Philosophie et littérature
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La Revue Internationale de Sociologie publie dans son dernier numéro un important article de M. G. Tarde, dont on a eu occasion, à diverses reprises, de signaler ici les importants travaux en sociologie. M. Tarde, magistrat, criminologiste et philosophe, est un esprit d’une large envergure, un intellectuel d’une rare puissance qui répand à profusion les richesses de sa pensée, de sa science et de son imagination. Il est l’auteur d’une théorie de l’Imitation, peut-être plus originale que forte, quoiqu’elle rénove à ce point de vue les études de psychologie sociale ; il a contribué pour une grande part au succès des conceptions nouvelles de la pénalité en nature de responsabilité et de répression du délit ; il a construit une logique sociale, synthèse de sa pensée, qui aboutit à une conception éthique et esthétique de la vie sociale, à un ordre de raison et d’harmonie qui ait pour principes la science, la beauté, la bonté et l’amour.
Les pages que nous signalons aujourd’hui ont pour titre : Fragment d’histoire future. C’est, selon le mot de l’auteur, une « fantaisie sociologique, », un rêve d’utopie, mais qui, quel que soit ici le déploiement d’imagination prodigieuse et fantastique, laisse apparaître « les curieuses vues d’un éminent sociologue sur une transformation éventuelle et radicale de la vie sociale. » Peut-être peut-on y voir plus encore que M. Worms ne nous y autorise par cette note d’avertissement. Un rêve comme celui auquel s’abandonne M. Tarde, dans ces cinquante pages aussi riches de pensées que de forme, signifie non moins par ce qu’il laisse espérer que par ce qu’il rejette et condamne. Si la fantaisie se donne libre cours dans les replis et les détails du songe, la pensée maîtresse se fait jour dans la conception générale, dans la vision d’avenir, dans l’espérance qui se déroule et prend corps… Il y a, en un sens, matière à plus de réflexions dans cette prétendue divagation que dans les traités les plus hérissés, dans les plans les plus minutieux des économistes et des réformateurs de sociétés.
« C’est vers la fin du vingt-cinquième siècle de l’ère préhistorique, jadis appelée chrétienne, qu’eut lieu, comme on le sait, la catastrophe inattendue, d’où procèdent les temps nouveaux, l’heureux désastre qui a forcé le fleuve débordé de la civilisation à s’engloutir pour le bien de l’homme… » Telle est l’hypothèse sur laquelle repose ce prétendu fragment d’histoire future. « Mais auparavant il convient de rappeler en peu de mots le degré de progrès relatif auquel l’humanité était déjà parvenue dans sa période extérieure et superficielle à la veille de ce grave événement. »
Ce premier chapitre, M. Tarde l’intitule : Prospérité. « L’apogée de la prospérité humaine, dans le sens superficiel et frivole du mot, semblait atteint. » Nous ne suivrons pas l’auteur dans tout le détail de son rêve. Nous ne voulons retenir ici que les indications essentielles, à notre point de vue, à nous, socialistes, sans qu’il soit besoin de longs commentaires.
Après cent cinquante ans de guerre, « d’horreurs, de luttes effroyables, » l’établissement définitif de la grande fédération asiatico-américano-européenne et sa domination incontestée avaient habitué tous les peuples, convertis en provinces, aux délices d’une paix universelle et désormais imperturbable. Les peuples goûtaient le calme de la force accrue. On n’envoyait plus sous les drapeaux que les infirmes, « bien suffisants pour le rôle extrêmement amoindri du soldat et même de l’officier inférieur. » Grâce aux découvertes de l’école néo-pastorienne, toutes les maladies étaient connues, et l’humanité physiquement très forte et très belle. « Avec l’unité politique qui supprimait les hostilités des peuples, on avait l’unité linguistique qui effaçait rapidement leurs dernières diversités. » De là un changement profond, rapide, universel dans les mœurs, les idées, les besoins, rien n’arrêtant plus dans son expansion rayonnante la vogue d’une idée née n’importe où. L’art s’épanouissait dans une émulation fiévreuse et universelle, car il n’était plus un simple passe-temps de délicats. « Le peuple y prenait part avec passion : à présent, il avait le plaisir de lire et de savourer les œuvres d’art. La transmission de la force à distance par l’électricité et sa mobilisation sous mille formes avaient réduit à rien la main-d’œuvre. Distribuée et utilisée intelligemment par des machines perfectionnées aussi simples qu’ingénieuses, cette immense énergie gratuite de la nature avait rendu depuis longtemps superflus tous les domestiques et la plupart des ouvriers. Les travailleurs volontaires passaient trois heures à peine aux ateliers internationaux, grandioses phalanstères où la puissance de production du travail humain décuplée, centuplée, outrepassait toutes les espérances de leurs fondateurs. » – Non que la question sociale fût résolue. « Faute de misère, il est vrai, on ne se disputait plus la richesse et l’aisance, lot de tout le monde, que presque personne n’appréciait plus ; faute de laideur aussi, on n’appréciait guère ni n’enviait l’amour, que l’abondance extraordinaire des jolies femmes et des beaux hommes rendait si commun et si peu malaisé. » Le désir humain, ainsi chassé de ses deux grandes voies anciennes, se précipita tout entier vers le seul champ qui lui restât ouvert, le pouvoir politique à conquérir ; « l’ambition atteignit des hauteurs effrayantes. » M. Tarde ne prévoit point une vaste république démocratique, mais un assaut d’orgueil et de puissance humaine, une féodalité de génies supérieurs, de savants, aboutissant à la monarchie du génie. « Car la science vulgarisée était devenue chose aussi commune qu’une femme charmante ou un élégant mobilier ; et simplifiée extrêmement par sa perfection même, achevée dans ses grandes lignes immuables, dans ses cadres désormais rigides et remplis de faits, elle tenait fort peu de place en somme dans le fond des cervelles, où elle remplaçait simplement le catéchisme d’autrefois. »
Et ainsi la science fait place à l’art, au trône du monde nouveau. C’est le rêve d’un architecte qui règne sur l’univers et crée des merveilles imprévues. Enfin, un financier philosophe réalise la plus haute pensée d’intellectuel génial, en appliquant un idéal gouvernemental d’une nature singulière, en établissant le régime administratif de la médiocrité, de la vulgarité et de la laideur, choisissant toujours, en fait de projets comme en fait de gens, le plus utile ou le meilleur parmi les plus laids. « Une monotonie écrasante, une nauséabonde insipidité étaient le timbre distinctif de toutes les œuvres du gouvernement. On rit, on s’en émut, on s’indigna, on s’y habitua. Le résultat fut qu’au bout d’un temps il ne se rencontra plus un ambitieux, c’est-à-dire un artiste ou un littérateur déclassé cherchant le beau hors de son domaine, qui ne se détournât de la poursuite des honneurs, et depuis lors s’est accrédité cet aphorisme que la supériorité des hommes d’État n’est que la médiocrité élevée à la plus haute puissance. »
Enfin l’univers respirait. « Il bâillait un peu sans doute ; mais il s’épanouissait pour la première fois dans la plénitude de sa paix, dans l’abondance presque gratuite de tous les biens et même dans la plus brillante floraison ou plutôt exposition de poésie et d’art, mais surtout de luxe que la terre eût encore vue… » quand se produisit la catastrophe dès longtemps prévue qui menaçait l’existence même de l’humanité supraterrestre. Le soleil se refroidit, la population du Nord est congelée ; puis le froid et la glace envahissent toute la terre revenue à l’état de la période glaciaire. Tout doit être anéanti, quand un fou de génie propose aux derniers survivants de s’enfoncer dans les entrailles de la terre pour y créer une vie, une humanité et une civilisation nouvelles.
Nous abordons maintenant la seconde partie de cette curieuse utopie : la reconstitution de la société infraterrestre avec les seules ressources de la science, et dans cette condition toute nouvelle de l’élimination complète de la Nature vivante, soit animale, soit végétale, l’homme seul excepté. « Soustrait de la sorte à toute influence du milieu naturel où il était jusque-là plongé et contraint, le milieu social a pu révéler et déployer pour la première fois sa vertu propre et le véritable lien social a pu apparaître dans toute sa force, dans toute sa pureté. Il s’agissait de savoir ce que deviendrait l’homme social livré à lui-même, mais abandonné à lui seul, – pourvu de toutes les acquisitions intellectuelles accumulées par un long passé de génies humains, mais privé du secours de tous les autres êtres vivants et réduit aux forces domptées, mais passives de la nature chimique, inorganique , inanimée, – ce que ferait cette humanité toute humaine obligée de tirer ses ressources alimentaires (1), au moins tous ses plaisirs, toutes ses occupations, toutes ses inspirations créatrices, de son propre fonds. » M. Tarde suppose l’expérience faite. C’est dire qu’il va nous présenter ici ses conclusions en face de ce problème que le socialisme pose lui aussi : débarrassée des soucis de la vie matérielle, quelle sera la vie de l’humanité livrée à elle-même, avec sa science, sans aucune des anciennes croyances traditionnelles ? Poursuivons donc ce rêve, où tant de réalité peut-être future se dissimule !
Tout d’abord, l’orgueil humain, la foi de l’homme en soi, se sont redressés avec une force effrayante d’élasticité. « Loin d’être atteints par cette anémie que certains prédisaient (et que l’on prédit à la société socialiste) privée du ressort de l’intérêt et du travail long, nous vivons dans un état de surexcitation habituelle qu’entretient la multiplicité de nos relations et de nos toniques sociaux, poignées de mains d’amis, causeries, rencontre de femmes charmantes, etc. »
Dans cette société nouvelle à peine imagine-t-on le sens de ces mots : laboureurs, pâtres, et la vie de ces êtres qui vivaient dans la société habituelle des quadrupèdes, des légumes et des graminées, incultes, isolés, éloignés de leurs semblables. « Leurs troupeaux connaissaient les douceurs de la vie sociale, mais eux n’en avaient pas la moindre idée. » Un autre fossile inconnu est l’ouvrier. « Le rapport de l’ouvrier à son patron, de la classe ouvrière aux autres classes de la population et de ces classes entre elles, était-ce vraiment un rapport social ? » Pas le moins du monde. « Des sophistes qu’on appelait économistes avaient accrédité, il est vrai, cette erreur que la société consiste essentiellement dans un échange de services : à ce point de vue, tout à fait démodé du reste, le lien social ne serait jamais plus étroit qu’entre l’âne et l’ânier, le bœuf et le bouvier, le mouton et la bergère. La société, nous le savons maintenant, consiste dans un échange de reflets. (2) Se singer mutuellement, et à force de singeries accumulées, se faire une originalité, voilà le principal. Se servir réciproquement n’est que l’accessoire. C’est pourquoi la vie urbaine d’autrefois, fondée sur le rapport plutôt organique et naturel que social, du producteur au consommateur, ou de l’ouvrier au patron, n’était elle-même qu’une vie sociale très impure, source de discordes sans fin. » – « S’il nous a été possible, à nous, de réaliser la vie sociale la plus pure et la plus intense qui se soit jamais vue, c’est grâce à la simplification extrême de nos besoins proprement dits… La part du nécessaire se réduisant à presque rien, la part du superflu a pu s’étendre à presque tout. Quand on vit de si peu, il reste beaucoup de temps pour penser. Un minimum de travail utilitaire et un maximum de travail esthétique, n’est-ce pas la civilisation même en ce qu’elle a de plus essentiel ? La place que les besoins retranchés ont laissée vide dans le cœur, les talents la prennent, talents artistiques, poétiques, scientifiques, chaque jour multipliés et enracinés, devenus de véritables besoins acquis, mais besoins de production plutôt que de consommation. » M. Tarde souligne lui-même cette différence entre le travail pour l’utilité d’autrui, à charge de réciprocité, – qui constitue un rapport non social, presque antisocial, au détriment des rapports entre semblables, et une aggravation de la dissemblance de sociétés différentes, – et la production du théoricien, de l’artiste, de l’esthéticien dans tous les genres, pour qui produire est une passion, consommer n’est qu’un goût. Ainsi s’est accomplie une révolution vraiment sociale, depuis que l’activité esthétique, à force de grandir, finissant toujours par l’emporter sur l’activité utilitaire, à la relation du producteur au consommateur s’est substituée, désormais, comme élément prépondérant des rapports humains, la relation de l’artiste au connaisseur. « S’amuser ou se satisfaire, chacun à part, et se servir les uns des autres était l’ancien idéal social auquel, nous, nous substituons celui-ci : se servir soi-même et s’entre-charmer mutuellement… Au régime anarchique des convoitises a succédé le gouvernement autocratique de l’opinion, devenu omnipotent. »
M. Tarde se sent dans toutes ces vues si près du socialisme qu’il le signale lui-même, mais pour s’empresser de faire la critique de ce qu’il appelle « l’erreur des anciens visionnaires. » Elle est, dit-il, de n’avoir pas vu que cette vie en commun, cette vie sociale intense, avait pour condition la vie esthétique, la religion partout propagée du beau et du vrai, celles-ci supposant le retranchement sévère de force besoins corporels ; « en poussant, comme ils faisaient, au développement exagéré de la vie mercantile, ils allaient au rebours de leur but. » Si erreur il y a, je crois qu’elle est dans l’esprit de M. Tarde ; toute l’œuvre de pensée et d’action du parti socialiste français depuis ses origines, et de cette Revue en particulier, a été une œuvre d’émancipation intellectuelle reposant sur une émancipation économique, sur un mode d’organisation du travail qui réduisît au minimum le labeur matériel et assurât à chacun la satisfaction des besoins nécessaires et la jouissance possible de toutes les richesses intellectuelles. Encore récemment, ici même, notre directeur dans son article-programme, Jaurès dans son Organisation socialiste, et bien d’autres, ont si nettement affirmé cette idée maîtresse du socialisme français qu’il n’est plus permis à un esprit aussi informé que M. Tarde de méconnaître ainsi nos tendances, et de se servir contre nous d’un préjugé vieilli et démodé comme argument de discussion sérieuse. Au reste, il nous suffit de constater que nos idées, bien ou mal interprétées, sont précisément celles qu’expose un sociologue aussi intelligent que M. Tarde, quand il esquisse le plan rationnel d’organisation future d’une société vraiment humaine et libre. Suivons-le donc dans tout l’épanouissement de son rêve ; nous aurons trop rarement l’occasion de nous complaire ainsi, en compagnie d’un adversaire, dans notre idéal un moment réalisé.
Ainsi, dans cette floraison de la vie sociale vraie, « nos cités tout entières ne sont qu’un immense atelier, qu’un immense foyer, qu’un salon immense. Suivant la loi de ségrégation d’Herbert Spencer, le triage des virtuosités et des vocations hétérogènes devait s’opérer tout seul… » Et cette république géniocratique repose sur l’admiration non sur l’envie, sur la sympathie non sur la haine, sur l’intelligence non sur l’illusion.
« Rien de plus charmant qu’une promenade à travers nos domaines. Nos villes, toutes voisines les unes des autres, sont reliées entre elles par de larges routes toujours éclairées, sillonnées de trains sans fumée et sans sifflet, de monocycles si gracieux et si légers, de jolies voitures électriques qui se glissent silencieusement, comme des gondoles, entre des parois couvertes de bas-reliefs admirables… d’immortelles fantaisies déversées et accumulées là par dix générations d’artistes nomades… Quelle distance du cauchemar monacal à cette vision artistique ! Que dire des cités ?… » « C’est en vain qu’on chercherait là une cité d’avocats ou même un palais de justice. Plus de terres labourables, donc plus de propriété ou de servitude. Plus de murs, donc plus de procès de murs mitoyens. Quant aux crimes et aux délits, on ne sait trop pourquoi, mais c’est un fait manifeste que le culte généralisé des arts les a fait disparaître comme par enchantement ; tandis qu’autrefois le progrès de la vie industrielle avait fait tripler leur nombre en un demi-siècle. » L’homme s’est humanisé. Depuis que toutes sortes de besoins grossiers n’entravent plus l’essor des facultés vraiment humaines, il semble que tout le monde naisse poli. L’amour, voilà la source invisible et intarissable de cette courtoisie. L’importance capitale qu’il a prise est peut-être le caractère le plus significatif de cette civilisation nouvelle. Il a bénéficié de la destruction ou de la diminution graduelle de tous les autres grands mouvements du cœur. « Le patriotisme est mort depuis qu’il n’y a plus de terre natale, mais seulement une grotte natale, et qu’en outre les corporations où l’on entre à son gré, suivant sa vocation, ont pris la place des patries, l’esprit de corps a tué le patriotisme. De même, l’école est en train, non de tuer, mais de transformer la famille, et c’est justice. Tout ce qu’on peut dire de mieux des parents de jadis, c’est qu’ils étaient des amis obligatoires et pas toujours gratuits. On n’avait pas tort de leur préférer, en général, les amis, sorte de parents facultatifs et relativement désintéressés. Mais l’amour nous reste. Il n’y a plus d’autre patrie que la femme qu’on aime ; il n’est plus d’autre nostalgie que le mal de son absence. » Mais cette puissance de l’amour a exigé des lois restrictives de la génération. « Est-il possible qu’ayant fabriqué des monceaux de lois dont nos bibliothèques sont encombrées, nos ancêtres aient omis précisément de réglementer Ia seule matière digne aujourd’hui de réglementation ? Conçoit-on qu’il ait jamais pu être permis au premier venu, sans autorisation régulière, d’exposer la société à l’arrivée d’un nouveau membre vagissant et affamé, surtout dans un temps où on ne pouvait, sans permis, tuer un perdreau qui eût pourtant contribué à enrichir les garde-manger d’alors ? »
Fille de la beauté et de l’amour, la bonté règne dans ce monde nouveau. Plus de guerres d’extermination. Un jour, au-delà d’une cloison, un explorateur trouve un peuple provenu de Chinois, anthropophages vivant « dans une fange de mensonge, de rapacité et de vol. Plusieurs ont proposé d’exterminer ces sauvages qui pourraient devenir dangereux par leur astuce et par leur nombre ; d’autres de les réduire en esclavage ou en domesticité pour se décharger sur eux de tout travail pénible, mais ces deux avis ont été rejetés. On a essayé de civiliser, d’apprivoiser ces parents éloignés ; et quand on eut constaté l’impossibilité d’y réussir, on a soigneusement rebouché la cloison séparative. »
Tel est le miracle moral ; mais les merveilles intellectuelles qui ont jailli de la même source méritent bien plus encore d’être remarquées. Progrès indéfini des sciences dont les problèmes brûlants remplissent les débats des savants au lieu et place des stériles querelles religieuses d’autrefois ; progrès en particulier de la chimie, qui pénètre dans l’intimité des molécules et nous donne pour ainsi dire la psychologie de l’atome, tandis que la psychologie nous livre la sociologie du moi. L’une nous préserve à jamais de la faim ; l’autre nous affranchit de la crainte de la mort. Progrès de la philosophie, chaque jour quelque grand novateur apportant un évangile inédit que chacun aspire à enrichir d’une variante, destinée à le supplanter. Que dire de l’art et de la poésie, des merveilles qui célèbrent en un hymne sans fin l’apothéose de l’amour, des nuances infinies, des rythmes subtils et harmonieux par lesquels s’exprime une psychologie toujours plus pénétrante et plus intérieure ? (3) – Et le rêve prend fin ou plutôt s’élargit, s’envole aux mondes étoilés, dans la croyance que : « parmi les astres comme parmi les hommes, les plus brillants ne sont pas les meilleurs, que les mêmes causes ont amené ailleurs les mêmes effets, forçant d’autres humanités à se blottir dans le sein de leur globe, à y poursuivre en paix, dans des conditions singulières d’indépendance et de pureté absolues, le cours heureux de leurs destinées, et qu’enfin, aux cieux comme sur la terre, le bonheur vit caché. »
Tel est ce beau rêve d’une humanité régénérée par l’amour et par l’art. M. Tarde a cru nécessaire de supposer que cette vie sociale pure avait pour condition première l’élimination de la vie industrielle et agricole. Mais n’est-il pas permis de concevoir une société où les travaux matériels nécessaires à l’alimentation et autres besoins organiques seraient réduits au minimum par une organisation plus rationnelle du travail mieux divisé et par un emploi sans cesse plus étendu et plus intelligent du machinisme perfectionné ? Et dès lors le rêve peut s’épanouir sur terre, intégralement, sous la splendeur des cieux et dans la verte floraison de la Nature. Nous ne l’enfouissons pas sous terre pour un peuple de privilégiés échappés par miracle à la destruction du vieil univers. C’est sur terre que nous convions au paradis réel, réalisé par sa propre volonté et son effort incessant, l’humanité lassée de tant de luttes, de misères, de tant de laideur et d’ignorance, aspirant, hors des cadres usés, à une vie jeune et neuve, riche de beauté et de bonté, dans les plaines fécondées d’un travail non servile !
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(1) L’auteur suppose que l’on se nourrit avec les monceaux de bêtes conservées par la glace – vraies mines d’alimentation.
(2) Théorie de l’Imitation.
(3) Toutes ces pages sur l’art dans cette civilisation sociale sont admirables et à lire comme une joie de l’esprit.
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(Albert Livet, « Revue des revues, » in La Revue socialiste, tome XXIV, n° 142, octobre 1896)