Découvertes dans le sol rémois. — Les monstres de la nuit des temps. — Les siècles où l’humanité n’existait pas. — Aspect de la terre en ces âges éloignés. — Où étaient Reims, Paris et toute la région. — Nos cours d’eau autrefois. — Monstres affreux, énormes. — Une éternité visible. — La succession des êtres. — Le livre de la nature. — Grande Bible. — La lente progression de la vie. — Ce que l’on en conclut. — La création est-elle finie ? — L’homme futur.

 
 

J’éprouve le plus vif plaisir à écouter un de nos distingués compatriotes, M. le Dr V. Lemoine, chaque fois qu’il prend la parole sur ces grandes questions des anciens jours de la terre, en particulier sur les mammifères fossiles des environs de Reims. Au dernier Congrès des Sociétés savantes de Paris et des départements, il nous a décrit l’appareil dentaire de ces bêtes étranges : c’est chose extrêmement curieuse.

À cette époque reculée, les incisives étaient généralement longues, proclives, parfois très compliquées ; c’étaient avant tout des instruments de préhension, comme chez la plupart des reptiles. Les canines, réduites excessivement dans le plus grand nombre des cas, se confondaient avec la série des prémolaires. Quant aux molaires, elles peuvent se grouper en trois sections. La première section, qui a des rapports manifestes avec la faune mammalogique secondaire, est remarquable par la simplicité des denticules dentaires. La deuxième section peut se caractériser par la dépression de la dent qui alors était adaptée à un régime plus carnassier, plus insectivore ou plus frugivore, suivant le développement et la forme des saillies dentaires accompagnant cette cupule. La troisième section rentre dans le type normal des dents à plusieurs paires de denticules et relie les mammifères en question aux types des âges suivants.

Ces animaux extraordinaires, que le savant paléontologiste a retirés du sol rémois, font reporter mon esprit vers un temps où l’humanité n’existait pas. La terre offrait alors un aspect tout différent de celui qu’elle présente actuellement. Au lieu de la vie intelligente et active qui circule à sa surface, il n’y avait que des forêts sauvages et impénétrables, des fleuves coulant silencieusement entre des rives solitaires, des montagnes sans spectateurs, des vallées sans chaumières, des soirs sans rêveries, des nuits étoilées sans contemplateurs. Les citoyens de la patrie terrestre étaient le lourd mastodonte écrasant sous ses pas les fleurs déjà écloses dans les clairières, le colossal mégathérium fouillant de son museau les racines des arbres, le mylodon robustus rongeant les branches inférieures des cèdres, le dinothérium giganteum plongeant ses longues défenses au fond des eaux pour en arracher les plantes féculentes ; c’étaient aussi les singes mésopithèques et dryopithèques, qui gambadaient avec agilité sur les collines de la Grèce antédiluvienne, et commençaient la famille sur les hauteurs du Parthénon.

En ces temps reculés, Reims et Paris sommeillaient dans l’inconnu de l’avenir. Une antique forêt avait étendu son manteau sombre sur la France entière, la Belgique et l’Allemagne. La Marne, la Vesle, la Seine, dix fois plus larges qu’aujourd’hui, inondaient les plaines où nos cités frémissent actuellement du tumulte de la vie ; des poissons qui n’existent plus se poursuivaient dans les ondes ; des oiseaux à jamais disparus chantaient dans les îles ; des reptiles qui sont maintenant inconnus circulaient parmi les rochers. Autres espèces animales et végétales, autre température, autres climats, autre monde.
 
 

 

Je remonte plus loin encore dans l’histoire du globe, et je rencontre une époque où Reims et la plus grande partie de la France étaient plongées au fond des eaux, où la mer s’étendait de Cherbourg à Orléans, à Lyon et à Nice, où la surface de l’Europe ne ressemblait en rien à ce qui existe aujourd’hui, où la faune et la flore différaient si étrangement de celles qui leur ont succédé que, sans doute, les habitants de Mars ou de Vénus nous ressemblent davantage. D’épouvantables ptérodactyles aux larges ailes sautaient dans le ciel, vespertillons des rêves de la Terre ; des dragons volants, des chauves-souris énormes, régnaient alors en maîtres dans les régions de l’atmosphère.

Le dimorphodon macronyx, le crassirostris et le ramphorynchus perchaient sur les arbres, s’aidaient des pieds et des mains pour grimper sur le haut des rochers, s’élançaient dans les airs en ouvrant leurs membraneux parachutes et se précipitaient dans les eaux comme des amphibies. En même temps, les sauriens à la taille gigantesque, l’ichthyosaure et le plésiosaure se combattaient au sein des flots agités, remplissant l’air de leurs hurlements féroces, monstres macrocéphales aux larges mâchoires, dont la taille mesurait environ douze mètres de longueur. On a compté jusqu’à deux mille soixante-douze dents dans la tête de quelques-uns de ces dinosauriens ! L’iguanosaure et le mégalosaure animaient la solitude des forêts, au sein desquelles des arbres gigantesques, des fougères arborescentes, des sigillaires, des cycadées et des conifères élevaient leurs cimes pyramidales. Des iguanodons atteignaient quatorze mètres de longueur : en appuyant leurs pattes sur la façade de l’Indépendant rémois, ils auraient pu déjeuner au bord du toit.

Quelles masses prodigieuses ! Quels animaux ! Quelles plantes ! Ces êtres fantastiques valent bien ceux que l’imagination humaine a enfantés, dans les centaures, les faunes, les griffons, les amadryades, les chimères, les goules, les vampires, les hydres, les dragons, les cerbères. Ils sont réels ; ils ont vécu au sein des primitives forêts ; ils ont vu les Alpes et les Pyrénées sortir lentement de la mer, s’élever au-dessus des nues et redescendre. Ils ont marché dans les avenues ombreuses de fougères et d’araucarias. Paysages grandioses des âges disparus, nul regard d’homme ne vous a contemplés, nulle oreille n’a compris vos harmonies, nulle pensée n’était éveillée devant vos magiques panoramas ! Pendant le jour, le soleil n’éclairait que les combats et les jeux de la vie animale ; pendant la nuit, la lune brillait en silence au-dessus du sommeil de la nature humaine.

Quelle histoire que celle de ce monde ! Essayer de la concevoir, c’est avoir la noble ambition de s’initier aux plus profonds mystères de la nature, c’est avoir le désir de pénétrer dans le conseil des dieux antiques qui se partageaient le gouvernement de l’univers. Comment ne pas s’intéresser à ces merveilleuses conquêtes de la science moderne qui, en fouillant les tombeaux de la terre, a vu ressusciter nos ancêtres disparus !

Les hommes qui sont venus avant nous n’avaient sous leurs yeux que l’univers actuel. Ils ne connaissaient que les êtres organisés qui vivaient de leur temps ; ils ne soupçonnaient pas qu’il ait pu jamais y avoir d’autres existences. Leur horizon déjà si vaste était renfermé dans le moment de la nature présente. L’idée ne leur venait pas qu’il y eût une éternité visible, pétrifiée derrière eux. Leurs sentiments, leurs jugements, leurs systèmes étaient jetés dans le moule du monde qu’éclaire le soleil actuel. Ou si, par hasard, ils soupçonnaient que d’autres formes eussent jamais passé sur la terre, c’étaient pour eux des êtres fantastiques auxquels ils n’attachaient qu’une réalité douteuse.

Maintenant, au milieu de la surprise générale, le monde présent, contemporain, n’est plus la seule création que nous puissions voir de nos yeux, toucher de nos mains. Un autre univers nous est révélé qui nous est donné par surcroît. Un passé incommensurable s’ouvre devant nous qui est peuplé d’habitants dont nous n’avons aucune idée ! Cette cité souterraine de ptérodactyles, de plésiosaures, de dinothériums, se partage en étages successifs qui descendent en spirales jusqu’aux entrailles du globe, et chaque étage a sa population rangée en ordre comme pour la visite d’un souverain.
 
 

 

Plus ce monde est étrange, plus il est loin de nous. Ce qu’il y a d’incroyable, c’est que ces os séparés, égarés, dispersés, charriés par les eaux, se réunissent à l’appel du jugement de la science. Ils viennent, ils se rapprochent ; ils recomposent sous nos yeux le corps qu’ils formaient autrefois. Ils semblent avoir conscience de leur valeur et nous disent dans leur silence de statues :

« Nous sommes tes aïeux ! Sans nous, homme, tu n’existerais pas. Regarde-nous et cherche en nous l’origine de ce que tu es, car c’est nous qui t’avons fait. Tes yeux avec lesquels tu sondes l’infiniment grand, l’infiniment petit, sont le perfectionnement de nos yeux ; nos pattes sont les premiers essais de tes mains si élégantes, si savantes ; ta bouche, c’est la transformation de nos museaux, de nos crocs, de nos becs. Ton cœur bat doucement, mystérieusement, et ces palpitations humaines que nous ne connaissions pas vous procurent des émotions indicibles. Regarde comment la circulation du sang a débuté. Tu admires en ton cerveau le siège de l’âme et de la pensée ; tu en apprécies à ce point l’incomparable sensibilité que c’est à peine si tu oses en approfondir la délicate structure ; car ton cerveau, c’est notre mœlle, la mœlle de nos vertèbres qui s’est épurée. Salue tes ancêtres ! »

Cet univers nouvellement révélé fait sur moi une impression profonde. Je ne puis imaginer qu’il ne produise pas à la longue des effets tout nouveaux sur l’esprit humain, qu’il n’éveille pas un grand écho dans l’ordre moral, qu’il ne soit pas le germe de sentiments inconnus, de contemplations inouïes, et, qui sait ? de philosophies nouvelles ! Qui est-ce qui alors ne préférera à d’inutiles lectures ce grand livre de la nature si intéressant par ses révélations, si captivant par ses surprises, si supérieur à toutes les fictions, à tous les contes, à tous les romans ? Qui ne préférera ces admirables annales à toutes les autres histoires ? Qui n’aimera s’initier directement à ce grand mystère de l’origine de l’homme, de la genèse de la Terre et du berceau de l’univers ?

L’homme ne possédait jusqu’ici que la science du présent ; maintenant, le passé s’y ajoute. Sa lyre s’enrichit d’une corde qui plonge dans un passé éternel. Quelles harmonies en naîtront, profondes, souterraines, qui montent jusqu’à lui de la nuit des abîmes ? Que gagneront à cette conquête d’un univers entier l’intelligence, la vie morale ? Est-ce que l’homme, appelé à regarder sous ses pieds, renoncera de plus en plus à contempler le ciel ?

Il n’est pas croyable que le changement non seulement dans la conception, mais dans la possession du monde matériel, un si immense domaine ajouté soudainement à l’empire de l’homme, une si prodigieuse richesse versée dans sa richesse, la borne de son champ d’héritage déplacée, reculée à l’infini, et, pour tout dire, le don gratuit d’une nature toute neuve, conservée dans le tombeau, n’influent en rien sur sa manière de concevoir et la vie et la mort, et le présent et l’avenir, et sa place à la tête des êtres organisés.

Le livre de la création qu’il est donné à chacun de feuilleter désormais, page par page, a beau être interrompu par des vides, il en sort une force d’ascension vers de meilleures pensées que ne peut contrebalancer l’inertie de la nature morte. Si je veux me donner des ailes, j’ouvre ce livre dans l’atlas des fossiles ; je suis des yeux cette immortelle vie qui s’enferme dans une forme pendant des myriades de siècle ; je sens en moi cette même vie, je la retrouve. Armé de cette puissance qui est la somme de vie de tous les êtres apparus sur le globe, je défie la mort ; je brave le néant.
 
 

 

Quand je vois cette lente progression, depuis le trilobite, premier témoin effaré du monde naissant, jusqu’à la race humaine, tous les degrés vivants de l’universelle vie qui, l’un sur l’autre, s’étagent admirablement, tous ces yeux ouverts, ces pupilles d’un pied de diamètre qui cherchent la lumière, toutes ces formes qui l’une sur l’autre se haussent, tous ces êtres qui rampent, nagent, marchent, courent, bondissent, volent au-devant de l’esprit, comment puis-je croire que cette ascension soit arrêtée à moi, que ce ce travail infini ne s’étende pas au-delà de l’horizon que j’embrasse ? Lorsque je refais en idée ce voyage infini, de gradins en gradins, dans le puits de l’éternité, je ne peux me contenter de ce que je suis. Moi aussi, je demande des ailes. Je conçois des séries futures et inconnues de formes et d’êtres qui s’élèvent au-dessus de moi en force et en lumière, autant que je m’élève au-dessus du premier-né des anciens océans.

L’homme passera comme ont passé les ammonites et les roseaux primaires ; d’autres vies plus complètes que sa vie, sans doute meilleures, s’épanouiront à sa place. Car la création ne s’arrêtera pas à l’homme. Un jour, probablement, au moyen d’un de ces phénomènes biologiques dont le secret ne nous sera jamais dévoilé, il arrivera ici une nouvelle faune et une nouvelle flore…

Dans le pressentiment de l’immortalité, n’y a-t-il pas quelque chose qui répond aux avertissements de la science ? Par-delà la mort et le tombeau, nous appelons un monde plus radieux, des vies plus élevées, des formes plus belles, des êtres plus achevés.

Tant de dynasties organiques qui ont passé ne nous persuadent-elles pas que l’homme est lui-même un monarque éphémère et qu’une heure viendra où il sera détrôné ?

Par qui ? Mystère !…
 
 

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(« Messor, » in L’Indépendant rémois, journal républicain quotidien, vingt-quatrième année, n° 7903, lundi 22 juin 1891. Dessin de Gustave Doré pour La Mythologie du Rhin de X.-B. Saintine, Paris : Hachette, 1862 ; gravures illustrant Les Animaux Excentriques d’Henri Coupin, Paris : Vuibert et Nony, 1903)