LE DÉLUGE
_____
L’eau et le ciel se touchaient. —
Et tout là-bas à l’horizon, comme perdue sur l’immensité plane, l’Arche voguait.
De tous côtés, des débris silencieusement flottaient : cadavres hideusement gonflés d’hommes et d’animaux mêlés – des arbres entiers avec aussi des cadavres crispés aux branches.
Tout près, un énorme buisson et, parmi le branchage, enroulé, le Serpent dormait nonchalamment bercé.
Les eaux baissaient lentement.
Tout à coup, le buisson s’arrêta, accroché à l’émergeante cime d’un mont.
Le Serpent s’étira, bâilla longuement et, dardant sa langue fourchue, ricana. —
Et là-bas, toute petite, l’Arche, comme arrêtée aussi sans doute, fut un point immobile. —
Et les eaux planes brisèrent leur surface calme, et, furieuses, se précipitèrent par les vallées. Le soir était venu.
La pourpre du ciel faisait l’eau toute rouge comme du sang coulant ; et, dans le fracas du choc des rocs noirs, les terres surgirent.
Puis la nuit monta dans le ciel, et la pourpre fut abolie.
Puis ce fut la nuit, le Silence étreignit la voix des torrents ;
Et, dans la morne désolation, je vis le Serpent glisser et descendre vers les vallées de boue ;
Et ses yeux luisaient comme des diamants.
LA NAISSANCE DU FILS DE L’HOMME
_____
Ta femme enfantera dans la douleur.
(La Genèse, Moïse.)
Un soir d’hiver, dans la ville noire de nuit et blanche de neige, un homme accablé du rude labeur de la journée regagnait lourdement sa demeure.
Il semblait jeune et robuste, et cependant, à le voir ainsi, la tête affaissée sur ses épaules courbées, il me parut âgé d’un très grand nombre de siècles et, lorsqu’il passa près de moi, je le reconnus sans peine, c’est l’HOMME, me dis-je, c’est Adam, c’est lui-même.
Ce soir-là, l’Homme en rentrant trouva sa compagne en gésine.
Le logis était presque nu ; il n’y avait là que les seuls objets indispensables, parmi lesquels une table, quelques chaises communes et le pauvre lit où peinait la femme.
Je me penchai sur elle et la reconnus aussi, c’était I’ÈVE séculaire. Elle était toute jeune et pourtant si vieille.
Une sage-femme était là, soucieuse. Sérieuse et froide, elle dit à l’époux : « L’enfant vient mal, il faudrait le Médecin. » —
Une anxiété douloureuse passa sur les traits fatigués de l’homme, et, après quelques minutes, il sortit dans la nuit.
Longeant les grandes maisons toutes semblables, il marcha quelque temps à travers la ville noire et blanche tout endormie ; la neige assourdissait son pas lourd.
Il s’arrêta au seuil d’une maison pour sonner ; automatiquement, la porte s’ouvrit et l’homme s’engouffra.
*
Dans un cabinet cerné de vitrines aux tablettes chargées de livres et d’instruments dont l’acier brillait parmi les formes bizarres et menaçantes, le médecin était installé et travaillait sous la lampe, au milieu d’un bien-être chaud et pénétrant. Cet homme paraissait sombre, et dur, et indifférent ; au-dessus de la table de travail, sur une console appuyée à la muraille, était impassible un buste de marbre blanc portant en couronne un serpent de bronze.
Le visiteur laissa errer un œil inquiet sur tout cet appareil d’outils étranges, et les points brillants qui saillaient sur l’acier lui semblèrent des regards méchants. Il frissonna.
Dans la chaude buée du silencieux appartement : quelques paroles échangées, des bruits de pas étouffés sur les tapis, et les deux hommes sortirent ensemble pour se rendre au logis de la DOULEUR.
*
On arriva. Le médecin fit ses préparatifs, aidé de la sage-femme ; et la nuit se passa dans une affreuse boucherie, au milieu des hurlements épouvantables de l’infortunée créature gisant au grabat.
Tout à coup, un cri chétif et aigu : le père vit un petit être rouge et grimaçant que la matrone enveloppa soigneusement.
Le BOURREAU lava ses mains tachées par le sang du SACRIFICE ACCOMPLI, essuya ses couteaux.
Puis il partit, suivi de la matrone.
À l’aube blanchissante, le petit jour, entrant par l’étroite fenêtre, bleuissait les noirs cheveux de l’homme et éclairait la lamentable scène. Lui, hagard, muet d’épouvante, contemplait sa pauvre femelle déchirée et sanglante : les vagissements plaintifs de l’enfant précisaient le silence et soulignaient l’horreur du spectacle.
« Je souffre, j’ai soif, » fit Ève gémissante. —
Adam s’approcha et la baisa au front.
LA DEMEURE DE L’INCONNU
_____
C’était une nuit froide. Pas une étoile au ciel. – Ni de lune. Les plus épaisses ténèbres enveloppaient la terre. Je marchais dans la noire solitude lorsque je vis briller une faible – oh si faible – lueur ; puis, qui devint bientôt si vive, et scintillante : comme la plus vive, comme la plus scintillante, comme la plus belle étoile. Et ma marche désolée dans la solitaire nuit devint plus légère.
Après bien longtemps, bien des heures noires, et encore des heures toujours plus noires, j’arrivai au terme de ma course. Oh ! après bien des heurts terribles et douloureux sur les grands rocs stériles, et bien des chutes dans les trous noirs : meurtri, épuisé, sanglant, – haletant, enfin ! j’arrivai en vue d’un château d’architecture si nouvelle pour moi, oh si neuve que j’aurais beau fouiller dans l’arsenal des toutes vieilles langues, si vieilles, ou des toutes jeunes, il me serait impossible d’y trouver les mots pour vous en dire les formes. Deux fenêtres, les seules ouvertures, flamboyaient pareilles à des yeux fantastiques.
Pourquoi étais-je venu là ? – Pourquoi avais-je si péniblement traversé la noire solitude de cette nuit morne et froide ? Je l’ignorais.
Sans chercher à comprendre, j’entrai dans la demeure. Il n’y avait ni feu, ni aucune lampe ; pourtant, une rayonnante, une éblouissante clarté, une chaleur bienfaisante s’épandaient partout.
Je traversai de longues salles dont les murailles étaient couvertes de peintures qui chantaient le poème des couleurs, et c’était d’elles seules que venait l’éblouissante clarté ; des parfums subtils et pénétrants formaient l’atmosphère et me parurent être la source de cette chaleur bienfaisante ; des musiques venaient mêler leurs ondes colorées et parfumées aux ondes sonores des couleurs murales, si bien que, dans le trouble sensationnel de mes nerfs surexcités au paroxysme, je ne distinguais plus nettement par quel organe spécial était perçu telle ou telle de mes nombreuses et vives sensations – par quel nerf spécial elles étaient transmises à mon intelligence : mon œil, étrangement perturbé, entendait les couleurs parler les langues mystérieuses, chanter les louanges, les gloires, les apothéoses du Soleil-Dieu, murmurer les exquises tendresses des rosées matinales, chuchoter les langueurs évanescentes, ou bien encore pleurer les tristesses infinies des longs soirs noirs.
Inquiet au milieu de cette demeure surprenante et merveilleuse, et dont je cherchais l’hôte en vain, j’errais par les grandes salles ; elles étaient nombreuses et variées ; et, de chacune d’elles, s’exhalait une harmonie différente ; et je compris que Dieu seul contient l’Unité dont la connaissance est mortelle à l’homme pour qui il n’était point d’harmonie – unique, mais de multiples harmonies. Je compris aussi que toutes ces choses m’accueillaient ; elles se révélèrent à moi comme l’âme de l’hôte invisible, et je sentis qu’il était déjà averti de ma présence. Toute inquiétude s’évanouit.
Alors, guidé par une volonté mystérieuse et impérieuse, j’arrivai au bout des galeries où s’ouvrait un escalier obscur et profond ; j’y descendis sans une hésitation – et c’est avec un certain étonnement qu’aujourd’hui je me rappelle nettement ce détail. – Une descente longue, oh ! très longue (et dont je n’ai plus qu’une vague conscience) me conduisit à une chambre petite et fort simple : – une table commune en bois blanc, deux ou trois sièges, un lit de fer où semblait reposer un homme étendu.
Je fus frappé de sa complète immobilité, quoiqu’il eût les yeux grands ouverts : un œil bleu clair d’un éclat particulièrement indicible. Cet homme paraissait plongé dans une rêverie suprême. Sa méditation était si intense qu’il ne respirait point. Et j’entendis bruire sa pensée.
Un papillon noir voletait dans la chambre et la vibration de ses ailes redisait en refrain perpétuel :
Bleu et rose rêve
Ressassé,
Renouveau sans trêve
Du passé.
Et j’eus la sensation des feuilles d’automne jonchant le sol, qui remontaient en hâte dans le cœur des grands arbres, pour courir au bout des branches faire tressaillir dans leur enveloppe les bourgeons printaniers.
Et il se fit un silence éclatant.
L’Inconnu se souleva sur un coude, il me regarda fixement comme s’il eût voulu boire, absorber toute ma personne : je sentis son âme s’identifier à la mienne. Alors, il me dit d’une voix singulièrement calme et étrangement profonde :
— « Soyez le bienvenu, mon frère. Je vous ai bien longuement attendu. Enfin, vous êtes venu. » —
Et l’Inconnu retomba doucement sur sa couche ; et ses yeux, qui jusqu’alors étaient restés TOUJOURS OUVERTS, – se fermèrent. Je crus qu’il dormait. Je m’approchai, je vis qu’il était mort.
Et je compris qu’il m’avait tant attendu parce que je devais continuer son labeur.
1890.
_____
(Laurent Montésiste, Histoires vertigineuses, Paris : Édition du Mercure de France, 1896 ; « La Demeure de l’inconnu » a été reprise dans l’anthologie de Michel Desbruyères, La France fantastique 1900, Paris : Phébus, 1978. Laurent Montésiste est le pseudonyme du peintre Léo Gausson [1860-1944] ; tableaux de Léo Gausson : « Autoportrait » ; « La Route Nationale à Chessy » ; « La Maison à l’arbre rouge »)