Philosophie

 

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DE LA PRÉHISTOIRE À LA POSTHISTOIRE

 
 

Le seul culte, souvent fécond, des antithèses suffirait à justifier une commune étude du livre précis de M. Cosentini (1), et du livre poétique, quoique aussi précis, de Gabriel Tarde (2) ; mais, à rapprocher la Sociologie génétique du Fragment d’histoire future, nous trouverons encore cet avantage de témoigner, d’après les conclusions très nettes de la plus récente sociologie, que les rêves généreux du grand philosophe mort récemment n’ont vraiment rien de trop chimérique.

La meilleure méthodologie sociologique étant, d’après M. Cosentini, l’analyse critique des faits avec le contrôle des autres sciences positives, ce professeur de l’Université de Bruxelles nous offre une vue d’ensemble de tout ce que la science sociale a pu établir jusqu’ici à l’égard de l’Humanité primitive, et, si ce livre ne peut être succinctement discuté, – car il est surtout une enquête énumérative, – c’est signaler son importance que d’y noter l’étude des origines des sociétés animales, des Sauvages modernes, du Polygénisme et de la Société (patriarcat et matriarcat), de la Propriété et des Idées primitives. Mais, principalement, nous en voulons retenir cette conclusion : une morale naît avec le phénomène de la vie sociale, une morale évoluant de pair avec la sociabilité et réduite au rôle de régulatrice des rapports de conscience entre les hommes. De cette décision essentielle de la science actuelle, on peut voir, en effet, un développement magnifique et profond dans l’œuvre posthume de Gabriel Tarde.
 

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Beaucoup s’étonneront de ce que l’auteur de très sévères ouvrages ait pu concevoir la fantaisie de prédire, à des siècles de distance, les fins de l’Humanité. Mais à lire le Fragment d’histoire future, on s’aperçoit que Tarde s’y trouve tout entier : c’est bien sa rigueur de déduction scientifique, sa vaste imagination philosophique, cet amour du beau qui lui fit écrire la conclusion des Lois de l’Imitation, et cette générosité de cœur par quoi il répudiait énergiquement la guerre à la fin de l’Opposition universelle dans les plus fortes pages écrites sur ce douloureux sujet, plus que jamais, hélas ! d’actualité ; même dans certains passages de son essai posthume, nous revoyons jusqu’au causeur si courtoisement et si finement épris de la société féminine, celui qui aurait apparu si bien dans les salons de Mmes du Chatelet ou Jeoffrin, selon le si vivant et si noble portrait qu’en a tracé M. Henri Mazel. (3)
 

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Dans le Fragment d’histoire future, Tarde devenu historien du VIe siècle d’une ère commencée au XXVIe siècle de la nôtre, expose l’évolution précédente du monde terrien. Deux mille ans après J.-C, une guerre effroyable et générale assura la paix finale des Hommes ; et, loin de susciter la torpeur de l’épicuréisme, elle procura le calme de la force accrue. La Beauté humaine s’étendit et se perfectionna par les progrès de la médecine, et par une habile sélection des conseils de révision qui envoyaient aux emplois désormais considérés comme inférieurs de l’armée, les conscrits difformes et laids. Source de richesse intellectuelle, le grec fut le langage unique ; la primordiale question sociale étant résolue grâce à l’encombrement des richesses, procurées par le développement du machinisme, on s’était dégoûté bientôt de la passion politique, par le fait surtout d’un philosophe devenu monarque qui eut l’habileté d’avilir le pouvoir, en le rendant médiocre et terne. Mais en ce moment où l’Humanité se perfectionnait de plus en plus, se produisit la catastrophe qui renouvela le mode de la vie humaine.
 
 

 

Vers 2489, on perçut dans l’espace de quelques mois un notable refroidissement du soleil ; sous l’envahissement des glaces, presque tous les points du globe devinrent rapidement inhabitables, et même les derniers humains, les habitants de la gigantesque capitale du monde, Babylone, quoique émigrés sous l’équateur, se sentirent bientôt menacés ; alors, leur assemblée décida de se réfugier dans le centre de la Terre, qui, contemporaine et non fille du soleil, a son énergie propre et une constante chaleur, source de bonheur. Il ne se peut pas, en effet, que l’Amour, la Vie, la Pensée, soient le privilège exclusif d’une minorité de systèmes solaires encore éclairés et chauds, et on ne doit pas refuser à l’immense majorité des étoiles ténébreuses toute manifestation vivante et animée. Aussi, dans des grottes, ornées de tout ce que les civilisations passées ont créé de plus raffiné, de plus noble et de plus beau dans la Science et l’Art, la vie sociale a pu se réaliser là, plus pure et la plus intense, grâce à la simplification extrême des besoins proprement dits. L’établissement du communisme apparut comme le meilleur et le seul régime possible ; il fut simple de réduire à presque rien les heures de travail, car la nécessité de manger est très facilement satisfaite par les ressources de la chimie ; le vêtement fut tout à fait abandonné dans cette température uniformément douce qui favorise le sentiment du beau. Quant au mobilier, il fut sans difficulté collectif. Aussi, la part du nécessaire devenue à peu près nulle, la part du superflu a pu s’étendre à presque tout : d’où minimum de travail utilitaire et maximum de travail esthétique ; les besoins étant plutôt de production que de consommation, toutes 
haines sont anéanties, car elles naissaient d’un système social où l’industriel travaillait non pour lui et ses semblables, mais pour 
un monde différent.

Quant à l’Amour, il a une importance prépondérante, et les formes étranges qu’il revêt comme les hauteurs où il s’élève sont peut-être le caractère le plus significatif de cette civilisation. Tous les grands mouvements du cœur se sont concentrés en lui dont ils étaient autrefois détournés par des passions inférieures : le luxe, l’ambition politique, le patriotisme, la famille que remplace avantageusement l’école (car aux parents de jadis, obligatoires et point toujours gratuits, se substituent les amis, parents facultatifs et désintéressés). Ainsi l’Amour a fondé l’austère et pure morale qui se confond avec l’Art. L’Amour est tel que l’air vital : il faut le respirer constamment et non point s’en nourrir comme d’un aliment qui rassasie ; le sage est à la femme ce que l’asymptote est à la courbe : les hommes s’enivrent du spectacle de la beauté féminine et l’union des amants n’est permise que lorsqu’ils ont produit des chefs-d’œuvre ; le droit d’engendrer est la récompense du génie qui s’est d’ailleurs extraordinairement multiplié ; et ce surcroît de production intellectuelle a perfectionné toutes choses ; l’Art est devenu l’harmonisation incessante de la Vie. Les sciences, soit ordonnance des travaux gigantesques du passé, soit étude mathématique des phénomènes (tous les savants sont des Le Verrier découvrant des planètes, sans les avoir jamais vues), et surtout la chimie et la psychologie ont fait des progrès inouïs.

Il est permis de croire que le surhumain a surgi, rêvé par les philosophes du XXe siècle, et que, toutes les races d’animaux antérieurs devenues inutiles s’étant anéanties, la vie terrienne a produit sa plus haute expression dans cette ascension vers le Mieux qui est la loi de l’être. Quant à la philosophie, elle est le culte du Mystère de la vie, que l’homme n’essaie plus de rétrécir dans les dogmes, et la mort, retardée normalement jusqu’à l’extrême vieillesse, n’a plus rien de cruel et d’affreux, pour le mourant et pour ceux qui l’entourent, mais apparaît au contraire comme une libération naturelle qui, donnant au moi l’ivresse de se perdre dans l’Infini, lui rend en profondeur plus que l’équivalent de l’empire intérieur qu’il a perdu.
 

E il naufrago e dolce in questo mare. (4)

 

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Comme est réconfortant ce grand rêve scientifique de lumière, d’esprit et d’amour, à cette heure où des milliers d’hommes tombent journellement sous un ciel cuivré, dans des plaines de boue ! Si mal que nous en ayons dégagé les lignes essentielles pour le condenser en rapides formules, ce tableau de vie suave et belle semblera sans doute digne du noble cœur et de la forte intelligence où il s’est élaboré, et vraiment nos désirs d’idéal n’ont point à nourrir de plus haut espoir. Pour ceux qui souriraient d’une « utopie » signalons que la chimère de Gabriel Tarde est très savamment argumentée et qu’elle n’a logiquement rien d’improbable (par exemple, les pages sur la révolution cosmique ou sur l’installation au centre de la Terre) ; et tandis qu’on loue, non sans justice d’ailleurs, les Anglo-saxons Wells et Kipling, il n’est point sans intérêt de témoigner en faveur d’un rival, qui unit un peu l’ironie de « Candide » avec quelque sensibilité du « Télémaque » ou la noblesse de Vauvenargues, de ce Savant, à la fois Philosophe et Poète.
 
 

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(1) La Sociologie génétique, 1 vol. in-8. Alcan éd., 1905. 3 fr. 75.

 

(2) Fragment d’Histoire future, gr. in-12. Storck. éd., 1905.
 

(3) M. Henri Mazel, Gabriel Tarde. Mercure de France, juillet 1904.
 

(4) Leopardi : L’Infinito.
 

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(Pierre Fons, in La Chronique, revue générale du mouvement contemporain en France et à l’étranger, sixième année, n° 1, février 1905)