À Trok-Massaï, dans la province de Zanzibar, région voisine de la fameuse Atlantide que fit disparaître un immense cataclysme, on retrouve encore de vastes souterrains dont beaucoup restent inexplorés.
Des villes furent alors englouties par une tourmente phénoménale, un tremblement formidable, laissant çà et là des cavités insondables où certains animaux ont pu s’adapter au milieu nouveau dans lequel ils ont été plongés.
Un explorateur, Calderousse, avait dit à un touriste américain, John Tacron, dont il avait fait la rencontre dans un hôtel :
« Je crois être sur la piste du fameux animal que certains indigènes déclarent avoir vu parfois le soir, à la tombée de la nuit. Il s’agit, vous le savez, de ce monstre, sorte de serpent monté sur pattes, long de plusieurs mètres, et qui répand la frayeur dans toute la contrée. On lui prête les plus terribles méfaits et je crois bien que, là, l’imagination populaire brode et enfle à plaisir le péril. Néanmoins, j’ai acquis la certitude que dans le gouffre de l’Elgon, d’énormes monstres se sont adaptés à l’obscurité, à l’air comprimé qu’on respire dans ces profondeurs, aux courants qu’y laissent pénétrer ces crevasses, dont on n’a pu sonder le fond, et qu’on prend pour des volcans éteints, mais qui ne sont en vérité que les soupapes et les ventilateurs du monde intérieur.
– Aô ! ce était vraiment intéressant votre conférence, master Calderousse, interrompit l’Américain, et si vô voulez moi inviter pour cette magnifique chasse, je accepte tout de suite !
– C’est entendu, monsieur Tacron, je suis votre homme ! »
Le lendemain matin, l’explorateur, l’Américain et quelques indigènes se trouvaient à l’entrée du gouffre de l’Elgon.
La troupe s’était munie d’échelles de corde, de piquets, de phares à acétylène et de cordages solides. Tout le monde était prêt à agir.
On descendit d’abord pendant plus d’un quart d’heure, tantôt à l’aide des échelles, tantôt, quand les pentes étaient douces, en se laissant glisser simplement. On jalonnait, à l’aide de piquets, le chemin pour le retour.
L’explorateur et l’Américain passèrent ainsi successivement dans plusieurs grottes, humides, où l’air raréfié était, au surplus, chargé de pestilence. Un goût de soufre leur imprégnait la gorge.
Calderousse, qui connaissait déjà le chemin, se laissa glisser sur une pente très marquée qu’on voyait aboutir sur une petite terrasse surplombant elle-même un autre gouffre encore plus noir.
Le phare jetait une lueur qui allait en pâlissant, tant l’oxygène de l’air devenait rare. La petite troupe allait avec tant de lenteur, qu’on n’entendait aucun bruit.
Mais laissons notre explorateur raconter lui-même la scène dramatique qui va suivre :
« Tout à coup, je fis signe à Tacron de venir près de moi. Je ne pus retenir un cri d’horreur ! Sur la déclivité, une masse noire gisait, énorme, formant comme une tache noire sur le fond sombre du sol, et cela se découpait en une forme nette qui tenait à la fois du lézard – un lézard gigantesque de plus de six mètres de long – et du serpent, par un cou long qui s’aplatissait, immobile.
Je puis affirmer qu’un frisson nous secoua tous ; c’était, il n’y avait pas à en douter, un spécimen de ces animaux antédiluviens qu’on voit reconstitués dans nos muséums d’histoire naturelle.
Un monstre, dans toute l’horreur de l’expression, et d’apparence si effrayante que nous étions glacés d’effroi et incapables de faire un mouvement.
Mais je revins promptement à moi.
« Je veux tenter de m’en emparer ! » dis-je.
Tacron eut un haussement d’épaules.
« Je vous en défie !
– Avez-vous peur ?
– Moi ?
– Alors, aidez-moi et, dussé-je y laisser ma vie, je tenterai l’impossible. »
Je communiquai mon projet à la petite troupe, qui acquiesça immédiatement.
« Du reste, dis-je, je me réserve le pire danger. »
Je me munis de mes cordes les plus solides. Puis j’amenai le phare au bord de la pente. Ceci fait, je fis un nœud coulant et me mis à ramper vers l’animal.
Il ne bougeait pas. Je donnai ordre de presser le levier à acétylène et la lumière du phare jaillit plus vive. J’eus malgré moi un mouvement de recul : l’animal me semblait encore plus hideux, étant recouvert d’une sorte de cuir mat et sale. Ni le cou de serpent, ni la tête que je voyais distinctement ne bougeaient. C’était l’animal que nous classons dans nos catalogues paléontologiques sous le nom de « scelidotherium, » de « diplodocus, » et encore de « néomylodon. » [sic]
Justement, son cou, quoique allongé, formait à sa partie antérieure une sorte de courbe, juste au-dessous de la tête. Il faut connaître toute la passion du savant pour admettre ma véracité quand j’affirme que je n’avais pas peur. En vérité, je ne songeais même pas au danger : je l’ignorais. Je passai lentement dans la courbure dont j’ai parlé le nœud coulant que j’assujettis solidement ; au moindre effort, il se serrerait.
Puis, je remontai précipitamment. Tous m’avaient compris. Nous nous saisîmes du cordage, puis, sur un signal, nous tirâmes en haut.
Nous voulions à la fois étrangler l’animal et le hisser. Mais, à ce moment, il poussa un grondement sourd, sinistre, comme un souffle à travers une conque de bronze… et, dressant le cou, s’arc-boutant sur ses pieds courts et monstrueux, il recula. Nous nous penchions en arrière, tirant de toutes nos forces. Nous espérions encore que la constriction du cou atténuerait rapidement sa résistance. À la lueur du phare, nous voyions maintenant distinctement sa tête dans laquelle n’existait pas trace d’yeux ; en une seconde, je compris cette adaptation aux ténèbres par l’atrophie des organes inutiles.
Mais l’animal n’était ni effrayé ni étourdi… Il reculait toujours… et, en dépit de nos efforts, nous nous sentions attirés… Nous avions dépassé la crête de la pente, et nous glissions… nous glissions… mais tel était notre entêtement que nous ne voulions pas lâcher prise.
Nous descendions maintenant avec une rapidité vertigineuse et, tout à coup, dans un pli de terrain, nous vîmes à quelques mètres de nous une étendue noire et clapotante, peuplée d’êtres fantastiques qui s’ébrouaient en soufflant et en bondissant.
Encore une seconde et nous étions précipités dans le gouffre.
« Lâchez tout ! » hurlai-je.
Et, tombant en arrière, à demi brisés, nous cramponnant au sol de nos ongles, nous vîmes l’animal se précipiter dans l’abîme noir où son corps disparut tout entier.
Étourdis, nous restâmes un moment immobiles, mais tout à coup Tacron se leva, criant à son tour :
« Alerte ! nous allons être poursuivis ! »
Je ne sais alors quelles idées horribles traversèrent mon cerveau. Je me vis la proie de ces monstres innombrables ; je crus sentir sur moi leurs étreintes visqueuses et ignobles… je courus au hasard. Nous ne retrouvions pas notre chemin pour regagner les échelles.
Tacron avait saisi le phare dans ses bras et s’efforçait de nous indiquer la route… mais en vain. Nous nous trouvâmes devant une entaille de roc où il y avait place à peine pour un homme ; je m’y élançai… et les autres derrière moi. Il y avait là ce vague instinct que ces êtres étaient trop énormes pour s’y engager. Et pourtant, ils nous poursuivaient, ce n’était plus douteux. Nous entendions le glissement de leurs corps froids et mouillés. Nous courions dans l’étroit défilé, sans savoir où nous allions, convaincus que c’était la mort, que nous allions être précipités dans quelque gouffre !
Soudain, le défilé s’écarta brusquement : était-ce le salut ? Au contraire, nous débouchions dans une petite grotte, sans issue, une sorte de poche de pierre d’où toute évasion était impossible. Nous nous retournâmes, le cou tendu, écoutant… Dans le défilé, des grondements retentissaient… les monstres se glissaient et un jet de lumière nous montra leurs formes énormes qui s’aplatissaient en hauteur.
Ces corps n’avaient aucune solidité ; c’était comme une masse de caoutchouc gonflée qui prenait toutes les formes… Et nous vîmes un cou monstrueux qui sortait, se balançant vers nous… Nous étions perdus… et de quelle mort épouvantable allions-nous périr ! Tout à coup, je m’écriai :
« Êtes-vous prêts à tout pour échapper à ces monstres, même à risquer une autre mort, presque sûre ?
– Oui, oui ! » crièrent-ils tous.
Alors, je fouillai dans ma poitrine et je saisis une cartouche de dynamite dont je m’étais muni à tout hasard, en cas d’explosion nécessaire. Je courus vers l’entrée du défilé et, de toute ma force, je lançai la cartouche dans l’ouverture. Il y eut un éclatement formidable ; je me sentis projeté en l’air… puis je ne sais plus rien… jusqu’au moment où je me retrouvai étendu sur le sol, ayant auprès de moi l’Américain ; un seul de nos aides avait été tué ; deux autres avaient reçu des blessures peu graves.
Comment étions-nous encore vivants ? Ce sont là les mystères du hasard. La dynamite avait provoqué une sorte de cataclysme : la salle où nous nous trouvions avait été soulevée par l’explosion, tandis que le défilé se refermait, non seulement écrasant les monstres, mais encore fermant la voie à ceux qui suivaient.
Quant à nous, emportés sur le bloc qui nous supportait, nous étions dans une salle spacieuse sur laquelle s’ouvrait une sorte de porche.
Et, hasard encore plus merveilleux, le phare n’était point brisé. Nous avions été soulevés, mais non projetés. Nous retrouvâmes notre chemin et nous nous hâtâmes de regagner l’entrée de la caverne. »
Mais Calderousse avait éprouvé une telle frayeur qu’en l’espace de quelques heures ses cheveux étaient devenus tout blancs !
Jamais il ne retourna au gouffre de l’Elgon.
_____
(Max Luirais [pseudonyme de Marius Alix], « Aux prises avec les bêtes féroces, » in L’Intrépide, aventures, sports, voyages, quinzième année, n° 712, dimanche 13 avril 1924)