viens ! »
Elle se jeta hors du lit, le saisit dans ses bras, voulut l’attirer à elle, pensant le dompter par des caresses, car son air fixe était effrayant.
« Ne me touche pas ! Ne me touche pas ! »
Il recula de quelques pas. Elle avança, toujours les bras tendus. II recula encore, elle le suivit.
Tout à coup l’expression de sa physionomie, qui touchait au féroce, se chargea de peur, et il s’enfuit, alla se cacher dans la cuisine, criant encore :
« Ne me touche pas ! Ne me touche pas ! »
Là, comme elle le rejoignait, il prit une attitude défensive, ainsi qu’un fauve lâche, acculé.
Dans un coin, elle l’atteignit. Alors, se dégageant violemment, il saisit un coutelas sur la table et, d’un seul coup, le lui enfonça dans la poitrine.
Elle s’affaissa.
Au sang qui jaillissait, le couteau retiré de la plaie, Mérillon s’excita. Il brandissait son arme d’où tombaient des gouttes, criant :
« L’automate saigne ! l’automate saigne ! »
Il éclata de rire.
« Tiens ! tiens ! saigne donc, saigne ! saigne ! »
Et il s’acharnait sur elle, enfonçant au hasard la lame sanglante.
« Saigne, saigne ! automate. »
Il eut un grand soupir, et comme soulagé :
« L’automate est mort ! »
Remettant le couteau sur la table, il sortit tranquillement de la cuisine, sans même jeter un regard sur son crime, alla s’asseoir à sa table de travail.
Les planches, les papiers, les outils, tout fut maculé de sang, car il avait les mains rouges et les manches tout humides.
Il travailla, hachant au hasard la cire de traits désordonnés, il travailla longtemps, puis il sortit.
Les rues, sur le midi, étaient pleines de gens pressés, ouvrières, employés, courant au déjeuner hâtif. On regardait avec étonnement ses mains et ses vêtements sanglants, son costume incohérent, mais, comme il était calme, les gens, après un regard, continuaient leur chemin. Cependant, peu à peu, l’attention se portait sur lui. Alors, se voyant observé, il s’arrêta au milieu de la rue, se campa et cria :
« Eh bien ! oui, j’ai tué un automate !
– Un fou ! cria-t-on ; il faut l’arrêter.
– Un automate ! une chose comme ça ! »
Et il s’avançait vers une femme qui trottait, un petit panier au bras. La femme cria ; on se jeta sur lui.
Il fut conduit au poste, criant toujours, à la grande joie de la foule qui l’escortait :
« J’ai tué un automate ! »
On n’en put tirer autre chose. Dans le cabanon où il est enfermé, il garde son idée fixe, et semble très fier d’avoir commis un acte qu’il considère, sans doute, comme très difficile et très rare.
Laube est allé le voir sans pouvoir se faire reconnaître.
« Pauvre tête faible, dit le philosophe, voilà où la psychologie transcendante peut mener un imbécile ! Quand j’aurai fini ma thèse, j’en ferai un article pour les Archives de psychopathie comparée. »
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(Remy de Gourmont, in La Revue politique et littéraire, troisième série, tome XLIV, 1889 ; cette nouvelle a été reprise dans l’excellent recueil Histoires hétéroclites, recueillies par Christian Buat et Mikaël Lugan, Les Âmes d’Atala, 2009. Otto Dix, « Stilleben im Atelier » [Nature morte dans l’atelier], 1924)