La petite nouvelle qu’on va lire, Le Nègre, a été écrite par Ernest Billaudel, un homme de talent mort il y a une année à peine, et que l’on n’a pas encore oublié ; c’est une des plus jolies œuvres inédites, croyons-nous, de ce regretté romancier. La copie en avait été apportée par lui au Figaro quelque temps avant sa mort ; poussés comme nous le sommes sans cesse par l’actualité, nous n’avions pu encore lui donner la place qu’elle mérite.
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Ça avait été un vieux château-fort grognon, avec tours et mâchicoulis, douves et pont-levis. C’était maintenant une ravissante et vaste maison moderne. On n’avait conservé que les murs, de deux mètres d’épaisseur.
Je vous laisse à penser les fenêtres que cela faisait, malgré leur largeur ! de véritables embrasures. Les douves sont pleines d’eau courante où l’on pêche de chez soi, de son lit même, en se penchant un peu – comme fait le spirituel et savant Monestier, membre correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres.
Au-delà, le parc immense avec ses sapins au port d’arme qui portent de si beaux plumets verts.
Château, maison et parc se nomment le domaine de Dombar.
La jeune comtesse de Bresles l’habite avec sa mère et son frère durant tout l’été, et l’on y mène joyeuse vie. Le jour on fait des excursions et des cavalcades, le soir on danse, à moins que l’on ne conte des histoires. Ce qui n’arrive guère que lorsque M. Monestier est au château.
Il en sait à faire dresser les cheveux sur la tête. Il y avait bien, ce soir-là, une vingtaine de personnes au château de Dombar, toute la haute et basse parenté de Mme de Bresles. On riait comme des fous, parce que la vieille madame de Précontal qui est myope, a pris à partie le nègre en bois d’ébène qui orne l’antichambre, et l’a tancé d’importance.
Ce nègre, d’un travail très ancien, très naïf et très habile, est sur un socle assez bas, de grandeur naturelle et dans l’attitude du dieu du silence. Un doigt sur les lèvres, il rit d’un rire singulier montrant des dents d’ivoire. Cette tête picaresque ne manque pas de caractère, et je ne l’avais jamais vue sans être frappé de sa sombre gaieté.
Le nègre était là de temps immémorial. L’antichambre du château, toute en marbre vert des Pyrénées, avait été conservée telle pour la maison moderne, et cette curieuse, cette précieuse pièce sculpturale occupait toujours la place d’honneur.
Ce nègre était d’ailleurs merveilleusement conservé. Seulement, un clou à tête carrée était enfoncé dans sa gorge. On ne savait à quelle époque remontait cet acte de vandalisme.
Mme de Précontal avait donc pris le nègre pour un valet de pied, et l’on s’amusait encore de sa colère comique, lorsque M. Monestier fit son entrée dans le salon.
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Le bon vieillard était la coqueluche des jeunes filles. Il fut bientôt entouré.
« Vous voilà donc enfin ! Où étiez-vous ? nous vous avons attendu pour dîner plus d’un grand quart d’heure !
– C’est ma foi vrai ! je n’ai pas dîné ! »
Un éclat de rire accueillit de toutes parts cette confession.
« J’avais bien, mâtine ! d’autres chats à fouetter. J’étais dans la bibliothèque.
– Et vous n’avez pas entendu la cloche ?
– La cloche ? Il s’agissait bien de cloches ! »
Il tira de sa poche un vieux parchemin sur lequel étaient tracés quelques caractères en langue gasconne ; suivait une courte relation en vieux français.
« Eh bien, mes enfants, il s’en est passé de belles ici ! j’en ai encore la chair de poule. »
Chacun courut, roula qui son fauteuil, son pouf, son tabouret.
Le vieux savant, en un clin d’œil, fut entouré d’un infranchissable cercle de soie ; les visages attentifs, les yeux allaient au-devant de ses paroles…
« Voilà une histoire ! Et une vraie, vous voyez bien mon petit papier. On ne mentait pas dans ces temps-là.
– L’histoire ! vite !
– C’est assez court, vous allez voir. Ce papier vient de l’abbaye de Castelferry, qu’on a pillée en 93. On a apporté ici une partie des archives. Je me suis plu à feuilleter les cartulaires, et cette note est tombée sous mes yeux.
La phrase gasconne, en grosse écriture, signifie :
« Je confesse au révérend que j’ai fait mourir la comtesse dans la chambre muette de Dombar. »
Ce jour d’huy, 21 mars 1614, messire comte de Bresles et d’Anjeux, m’a déclaré, sous le sceau de la confession, la mort de la comtesse, sa femme, surprise en malefaute d’adultère. Et lui ai, pour pénitence, fait écrire cette déclaration qui sera conservée ès archives de l’abbaye.
Le 10 mars, le comte de Bresles, rentrant de la chasse aux bois d’Anjeux, fut assuré par un valet qu’il avait à cette intention aposté au château, que le sire de Hocqueton, son voisin, et supposé l’amant de la comtesse, était entré au château de Dombar par la poterne.
Il existe au château une chambre secrète dont le secret n’est connu que des maîtres de la maison ; dans ladite chambre, on se réfugie en grand danger. La dame de Bresles, entendant le retour prématuré de son époux, imagine de cacher le sire de Hocqueton dans cette partie mystérieuse de la maison. Le comte de Bresles demeure deux jours au château sans quitter sa femme, – qui était dans la douleur et les larmes, sachant son cher et tendre amant dans les tortures de la faim, – ne la questionnant point, et se doutant du cas, d’autant que la comtesse connaissait de lui le secret de la chambre muette.
Le troisième jour, il donna une grande fête ; on vint des environs danser au château et dîner en la salle à manger. La pauvre comtesse, plus morte que vive, attendit que les convives fussent occupés aux chansons, et, se glissant par l’huis secret, alla porter des vivres au sire de Hocqueton et tenter de le faire fuir. Lors, le comte de Bresles se leva, poussa le ressort de la chambre muette, et la pauvre dame et le pauvre sire furent pris comme au trébuchet.
Depuis, ne parla plus de sa femme qui fut censée avoir suivi, durant la fête, son galant en pays étranger – car on ne les revit plus ni l’un ni l’autre. La tradition dit que le secret de la chambre est dans le mascaron du seigneur Harlequin, personnage de la Comédie italienne. »
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« Ensuite ? cria-t-on de toutes parts.
– C’est très intéressant, n’est-ce pas ? Mais c’est tout. La charmante comtesse de Bresles n’a plus qu’à nous montrer la chambre muette.
– La chambre muette ! En vérité, votre histoire sur parchemin, mon cher monsieur Monestier, est un conte bleu. Il n’y a jamais eu de chambre muette. On n’a démoli du château que les tourelles. La masse est absolument intacte et nul n’a jamais entendu parler de semblables histoires.
– En ce cas, je vois que nous allons avoir à résoudre le plus noir et, en même temps, le plus joli problème du monde. Nous allons retrouver séance tenante la chambre muette. Il suffit pour cela de mettre la logique aux prises avec le bon sens. Voilà, j’espère, un jeu de devinette sérieux et comme peu de personnes ont l’heur d’en trouver. L’aimable soirée que cela va faire ! »
On poussait à la fois dans le salon des clameurs d’enthousiasme et de terreur.
« Mais, mon ami, répétait madame de Bresles, en admettant que votre histoire ne soit pas un conte de moines, je ne vois pas où il y aurait, dans mon château, place pour une chambre inconnue.
– Sous ce rapport, je pourrais vous citer mille exemples de cachettes, d’oubliettes, etc., dont personne ne soupçonnait l’existence. Pourtant, on vivait en contact avec elles. Une personne de mes amies avait un vrai cimetière de protestants sous les pieds et n’en avait cure. Les architectes d’autrefois étaient passés maîtres en cette matière. Maintenant, suivez mes déductions. Le comte, votre ancêtre, savait seul l’existence de la chambre muette. Il est probable qu’il n’a révélé à personne son secret, puisqu’à partir de cette époque avec laquelle nous avons de plus intimes rapports historiques, on n’en entend point parler. Il a gardé le fait au fond de sa conscience. Quant à faire disparaître les cadavres, il aurait pu être surpris, et sans doute une enquête aurait suivi. La chambre muette était après tout la meilleure des tombes. Donc, logiquement, madame de Bresles, votre aïeule, et le sire de Hocqueton sont encore dans leur mortelle prison.
Si on eût trouvé cette chambre secrète en démolissant les tours de Dombar, il est probable que tout le pays eût été sur pied pendant huit jours pour contempler cette curiosité. Il en resterait trace – et vous l’eussiez su avant tout le monde, vous dont le feu mari commanda les travaux.
Malheureusement, une seule personne ici pourrait nous renseigner sur les événements contemporains.
– Qui ? s’écrièrent tout d’une voix les assistants.
– Le nègre, répondit M. Monestier avec un rire ironique, mais il est muet. Voici deux grandes heures que je réfléchis et j’avoue que je ne trouve pas la clef de ce monstrueux événement. Où trouver cette chambre dans ce vaste château ? Est-elle dans les caves ? Non, le raisonnement le démontre. Il y avait une fête et les convives étaient en belle beuverie. Les caves étaient pleines de monde. Et la comtesse ne s’y serait point hasardée.
Il fallait donc que l’entrée fût dans les appartements particuliers. J’ai consulté le plan de 1580. La chambre à coucher de la comtesse était dans cette pièce même. En voici le plan. Là était le renflement de la tour aujourd’hui détruite. Cela vous a fait une armoire superbe, comtesse.
Dans ce temps là, les surprises de nuit étaient fréquentes. Les partis opéraient vite et dans l’ombre. On ne pouvait mettre un réduit aussi utile dans les caves ou dans les combles, ou dans les parties du château que la domesticité habite. Il fallait donc que l’entrée en fût dans la pièce même où couchait le seigneur. Donc, c’est ici qu’est l’entrée de la chambre muette. »
On eût entendu voler un papillon dans le vaste salon de Mme de Bresles durant cette démonstration du logicien. Les glaces reflétaient des visages verdâtres de peur et les jeunes filles commençaient à se voiler le visage de leurs mains.
« C’est affreux, ce que dit le docteur Monestier ! criait-on.
– Quoi, dit la comtesse, nous serions ainsi, près de cette malheureuse et de son amant ? Nos danses les éveilleraient de leur éternel repos. Cela est impossible ! D’ailleurs, où voyez-vous ici trace de portes ? Les boiseries sont visibles et ne cachent aucun mystère. On les a remplacées ou revernies.
– Et le parquet, madame, fit le vieux Monestier en se levant, ce parquet de chêne massif ? Croyez-vous qu’on y ait touché ? »
Une clameur générale poussée par les femmes l’interrompit. II semblait qu’on marchât sur du feu.
« Docteur, vous nous faites une peur atroce. »
Les hommes eux-mêmes semblaient s’intéresser à cet étrange récit.
« Mais, dit l’un d’eux, il est question d’un mascaron, du masque picaresque d’Harlequin. Nous n’avons ici aucune trace de cette sculpture.
– C’est là précisément ce qui me fait douter que nous réussissions. On aura supprimé le mascaron sans savoir ce qu’il pouvait indiquer.
– Mais, dit un autre, pourquoi l’abbé aurait-il gardé en écrit cette confidence ? C’est peut-être quelque imagination de moine inoccupé.
– Oh que non pas, Monsieur ! Le grand cachet de cire rouge du prieur était au bas. En voici la trace. C’était là une pièce importante. On tenait le seigneur avec un secret pareil. On était sûr du bon voisinage.
– Visitons cependant avec soin, » fit la comtesse.
Aussitôt, les bougies fouillèrent jusqu’aux moindres interstices. On ne trouva rien. Enfin, une jeune fille posa dans la main du nègre sa bougie.
« Cherche-la, dit-elle, toi qui es le diable. Peut-être trouveras-tu. D’ailleurs, sournois, on affirme que tu le sais.
– Silence, mes enfants, s’écria soudain le père Monestier, devenu blême. Le nègre va peut-être parler. »
On se tut une seconde. Cette légendaire statue avait bien l’air d’en avoir envie. Elle semblait promener sur l’assemblée son regard sardonique, et son sourire se moquait.
On revint bientôt de cette panique. On allait rire.
« Ne riez pas ; ce que je dis est sérieux. Voyez ce visage noir. Rappelez-vous qu’Harlequin de la Comédie Italienne était noir, et que ce masque de la gaieté est de tradition. Peut-être habillait-on autrefois des couleurs bigarrées cette statue. – Peut-être…
– Le clou ! le clou de la gorge, murmura la comtesse, chancelante d’émotion. Le clou ! »
On ne riait plus ; les femmes commençaient à pousser des cris. Les hommes entouraient la statue.
« Vous avez raison, dit Monestier, le clou est là pour quelque chose. Il faut le retirer. »
On courut aux tenailles. Ce ne fut pas sans peine et sans de grandes précautions qu’on réussit à le retirer du bois sans le briser. On sonda la place qu’il laissait béante. Mais rien n’indiqua la présence d’un mécanisme quelconque. On palpa la tête du nègre dans tous les sens. Aucun ressort ne se révéla. De guerre lasse, on allait y renoncer, lorsque Monestier s’écria :
« Les yeux doivent être mobiles ! »
On appuya sur l’orbe d’émail ; les yeux cédèrent et tournèrent sur leurs orbites, non sans avoir offert cette résistance que l’adhérence de la rouille donne aux antiques rouages.
Tout le monde était réuni dans l’antichambre, autour de la statue mystérieuse. Comme aucun bruit ne s’était fait entendre, on crut à quelque jeu du sculpteur. Mais la comtesse, qui ne dissimulait plus sa frayeur, était rentrée au salon. On l’entendit soudain pousser un cri terrible. On courut à elle.
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Un panneau de la boiserie du salon, d’une largeur d’un mètre environ, venait de glisser dans une rainure du parquet et descendait encore lentement, laissant à découvert une ouverture obscure d’où s’échappait un air nauséabond.
Monestier, le plus brave, ou plutôt le plus philosophe des membres de l’assemblée, attendit une seconde et, prenant un flambeau des mains d’une jeune fille prête à s’évanouir, franchit résolument le passage obscur.
Il éclaira ainsi les parois matelassées d’un épais cuir de Cordoue d’une chambre sans meubles. À terre, des vestiges d’un tapis.
Dans une étoffe métallique, qu’on reconnut pour être de ces merveilleux brocarts d’argent que Venise fabriquait exclusivement encore au XVIIe siècle, un squelette était enveloppé. L’humidité n’avait point mordu sur les fils inaltérables. Ce débris humain paraissait encore en être vêtu. Le crâne, détaché de la colonne vertébrale, était auprès.
À quelque distance de là, un autre squelette, encore embarrassé d’une épée retenue autour de lui par une chaînette d’acier rouillé. Celui-là était celui d’un homme grand et fort. Le squelette de la robe de brocart était celui d’une femme de petite taille.
Monestier sortit de la chambre muette au milieu des cris d’effroi et des évanouissements. On emportait la comtesse en proie à une crise nerveuse.
Pour mettre fin à cette crise, il courut au nègre. En appuyant sur les paupières en sens inverse, les yeux reprirent leur place et leur regard railleur. En même temps, le panneau remontait lentement, cachant la tombe un instant révélée de la comtesse de Bresles et du sire de Hocqueton.
Quand l’émotion fut un peu calmée :
« Eh bien, mes enfants, interrogea le savant d’une voix altérée. Que dites-vous de mes histoires ? »
Depuis ce temps, au château de Dombar, on ne pénètre plus dans cette partie de la maison. Le nègre est toujours à la même place, un trou béant au cou. Madame de Bresles veut que le repos éternel soit acquis dans leur retraite à ceux que leur mort terrible absout de leur faute.
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(Ernest Billaudel, in Le Figaro, supplément littéraire du dimanche, sixième année, n° 3, dimanche 18 janvier 1880. Tête de Maure coiffée d’une chéchia, buste en terre cuite, XIXe siècle)