Quelques mois avant d’entreprendre son premier voyage en France, le milliardaire John T. Hallam, désireux de s’assurer une réception éclatante, résolut de se faire précéder par un don magnifique.

Il manda un matin son secrétaire Percy Stradford :

« Je veux, lui dit-il, envoyer un cadeau au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Je ne regarde pas à la dépense. Allez m’acheter un fossile, mort ou vivant. »

Ancien tueur de bœufs devenu roi des salaisons, Hallam ne possédait, on le voit, que des données assez vagues sur la paléontologie ; mais, comme il était riche, il se croyait infaillible et n’admettait point que l’on discutât ses ordres. Stradford se garda de lui adresser la moindre objection.

Il visita d’abord les marchands d’antiquités : on lui offrit des bureaux Empire, des horloges Louis XVI, des bahuts Renaissance, voire des crocodiles empaillés qu’on lui affirma contemporains des Pharaons ; il ne trouva point de fossiles, les monstres antédiluviens n’étant pas classés parmi les objets d’ameublement.

À tout hasard, il parcourut les magasins de nouveautés : on n’y tenait pas l’article.

Cependant, John T. Hallam s’impatientait ; tout en l’amusant avec des promesses, Stradford se rongeait d’inquiétude, parce qu’il sentait sa situation menacée.

Ce fut alors qu’il rencontra Archibald Clark ; en d’autres circonstances, il l’eût évité ; cet ancien camarade d’école, s’étant sans succès essayé dans tous les métiers, ne l’abordait jamais que la main tendue, mais il avait besoin d’un confident.

« Eh bien ! vieux garçon, s’écria Clark, quand Stradford lui eut avoué son ennui, vous pouvez dire que vous en avez une chance de me rencontrer !

– Vous connaissez un fossile ? fit Stradford précipitamment.

– Je n’en ai pas dans mes relations immédiates ; mais je me charge de vous en procurer un, si vous y mettez le prix.

– Vos conditions seront les nôtres.

– Il me faut dix mille dollars, dont cent payables de suite.

– Et quand aurons-nous l’objet ?

– Dans un mois au plus tard, » répondit Clark.

Stradford lui versa la somme. À peine venait-il de se séparer de lui, que Clark regretta de s’être engagé imprudemment.

Sans doute, il avait empoché une avance, qui, d’ores et déjà, constituait un bénéfice net ; mais, en cas d’échec, il s’aliénait à jamais un homme qui l’avait plusieurs fois tiré de situations critiques ; or, où pourrait-il dénicher un fossile ?

Il médita profondément, puis sourit ; il tenait le moyen de sortir d’embarras.

« Ma chère Winnie, dit-il à sa femme en rentrant, je vous apporte la fortune. »

Et il jeta sur la table de la salle à manger deux côtelettes.

Winnie le considéra interloquée ; elle le crut irrémédiablement fou quand il lui déclara : « Dorénavant, on nous en livrera vingt par jour et aussi cinq gigots ! »

Quatre semaines plus tard, il annonçait à Stradford :

« J’ai réussi. »

Stradford l’introduisit chez son patron.

« Montrez-moi votre fossile, lui ordonna Hallam.

– Je ne l’ai pas sur moi, répondit Clark ; il se trouve dans un terrain que je possède au Connecticut.

– Il est grand ?

—Vingt pieds. C’est une belle bête. »

Le lendemain, à la prière d’Hallam, le savant professeur Quickwell, titulaire de la chaire de paléontologie à l’Université de Columbia, partait au Connecticut, accompagné de Clark ; au nord-ouest de cet État, dans une forêt, un squelette venait d’être exhumé, celui d’un spécimen de la faune préhistorique. Clark toucha ses dix mille dollars.

Le fossile était d’une espèce inconnue jusqu’à ce jour ; le savant l’identifia en s’inspirant de la méthode innovée par Cuvier et il exposa dans une grande revue scientifique le résultat de ses recherches : l’animal antédiluvien qui venait d’être découvert avait été à la fois, selon lui, oiseau et reptile ; il fallait, par conséquent, le baptiser du nom d’« ornithosaure » ; autant qu’on en pouvait conjecturer, il était de forme allongée ; des os très robustes et des os très frêles composaient alternativement sa carcasse, ce qui lui permettait de ramper et de voler tour à tour ; il possédait deux pattes qui, en cas de besoin, se transformaient en nageoires ; on pouvait présumer que des ailes les recouvraient, le reste du corps étant protégé par des écailles. Des faibles éléments dont il disposait, le professeur tirait ensuite les hypothèses les plus ingénieuses sur la caractère et les habitudes de l’ « ornithosaure » : c’était, à son avis, un monstre redoutable, en dépit de son volume relativement peu important ; tapi dans des anfractuosités de rochers, il devait fondre sur ses victimes et les étouffer dans les replis de ses vertèbres ; mais, en raison de l’exiguïté de son appareil buccal, il ne pouvait les dévorer et il se bornait à leur sucer le sang. Il avait dû succomber dans sa lutte contre les autres fauves dont était peuplée la terre à cette époque lointaine, et disparaître depuis plus longtemps qu’eux. Voilà pourquoi on avait tardé découvrir son existence.

L’article du professeur Quickwell fut reproduit dans les journaux du monde entier  ; ils annoncèrent en même temps qu’acheté par le milliardaire John T. Hallam, l’ « ornithosaure » était offert par lui au Muséum d’histoire naturelle de Paris.

L’installation du fossile eut lieu en grande pompe ; à l’issue de la cérémonie, le ministre de l’Instruction publique décora John T. Hallam. De retour à son hôtel, le milliardaire dut se montrer sur le balcon aux étudiants qui étaient venus l’acclamer.

Fatigué par les ovations, il allait goûter quelque repos, quand on lui dit qu’Archibald Clark insistait pour être reçu.

« Que venez-vous faire à Paris ? lui demanda-t-il, surpris par cette visite inattendue.

– Vous avouer que je vous ai mystifié, répondit humblement Clark. L’ « ornithosaure » n’existe pas. Je l’ai fabriqué pièce à pièce avec des os de côtelettes et de gigots, auxquels j’ai su, grâce à une préparation chimique, donner un air décent de vétusté. Excusez-moi de ne pas vous fournir à ce sujet de plus amples détails : je les réserve pour l’article où je me propose de confesser publiquement ma supercherie. Je regrette de vous mettre en posture un peu ridicule, M. Quickwell et vous. Mais je ne puis garder sur la conscience un secret qui m’étouffe. J’ai des remords. »

John T. Hallam prit son carnet de chèques.

« C’est combien pour les apaiser ?

– Dix mille dollars, répondit Clark placidement.

– Vous êtes une canaille, lui dit Hallam en signant.

– Je m’en doutais, répliqua l’autre. Mais il eût été plus charitable de ne pas me le faire remarquer. »

Il sortit, mais il revint la semaine d’après et les suivantes, harcelé de nouveaux remords, quand il avait dépensé tout son argent. Paris l’entraînait à des frais insoupçonnés et il se tirait trop aisément, grâce à Hallam, des difficultés de l’existence pour ne point se presser d’y retomber.

Dès lors, au milieu des honneurs dont on l’accablait, John T. Hallam vécut dans l’angoisse perpétuelle du scandale qui éclaterait au cas où il refuserait de se laisser rançonner par Clark.

Heureusement pour lui, si ses connaissances en paléontologie étaient confuses, il gardait, en affaires, toute sa lucidité.

« Mon cher, dit-il un jour à Clark, qui se présentait une fois de plus en quémandeur menaçant, voulez-vous me permettre de vous adresser une proposition ? Puisque vous avez fabriqué un « ornithosaure, » en fabriqueriez-vous d’autres ?

– Sans doute, répliqua Clark, un peu étonné.

– Alors, continua Hallam, regagnez avec moi l’Amérique ; vous êtes désormais mon associé et, tous deux, nous créons une industrie… »

L’usine de produits antédiluviens que Clark dirige à Indianopolis, pour le compte de John T. Hallam, est maintenant en pleine activité : on y reconstitue, en série, les échantillons les plus variés de la faune et de la flore préhistoriques.

Archibald Clark est devenu millionnaire et John T. Hallam espère tripler son capital primitif en réalisant sous peu le trust des fossiles.
 
 

 

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(Gabriel Timmory, « Nos Contes, » in Le Petit Journal, n° 21520, samedi 17 décembre 1921)