UNDERGROUND MAN (1)
(Fragment d’histoire future)
de GABRIEL TARDE, avec préface de H. G. WELLS
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Ce n’est en rien faire un reproche à l’admirable traduction de M. Cloudesley Brereton que de remarquer avec quelle subtilité une pareille opération change l’esprit d’un livre comme celui de M. Tarde. Chaque langue au monde, je crois, a certaines choses qui lui sont propres, certaines nuances caractéristiques. Le français permet bien mieux que l’anglais la vivacité de la pensée, la note gaie, ironique, le badinage du professeur que l’on trouve dans le présent ouvrage. L’anglais est une langue moins légère, plus diverse et plus triste, à la fois dans l’harmonie et la forme de ses phrases et dans ses formes de pensée. C’est une langue tout d’une pièce, riche et sombre ; la plaisanterie y est difficile et très dangereuse pour une sage réputation, et l’on essaie en vain de se figurer le professeur Giddings et M. Benjamin Kidd, le docteur Beattie Crozier et M. Wordsworth Donisthope se tirant avec éclat d’un exploit aussi joyeux que celui qui nous occupe.
Comme le vieux marin de M. Gilbert, ils never lark nor play (ne connaissent ni la farce ni le jeu) et quand bien même ils pourraient gagner une telle victoire sur l’emphase et les difficultés de notre style et sur la gravité consciencieuse de notre manière de penser, il faudrait encore tenir compte du public anglais, un public facilement offensé dès que ses humoristes s’écartent un peu du droit chemin, qui préfère être amusé par des spécialistes de ce genre connus et classés, avec des essais d’une tendance humoristique marquée, et qui demande à ses professeurs, comme le complément d’une certaine inaccessibilité de pensée et de style pleine de dignité, une abstention honorable des perfidies (c’est ainsi qu’il les appelle) de l’ironie et de la satire. Imaginez une histoire de l’avenir de M. Herbert Spencer ! l’Amérique et le nord de l’Angleterre auraient perdu tout respect pour lui… Mais M. Tarde n’était pas seulement membre de l’Institut et professeur au collège de France, il était aussi Français ; il était donc libre de publier, sans nuire à sa réputation, ces fantaisies, genre littéraire et plein d’esprit, qui l’amusaient et amusaient le public ; il pouvait produire ce qui, dans la langue anglaise, fait un effet bien étrange. Cependant, le lecteur anglais qui pourra surmonter son aversion naturelle pour ce mélange de l’intelligence et de la plaisanterie trouvera un très grand pouvoir de suggestion dans l’abondance fantastique de M. Tarde, qui permet à sa gravité habituelle de tolérer le succès lorsqu’il cultive l’humour et qui arrive à édifier (on doit l’admettre) un genre assez varié.
Il est peut-être remarquable que, pour beaucoup, un sujet aussi dangereux que l’avenir matériel de l’espèce humaine ne puisse être abordé que soit par une méthode de discussion vraiment technique, pseudo-scientifique, qui en effet approche rarement quelque peu du sujet, soit par ce genre de plaisanterie. Je ne connais aucun livre dans ce sens qui puisse prétendre à un succès durable et qui combine une intelligibilité suffisante avec une simple bonne foi dans le lecteur. On peut se demander quelle en est la raison. On dirait que le sujet paraît si grave et si grand qu’il est absolument hors de proportion avec les affaires et les conditions de la vie individuelle, objet de nos pensées de chaque jour. Nous sommes intéressés, il est vrai, mais en même temps nous sentons que le sujet nous échappe et nous dépasse. Y fixer son attention apparaît aussitôt comme un effet de la présomption et comme une absurdité extravagante. C’est comme si l’on donnait un coup de bêche pour attaquer une montagne, et l’instinct de chacun est d’entrer aussitôt dans les vues de ses semblables grâce à quelques facéties très claires. C’est en réalité le même instinct que cette sottise protectrice à laquelle s’abandonnent volontiers les écoliers quand ils s’engagent dans quelque entreprise désespérée ou lorsqu’à un jeu ils s’imaginent être entièrement libres.
C’est ce même instinct que nous trouvons dans la plaisanterie « parley vous francey » d’un Anglais des basses classes, qui, dans son for intérieur, aimerait beaucoup parler français, mais qui, en pratique, considère simplement une telle idée comme absurde et risible. Donner une forme concrète à vos spéculations sociologiques, c’est les dépouiller de leurs pauvres prétentions et faire éclater leur imperfection évidente. Ce n’est pas parce que la question est sans importance, mais au contraire parce qu’elle est d’une si grande importance, que l’on poursuit ce badinage sur l’avenir, cette fiction fantastique et ironique. C’est le seul moyen d’exprimer les idées vagues, encore mal formées, et neuves qui nous préoccupent tous. Cela ne donnerait pas une mesure de notre sens réel des proportions des choses, de voir l’avenir apparaître dans notre littérature comme une sorte de raillerie comique et d’arlequinade après le drame sérieux du présent, où les héros et les héroïnes se montrent dans des situations nouvelles et basses ; mais cette méthode semble la seule dont nous puissions actuellement nous servir pour parler de la destinée matérielle de notre race.
M. Tarde, dans le cas spécial qui nous occupe, développe une série de pensées ironiques ; parfois, il se moque des idées contemporaines en en imaginant la réalisation burlesque ; parfois, il se moque des faits contemporains en les entourant de circonstances étranges ; quelquefois, il cherche surtout en lui-même des idées à leur sujet, et il conserve cependant, dans son style, l’équivalent habilement manié du rire qui atténue le scepticisme de la conversation. Il est intéressant de remarquer la clarté, la modération française et l’ordre de ses conceptions. Il pense, comme semblent toujours penser les Français, dans les termes d’une humanité à la fois plus lucide et plus limitée que celle avec laquelle nous, Anglais, avons affaire. On ne trouve pas de faute, de brouillard ni de mystère ; il n’y a pas de grosse imperfection, de brutalité, de maladresse, ni d’éclat obscur de sa divinité, mais ces gens brillants et amusés qui, dans cinq cents ans, seront surpris par la grande catastrophe solaire. Ils ont établi un monde et en ont éliminé le laid et le faible. Imaginez-vous les hommes dans cette Utopie s’agitant gracieusement, avec des barbes et des ongles jolis et bien soignés, au milieu des dames les plus charmantes et les plus ravissantes, leur charme étant grandement rehaussé par le « pince-nez » que chacun porte. Ils ne parlent pas espéranto, mais grec, – ce qui paraît un peu étranger au tableau ; comme ce sont tous, plus ou moins, des femmes riches et jolies, des hommes élégants « aussi communs que les mûres » et aussi utiles, le désir humain se porta de toutes ses forces vers le seul champ qui lui restât ouvert, la politique. C’est de la politique que parlait un certain philosophe financier, qui, de la façon la plus charmante, mettait pour toujours son travail en sécurité, comme le lecteur peut le voir en détail, en élevant contre le retour de l’inondation une statue de Louis-Philippe en aluminium travaillé – et alors que restait-il ? Le plus brillant épanouissement de la poésie et de l’art.
On ne sait pas exactement combien, dans la première partie de sa fantaisie historique, M. Tarde est loin des précisions, des desseins, des arrangements peu ambitieux et exacts de la plupart de ses compatriotes, et jusqu’à quel point il les partage. Partout il semble dire que les hommes peuvent réellement achever des plans, les mettre à exécution, établir pour toujours quelque chose de solide, et ainsi nous assurer cette majesté d’une promenade élégante parmi les arts, tandis que tout le charme et tout l’intérêt de faire des plans et de les exécuter réside, pour le plus typique des Anglais, dans sa conviction indéracinable, innée, instinctive, qu’il peut essayer ce qu’il veut, ne jamais le mettre à exécution, mais faire quelque chose d’inattendu et de différent, autrement audacieux et autrement heureux. M. Tarde donne à son monde l’imprévu, mais cet imprévu vient, non pas insidieusement comme une différence unique inhérente à chaque individu, mais du dehors. Au moment où l’humanité, élégante et charmante, vient de se grouper pour toujours d’une façon agréable, raisonnable, avec le meilleur goût, dans ses ateliers d’artistes, ses salons, autour de ses petites tables vertes, de ses tables d’hôte, dans ses cabinets particuliers, le soleil s’éclipse.
Dans cette idée de l’éclipse du soleil, on peut imaginer des conceptions extraordinaires, et M. Tarde a dû faire un effort considérable pour les empêcher de s’échapper et de jurer ainsi avec la légèreté ironique de ses pages précédentes. La conception du soleil saisi dans une main mystérieuse et froide, glissant de nuance en nuance au milieu des cieux d’un monde plongé dans l’obscurité, étonné et terrifié, pouvait être présentée en images d’une majesté et d’une splendeur éclatantes. On voit alors des cités plongées dans l’obscurité, des foules indistinctes et nombreuses qui s’enfuient, de larges espaces d’une terreur glaciale, des bêtes que la peur de l’éclipse a rendues silencieuses, des chauves-souris et des oiseaux de nuit sortis au milieu des animaux diurnes éperdus, et volant d’une aile silencieuse.
Puis c’est la vue subite des étoiles innombrables que cette grande éclipse a rendues visibles, puis les gros nuages d’orage qui se rassemblent et qui cachent le ciel, le bruit du vent qui souffle au large, les premiers flocons et enfin le tourbillon abondant de la neige au milieu de l’obscure clarté des lampes, des fenêtres, des lumières allumées de bonne heure dans les rues. Puis le frisson du froid, les mains qui serrent les vêtements et les habits, la course folle et aveugle vers l’abri et l’agrément du feu, l’éclat des feux. On voit les visages devenus rouges près des feux, les furtifs coups d’œil vers les fenêtres tourmentées par le vent, on entend les appels désespérés de ces étrangers à qui on a fermé la porte, car « nous ne pouvons pas faire entrer tout le monde ici. » L’obscurité augmente, les cris s’éteignent, il ne reste rien que des tourbillons et la chute incessante de la neige des toits vers le sol. À chaque instant, le récit pourrait s’interrompre et s’arrêter complètement, et dans le silence on entendrait le bruit de la neige qui tombe, bruit faible mais qui persiste et va augmentant peu à peu. « Il y a un peu de nourriture en bas, dirait-on. Les domestiques ne doivent pas manger cela… nous aurions mieux fait de l’enfermer là-haut. Nous pouvons être ici pour longtemps. » On pourrait vraiment faire de tout cela un ensemble terrifiant, si l’on s’en servait dans le genre réaliste, et l’on éprouverait pour poursuivre l’histoire une fatigue qui irait croissant. M. Tarde a été bien inspiré de passer légèrement sur cet épisode, et de nous donner un effet simplement pyrotechnique de rouge, de jaune, de vert et de bleu pâle, de laisser ses personnages s’enfuir et mourir comme les marionnettes sous la neige de papier des devantures apprêtées pour Noël, et de reparaître après le changement avec toute son urbanité. Ses plaisanteries très justes sur la patience des modèles des artistes, ses allusions légères aux effets du décolletage à la mode sont la mesure de son adroite réussite ; son allusion au mobilier de l’hôtel sur les dernières moraines des glaciers qui descendent des Alpes donne une très heureuse mesure de ce parfum de la réalité, qui, plus marqué, aurait absolument masqué son intention.
On pense aussitôt sérieusement à un événement du genre de cette éclipse de soleil, et l’on comprend combien il est absolument désespérant de penser que l’humanité n’aurait pu, en aucune façon, tenir tête à un sort aussi rapide et aussi absolu. Notre race aurait fait exactement comme un homme que la mort enlève brusquement quand le cœur vient à manquer. Elle éprouverait une sensation étrange, elle voudrait s’asseoir et soulager son malaise bizarre, elle prononcerait quelques mots stupides ou inarticulés, ferait un geste étrange ou quelque chose de semblable, et s’éteindrait. Mais il convient, pour M. Tarde, au genre fantastique et ironique, de railler notre opinion sur la capacité de notre race, et de prétendre que les hommes feraient et organiseraient toute sorte de choses importantes, qui sont tout à fait au-dessus de leurs forces. Les gens s’enfuient en hordes vers l’Arabie Pétrée et le Sahara. Là, on voit surgir le chef et le sauveur héroïque, Miltiade, qui prêche le néo-troglodytisme, aime la Lydie incomparable, et qui dirige ce qui reste de l’humanité souterraine. M. Tarde arrive ainsi à cette idée qu’il aime surtout développer, l’idée d’un monde souterrain, de gens qui suivent la chaleur décroissante de l’intérieur, une génération après l’autre, à travers des galeries et des tunnels qui se dirigent vers le centre. À l’occasion de cette conception, il tisse la partie la plus jolie, la plus riche et la plus suggestive de sa trame fantastique.
La partie la plus parfaite peut-être de cette trame très amusante est la satisfaction complète de l’historien imaginaire dans les nouvelles conditions de la vie. La terre est transformée en un interminable rayon de miel, toutes les formes de la vie autres que l’homme sont supprimées et notre race est devenue une communauté qui, grâce à un usage constant des toniques sociaux, se maintient à un haut degré de bonheur et de satisfaction. Raillant et approuvant à moitié, M. Tarde indique ici une nouvelle conception des relations humaines et, avec un détachement très suggestif, fait la critique des rapports sociaux d’aujourd’hui. Il parle des abîmes de ce qui est possible à l’homme, mais légèrement, et donne simplement quelques indications. C’est dans ces dernières pages surtout que notre auteur se révèle.
On peut regretter qu’il n’ait pas profité davantage de l’heureuse occasion de traiter tous les types sociaux d’aujourd’hui comme des fossiles incrustés dans la glace ; car ses commentaires sur le paysan et sur l’artisan sont assez jolis pour exciter le désir. Il rejette cette proposition : « la société consiste en un échange de services, » avec la confiance de quelqu’un qui y a réfléchi très finement et très complètement. Il exprime clairement ce que tant d’entre nous commencent peut-être à comprendre un peu : « la société consiste en un échange de réflexions. » Les passages qui suivent cette déclaration seront l’occasion de maints développements intéressants pour un esprit suffisamment instruit. Ils constituent la partie essentielle, la réalité sérieuse pour laquelle tout le reste de ce petit livre est une enveloppe, une parure et un ornement. Beaucoup d’entre nous, je crois, songent à la possibilité de groupements humains basés sur l’intérêt et sur un commun effort de création plutôt que sur la justice et sur un échange de services et de bons offices ; et c’est pourquoi je ne me fais pas scrupule de mettre mes lourdes remarques et mes observations en marge des moments les plus intimes de M. Tarde. Un peu plus loin, on trouve une page ou deux sur lui, toujours dans le genre ironique, où il se moque de « la tribu des sociologistes, » la moins sociable de l’espèce humaine. Puis la raillerie, la suggestion pittoresque, la fantaisie, le caprice philosophique se suivent et alternent jusqu’à la fin dans un genre toujours charmant ; – mais il y a toujours une idée dominante qui va par-ci par-là, mais en restant près de la surface ; et on finit par être un néo-troglodyte à demi convaincu, pénétré d’un regret passionné pour les spectacles intéressants et divers de ce monde inaccessible, et pour ses charmes pénétrants. La description du développement de la science, et en particulier de l’astronomie troglodytique privée de son matériel, est une charmante boutade de fantaisie intellectuelle, et le rêve philosophique de la condensation lente de la vie humaine sous la forme ultime d’un être unique, supérieur et omniscient, qui regarde à la fois en arrière et en avant et s’est débarrassé de la condition du temps, est une de ces conceptions qui ont à la fois quelque chose de parfaitement plausible et une sorte de monstruosité colossale et absurde. Si l’on me pardonne une allusion personnelle à ce sujet, il y a un parallélisme singulier entre l’homme ultime du philosophe « stalactitique » de M. Tarde et un certain Grand Lunaire dont je parlai un jour dans un livre intitulé The First Men in the Moon, et je me souviens avoir rencontré la même idée dans un livre de Merejkowski dont je suis maintenant incapable de retrouver le titre… Mais je n’écrirai pas plus longtemps sur cette conception curieuse et attirante, qui a des bases si solides. Ma tâche consiste surtout, je crois, à conduire le lecteur au-delà de la légèreté et de l’aspect joyeux des premières parties du livre, et cela (car c’est une manière de traiter la catastrophe actuelle qui, au premier abord, est plutôt désappointante, mais que l’examen critique justifie, que ces caves, ces galeries, ces tunnels obscurs mais bien intéressants et bien curieux, où se cache et où se joue la pensée réelle de M. Tarde) pour ceux qui ont le souci de le continuer, de le saisir et de le comprendre.
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(1) Le Fragment d’histoire future ou L’Homme souterrain a été traduit en anglais par Cloudesley Brereton, London, Duckworth et Co., 1905.
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(H. G. Wells, traduction de Paul Guerrier, in Archives d’anthropologie criminelle, de criminologie et de psychologie morale et pathologique, tome XXI, n° 148, 1906)